Chapitre 28 - À couteaux tirés
Une armée de grognements sur les talons, les trois cibles se précipitèrent à l'intérieur de la cabane et Lukas s'empressa de barrer la porte.
Miracle reprit péniblement son souffle avant d'adresser un regard désespéré à son camarade.
« On est faits comme des rats. » commenta-t-elle d'une voix tremblante.
Lukas n'eut pas l'air de comprendre l'expression, mais il dut saisir la charge émotionnelle qui nouait la gorge de la métisse.
« Ne t'inquiète pas, tenta-t-il de la rassurer. Si nous restons à l'intérieur, ils ne peuvent pas nous atteindre.
— Pendant combien de temps ? » rétorqua-t-elle.
Comme pour faire écho à sa remarque, un carreau de la fenêtre se brisa et une gueule garnie de crocs dégoulinant de bave vint claquer à l'intérieur. Avant que l'animal enragé n'ait le temps de pénétrer davantage dans le cabane, Lukas se rua à l'attaque, armé d'un rondin incandescent qu'il plaqua contre les mâchoires de la bête. Miracle se précipita pour lui prêter main forte et tandis qu'elle continuait à tenir en respect la meute déchaînée, Lukas poussa le vaisselier pour obstruer l'ouverture. Il entreprit ensuite de déplacer tout le mobilier pour achever de barricader non seulement cette ouverture, mais également la porte.
« Ça les retardera. » commenta-t-il lorsque son travail fut achevé.
Miracle n'eut pas le cœur à se réjouir. Elle jeta un regard désespéré vers Moniyah. La louve avait retrouvé sa taille normale, mais tournait en rond et roulait sans discontinuer un grognement de menace.
« Bon, finit par déclarer Miracle, je voulais éviter d'en arriver là, mais je n'ai plus le choix. »
Elle regarda l'esquisse qui lui restait. Un atout qui aurait mérité de rester dans son étui. Pourtant, l'individu l'avait déjà sortie d'une situation désespérée, et puis après tout c'est bien lui qui avait demandé à ce qu'elle le contacte dès que possible. Les contours de sa vision s'estompaient déjà, et elle se faisait la remarque qu'elle avait certainement un peu tardé. De quelques jours, deux semaines tout au plus. Elle prit une grande inspiration et se força à se calmer pour refouler l'urgence de sa requête et chercher quelques formulations diplomatiques susceptibles de faire passer la pilule.
Lorsque le profil de Freydjan se tourna pour lui faire face, la jeune fille ne trouva guère mieux à dire en guise d'introduction que :
« Salut, désolée de vous appeler que maintenant, mais je...
— Le moment est mal choisi, coupa-t-il sèchement. Je suis en plein au milieu d'une rencontre importante. » Elle ne comprenait pas bien où il se trouvait. On aurait dit une sorte de large banc de bois massif muni d'un pupitre. Un discours étrange résonnait en arrière-plan, qui s'interrompit soudain. L'attention du Blême fut détournée vers cette autre personne, une femme à la voix autoritaire qui s'exprimait dans une langue inconnue. Il se raidit et balbutia une réponse incompréhensible, où transpirait une gêne presque aussi abondante que la sueur à son front. L'alarme passée, il demeura dans cette direction indéterminée, cacha son visage dans la paume de sa main et siffla entre ses dents : « Pourquoi faut-il que tu m'appelles pile au moment où je dois m'expliquer devant ma supérieure sur le bazar que TU as mis en Svata Zeme ? » L'insistance sur le "tu" traduisit éloquemment l'inconfort et l'appréhension que lui inspiraient ce compte-rendu.
« Ah oui, désolée, répondit Miracle bien consciente de la vanité de ses excuses.
— Rappelle-moi plus tard.
— Non, attendez ! supplia-t-elle. J'ai vraiment besoin de vous tout de suite.
— Je ne peux rien pour toi.
