Chapitre 2 - Sabotage
« Que va-t-il se passer, maintenant ? demanda Miracle d'une voix pleine d'inquiétude.
- Tu vas être prise en charge par les employés de la fondation Elysion. Les détails de la procédure ne sont pas utiles à ton transfert.
- Je veux savoir.
- Très bien, concéda l'IA. À ma demande, nous t'avons injecté des substances qui ont fait repartir ton cœur à un battement très faible, suffisamment discret pour que tes signes vitaux ne soient pas détectés dans quelques minutes par le médecin mandaté par l'État pour constater ton décès. Cela suffira à empêcher la mort cérébrale. Par la suite, tu seras transportée dans un état comateux jusqu'au lieu de passage où tu reprendras peu à peu conscience. Je t'accompagnerai tout au long du processus, mais tu demeureras seule et toi seule pourras arpenter le chemin qui mène jusqu'à Elysion. Il reste des obstacles à franchir, je te conseille de reprendre des forces en attendant. »
Une âme pouvait-elle ressentir la fatigue ? À cette heure, Miracle n'en doutait plus car l'état de mort suspendue qu'elle venait de traverser la laissait éreintée. Nul doute, pourtant, que cette sensation n'avait guère de lien avec la condition de son corps, dont elle se trouvait plus que jamais détachée, flottant inerte dans un fluide qui la portait telle la plus légère des plumes dans une constante brise. Elle s'abandonna à cette circulation et se laissa flotter un long moment sur la barque de l'inconscience. Ainsi donc, les âmes peuvent dormir.
Le grondement d'une rivière la ramena à la conscience. Ou plutôt non, le rugissement d'une tempête. D'une tornade, peut-être. Des vents circulaires s'enroulaient tout autour d'elle et s'élevaient en une tour immatérielle. Au centre, dans l'œil du cyclone, une lueur rougeoyait. Un feu se réveillait. Les flammes s'étendirent et vinrent épouser les bourrasques, si bien que l'âme de Miracle encore meurtrie par son épreuve se trouva enveloppée dans un furieux maelstrom incandescent. Loin de la brûler, ce gigantesque brasier lui insuffla une douce et puissante chaleur qui, au fur et à mesure qu'elle remplissait son être, en délogeait des épines glaciales et la soulageait d'un carcan.
Au sein de son cocon de flammes rugissantes, l'âme de Miracle, lisse et ronde comme une perle grise, s'étira et bourgeonna. Elle s'épanouit et forma les germes de deux bras et deux jambes, tandis que ses yeux de jade s'allumèrent. Le corps astral s'étira jusqu'à retrouver sa forme gracieuse, longiligne et translucide, sa longue chevelure ardente et ses prunelles émeraude. Alors, Miracle prit la première respiration de sa nouvelle existence. Déjà, son corps revenait à la vie. Le vacarme du vent se muait en celui de la circulation du sang dans ses tempes. L'oxygène emplissait lentement les alvéoles de ses poumons. Son visage immatériel se fendit d'un sourire et elle baissa le regard en-dessous d'elle, vers le cœur de la tempête de flammes. Elle se laissa descendre vers le fond et tendit la main pour toucher la lumière palpitante.
« Merci de m'avoir ramenée. »
La source éblouissante demeura silencieuse.
« Je suis heureuse de continuer le chemin avec vous. » conclut la métisse astrale.
Au moment où elle se détournait pour regagner son enveloppe charnelle, une voix s'éleva.
« Prends garde et ne relâche jamais ton attention. Elle ne doit pas m'arracher à toi. »
Miracle s'immobilisa et répondit sans se retourner.
« Vous êtes la Gemme du Chaos. Tant que mon âme est liée à vous, nous ne craignons rien. Maintenant que je suis revenue de la mort, vos défenses me débarrasseront du moindre djabel qui s'attaquerait à moi. Nyx elle-même n'a pas réussi à me tuer.
- Tu as eu de la chance.
- Vous êtes mal placée pour parler de chance, vous qui me rappelez sans cesse le destin de l'humanité.
- Crois-tu ? Le destin n'est pas écrit, sans quoi tu ne servirais à rien. Tes actions pèsent dans la balance, toi seule détermines tes gestes, et les conséquences reposent sur tes seules épaules. Quand tu n'es pas parvenue à ...
- Ça suffit ! »
Miracle se tourna vers la lumière aveuglante, le poing serré et des éclairs de fureur dans les yeux.
« Vous me tourmentez depuis des années avec vos visions d'Apocalypse. Croyez-vous que j'ai vraiment le choix d'y rester indifférente ? J'ai tout tenté pour empêcher ce que vous me montrez, j'ai fait des sacrifices dont je ne me remettrai certainement jamais et suis prête à en accomplir d'autres pour vous. Que vous faut-il de plus ?