— S'il vous plaît, ne coupez pas ! La situation est désespérée, sinon je ne me serais pas permis de vous déranger. » Elle tenta de décrire aussi brièvement que possible l'impasse dans laquelle elle et ses compagnons se trouvaient piégés.
« Je vois, commenta laconiquement Freydjan. Ça ne change rien au fait que je ne peux pas me libérer dans l'immédiat. Mon tour arrive dans cinq petites minutes et j'aurais bien besoin de me concentrer sur ce que je vais dire, sinon je risque de passer directement à la case prison. Mais écoute ces instructions. »
Miracle enregistra soigneusement les informations et prit bien garde de ne pas interrompre le Blême. Lorsqu'il eut terminé, elle hasarda malgré tout une question : « Mais vous pouvez me dire comment est-ce qu'on démarre une ... » Le contact fut rompu avant qu'elle n'ait le temps de terminer sa phrase. Personne ne lui avait jamais raccroché au nez. Elle n'avait jamais eu d'ami à qui parler en vocal, par contre elle avait été ghostée, bloquée, masquée, exclue de serveurs de discussion, mais il avait fallu attendre un moyen de communication surnaturel pour qu'on la coupe en pleine communication verbale. Elle se sentait d'autant plus offensée. Elle releva les yeux de la carte inanimée, les dents serrées et une veine gonflée sur la tempe.
« L'espèce de fils de pétasse ! »
La colère fit place à l'étonnement quand Lukas vint l'enlacer avec précipitation.
« Enfin ! s'écria-t-il. Je n'arrivais pas à te réveiller, tu étais comme ensorcelée par cette image.
— Comment ça ? s'étonna la métisse en se dégageant de l'étreinte. La conversation n'a pas duré plus de deux ou trois minutes.
— Tu plaisantes ! rétorqua le beau brun. Tu es restée immobile pendant au moins cinq heures.
— Quoi ?! »
Miracle parcourut la cabane des yeux et constata que Lukas avait dépouillé le peu de mobilier intérieur et s'en était servi pour consolider les barricades, de même que tout le bois de chauffage qui gisait maintenant empilé contre la porte d'entrée. Cependant, les barrières montraient des signes de fatigue et les coups violent qui les ébranlaient faisaient chuter de nouvelles pièces à chaque nouvelle semonce.
« Où est-ce que tu as mis le garde-manger ? » s'alarma Miracle.
Lukas pointa du doigt la fenêtre.
« Aide-moi, vite ! »
Elle se précipita pour dégager les débris qui l'empêchaient d'accéder au meuble. Lukas lui prêta assistance, sans grand enthousiasme, mais elle ne prit pas la peine de lui expliquer pourquoi elle démontait la barrière qu'il avait mis tant d'efforts à ériger. Lorsqu'enfin elle atteignit le tiroir, elle le tira de son coffre et le laissa tomber à terre. D'un geste fébrile, elle le retourna et arracha l'étui de carton qui y était scotché. Lukas l'observait d'un air totalement dépassé.
« Qu'est-ce que tu attends ? lui aboya-t-elle. Reconstruis la barricade ! »
Il se remit au travail sans un mot.
Miracle s'installa en tailleur et vida l'enveloppe sur le sol devant elle. Moniyah vint s'installer contre son flanc. Trois esquisses. Freydjan les avait laissées là en cas d'urgence.
La première, plus travaillée que les autres, représentait un appartement moderne, doté d'une cuisine équipée flambant neuve, dont la crédence chromée brillait dans la lumière qui pénétrait par les baies vitrées. En face, on apercevait un séjour de style industriel du début du vingtième siècle, avec une poutre métallique apparente, un large sofa de cuir noir et une table basse en verre dépoli. Une sortie de secours ! pensa Miracle, et elle se concentra immédiatement sur l'image, la conjura dans son esprit aussi vivement que possible, ajoutant à ce qu'elle voyait des bruits de rue, des senteurs de parquet et de béton. Pourtant, rien n'y fit. Elle se sentait inexplicablement face à un mur, sans la force pour briser le voile qui la séparait de la scène.