- Rien que ton engagement de ne plus faire d'erreur.
- Si j'échoue, vous tomberez avec moi, siffla Miracle entre ses dents.
- Et avec nous, bien d'autres choses encore.
- Puisque tout est clair, je vais y aller. »
Elle coupa brusquement le lien avec son espace intérieur et réintégra son enveloppe charnelle. Le retour s'avéra violent. Difficile. Douloureux. Le moindre muscle de ses membres engourdis s'apparentait à un sac de verre pilé. Ses articulations avaient rouillé et rien ne pourrait plus les dégripper. La mécanique de son corps avait subi l'équivalent de dix ans d'abandon sous la pluie et les éléments. Aucun moteur ne redémarrerait ainsi sans une longue série d'opérations de maintenance. L'impression que reçut Miracle en reprenant peu à peu conscience fut à peu près celle-ci. Ou bien comme si elle venait d'enfiler des vêtements trop longs, des chaussures trop petites et des sous-vêtements trop serrés. Elle se contenta donc d'attendre, de se laisser le temps de reprendre contact avec sa chair. De retrouver la sensation d'habiter chez elle.
Les perceptions revenaient elles aussi. Un doux balancier régulier, un peu comme le roulis d'un bateau sur une mer calme. Des taches de lumière floue perçaient parfois le noir. Les basses d'une voix, peut-être deux, méconnaissables et inintelligibles. Enfin, les oscillations se stabilisèrent et un seul halo blanc vint se placer au centre de son champ de vision. Les voix reprirent. Une conversation.
« Dépêche... pas le temps de...
- Tu te fais trop... vois pas où est... de toute façon...
- Arrête de... le boulot le plus vite... si quelqu'un nous...
- Relax, je te... pas plus facile... tuer cette nana pour de bon...
- Fais-le bordel ! ... pendant que je monte la garde...
- J'imagine déjà la récompense... vivra comme des princes, mon pote... Oh putain !
- Quoi ?
- Elle a bougé. Je te jure qu'elle a remué un doigt.
- Fais pas ta chochotte. Elle est dans le coma, les spasmes involontaires arrivent tout le temps.
- Là ! J'ai vu bouger ses yeux.
- Évidemment, pauvre tache ! Son cerveau n'est pas mort. Donc, tu vas lui injecter la seringue et ça sera fini pour elle. Ensuite, on n'aura plus qu'à lui ouvrir la poitrine et arracher la pierre dans son cœur. C'est dans tes cordes, ou bien est-ce que j'aurais dû recommander mon petit cousin pour le faire à ta place ?
- Ça va, te fous pas de ma gueule. Je vais gérer, tu verras comme la maîtresse nous baisera la main quand on reviendra avec son trésor.
- J'y compterais pas trop si j'étais toi. Bon alors, tu te grouilles ? Ça va commencer à paraître suspect si on reste trop longtemps. On est juste censés la déposer et s'en aller.
- Ok, je vais le faire. Me déconcentre pas. »
Une fine piqûre juste sous la clavicule. Créer un minuscule portail un millimètre sous la peau, le faire ressortir au bout de son gros orteil droit. Le liquide s'écoula sans bruit le long de sa voûte plantaire. Le sbire ne remarqua pas que son empoisonnement avait échoué.
« Ça y est. Le produit fait effet en combien de temps ?
- Une petite minute. Installe tes outils, le temps qu'elle clapse pour de bon. Ensuite, tu procèdes comme pour tes autopsies à deux balles, incision en Y et scie sternale.
- Je sais ce que j'ai à faire.
- Excuse-moi de vérifier, après tout tu t'es fait virer de ton internat.
- Pas parce que j'étais nul.
- Non, parce que t'étais défoncé en plein service. Mais ça t'empêchait pas d'être nul. T'aurais fait un médecin de merde, Phil.
- Ta gueule, Pol. Bon, je pense qu'elle respire plus. »
Le souffle d'un visage qui se penchait sur elle. Près de sa main gauche, un plateau en métal. Dessus, ses doigts reconnurent la poignée d'un scalpel. Du bout de l'index, elle infusa du fluide dans l'instrument. Quand il décela un mouvement contre son ventre, il se redressa brusquement et articula un « Oh putain elle... ». Mais il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. la pointe du scalpel perça sa blouse, suffisamment pour que la lame enduite d'énergie touche sa peau.
Miracle se releva péniblement tandis que l'assassin reculait de deux pas titubants, la main sur l'égratignure à son flanc. Il tenta de prononcer une phrase mais les mots se noyèrent en un borborygme écœurant, de la fumée s'échappa de ses oreilles et son nez et une bile noire coula de sa bouche alors que son corps tout entier se dissolvait de l'intérieur.