« Et merde ! » jura-t-elle, les larmes aux yeux, sa frustration glacée pour seule réponse. Moniyah sentit son désarroi et posa son museau contre ses hanches. Miracle sourit malgré elle et reprit courage.
« T'as raison, ma belle. On va pas se laisser abattre. Faudra juste se contenter du plan B. »
Même si à bien considérer les événements récents, les plans, qu'ils soient A ou B, n'étaient pas son fort. Les deux cartes restantes devraient faire l'affaire.
Une moto-neige. Le véhicule était représenté sans arrière-plan, donc impossible de se transporter vers le lieu où il se trouvait, mais Miracle comprenait aisément son utilité dans une situation de fuite. Restait à étudier la dernière image.
Un sac à dos et un fusil. Freydjan avait donc prévu de quoi se défendre efficacement en cas d'urgence. Miracle porta immédiatement son attention sur le dessin et sentit enfin le contact s'établir. Elle tendit sa main libre et s'empara du sac, qu'elle posa sur ses genoux, puis de l'arme. Lukas, qui s'affairait encore sur la barricade de la fenêtre, interrompit sa lutte contre les monstres à l'extérieur et poussa un sifflement admiratif.
« Cette arme est vraiment impressionnante.
— Tu veux bien la fermer pendant que je réfléchis ? »
Miracle s'en voulut de cette répartie cinglante. Elle n'aurait jamais pensé être de ces personnes qui ont l'amour vache, et espérait sincèrement que cette rudesse, qu'elle ne se connaissait pas, provenait du stress engendré par le danger de mort qui les attendait au-dehors, et qu'ils allaient devoir affronter.
Mais franchement, elle s'attendait à mieux de la part du Blême. Cette vieille pétoire antique tout juste bonne pour le vingtième siècle ne ferait pas un grosse différence contre la meute enragée qui cherchait à entrer pour la dévorer, elle et ses compagnons. Elle avait vu des kalachnikov dans les vidéos d'archives sur les mouvements terroristes des années quatre-vingt-dix et deux mille. Même pour l'époque, ces armes semblaient rudimentaires. Leur seul avantage résidait justement dans la simplicité de leur mécanique, sans électronique ni batterie. Elle se demanda si la moto à chenilles fonctionnerait sur le même principe. Sans réponse à cette question, elle ouvrit le sac et découvrit quatre chargeurs pour l'AK-47 et six cylindres surmontés par une goupille et un anneau. Des grenades. Voilà qui augmentait un peu leurs chances de survie. Des inscriptions en cyrillique en agrémentaient le pourtour, que bien sûr la jeune fille se révéla totalement incapable de déchiffrer. Quel dommage, pensa-t-elle, car ces engins explosifs existaient en plusieurs variétés. Ses quelques heures de jeu à Dead Man's Gang lui avaient montré l'utilité des aveuglantes pour distraire un groupe. Enfin, c'était dans le réseau, pas dans la vie réelle.
Lukas la tira de ses songes. La barrière éphémère tenait bon et plus rien ne pourrait la renforcer davantage, mais elle ne résisterait plus très longtemps face aux assauts des bêtes enragées qui l'assaillaient inlassablement.
Miracle tendit le fusil d'assaut à Lukas.
« Tiens, étudie le fonctionnement de ce truc. C'est un fusil, tu connais ?
— Oui, j'en ai déjà vu mais aucun de ce genre.
— Il tire des balles tant que tu presses la gâchette.
— Sans avoir besoin de recharger ? » Miracle crut lire des étoiles d'admiration dans les yeux du jeune homme. « Incroyable.
— Il faudra bien ça. Voilà les chargeurs. Vérifie comment on les enclenche. »
Lukas s'exécuta et pointa l'arme vers le mur du fond en poussant des « Bang bang ». Comme un gamin, pensa Miracle en soupirant de dépit. « Bon, t'as fini ? s'impatienta-t-elle. Je t'explique le plan. »
Le