« Djabel humain, cracha sa victime devenue bourreau. Nyx n'a même plus la décence d'essayer de me tuer elle-même ? »
Sa tête tournait comme un manège en pleine Foire du Trône mais elle se fit violence et sauta, ou plutôt se laissa tomber, de la table d'examen. Ce fut une erreur. Ses jambes ne la portèrent pas et elle s'affala au sol, où elle fut rejointe une seconde plus tard par le cadavre fumant de Phil. Le sang vicié du djabel se répandait en une flaque nauséabonde jusqu'au visage et aux cheveux de Miracle. Elle fut presque reconnaissante lorsqu'une poigne d'acier la souleva du sol pour venir violemment la plaquer contre le mur de roche irrégulière. Pol la maintenait d'une seule main par le repli de son vêtement mortuaire.
« Qu'est-ce qu'elle vous a offert en échange de ma mort ? ironisa la jeune femme.
- Tout ce que je souhaite, rétorqua Pol avec un rictus de victoire.
- Elle vous a menti. Mais vous êtes trop stupide pour vous en rendre compte. Ou trop aveuglé par l'envie de la tenir entre vos mains. C'est bien ça que vous voulez, plutôt qu'une hypothétique récompense ? La pierre ?
- Elle sera bientôt à moi. Rien qu'à moi ! Dès que tu seras morte.
- Bonne chance pour ça. »
Elle fit mine de tendre les mains vers lui mais son mouvement s'avéra lent et prévisible. Il perçut son intention, bloqua sans peine son geste et prit bien soin de ne pas se laisser toucher. Puis il la jeta au sol sans ménagement. La violence de l'impact fit craquer une côte et arracha un cri de douleur à Miracle.
« On dirait que tu m'as pris pour un débutant, tonna-t-il de fierté mêlée de colère. Je ne suis pas comme ce crétin de Phil. Tu ne m'auras pas aussi facilement. »
Il tournait autour d'elle comme un lion prêt à être lâché dans une arène pleine d'enfants. Un sourire sadique illuminait son visage. Il alla vers le plateau chirurgical et y saisit le plus gros couteau de l'attirail, puis il se plaça à genoux entre les jambes de Miracle, juste hors de portée de ses bras. De toute façon, la métisse aurait été incapable d'esquisser le moindre geste, après le traitement qu'il venait de lui faire subir. Fort heureusement, sa vue était revenue et elle distinguait clairement l'espace et les distances. Elle n'aurait pas droit à l'erreur. Il faudrait agir au moment précis où il lancerait son attaque. Trop tôt et il éviterait le piège. Trop tard et...
Il abaissa son arme comme un poignard vers le ventre de la métisse, avec une vitesse et une force décuplées par sa folie, la fièvre qui habitait chaque djabel. C'était là leur plus grande faiblesse, elle les rendait prévisibles. Et aveugles, aussi.
Ouvrir un portail quelques centimètres au-dessus de l'endroit où le coup devrait la transpercer, localiser le point de sortie dix centimètres plus loin, dirigé vers le haut.
Pol abattit son coup vers le bas et eut un hoquet d'incompréhension quand son propre bras armé surgit vers lui et que l'arme, emportée par son élan, lui perça l'abdomen jusqu'à la garde. C'est alors que Miracle rompit le portail et sectionna net le membre.
Le djabel poussa un hurlement de douleur en tenant de son bras valide son coude amputé. Il s'écroula sur le côté et se tordit d'agonie. Miracle saisit sur sa poitrine le bras coupé et lui arracha le scalpel. En une demi-seconde, elle y infusa un peu de l'énergie du Joyau et, d'un mouvement vif et sans détour, taillada au hasard au travers l'uniforme de Phil.
« Tu voulais goûter au Joyau du Chaos, tu vas être servi. » lâcha-t-elle d'un ton impitoyable en rencontrant le regard terrifié du djabel.
Les convulsions de son assaillant reprirent de plus belle. Il battait le sol dans son agonie bestiale et projetait de toute part des giclées de sang noir et brûlant, comme la moindre des cellules de son corps éclatait et se changeait en une bouillie brûlante et infâme. Sa liquéfaction inhumaine dura plusieurs dizaines de secondes insoutenables durant lesquelles Miracle s'évertua à s'éloigner autant que possible et à se redresser en position assise contre le mur, pour se mettre à l'abri des mouvements incontrôlés et désarticulés de la créature qui n'en finissait plus de se vider de sa substance.
Quand enfin ce fut fini, la jeune femme soupira et enfouit sa tête dans ses bras. Soudain, elle éclata en larmes.
« Mais quelle conne je fais ! pleura-t-elle de rage et de dépit. Elle sait ! Elle sait et elle va recommencer, partout où j'irai. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro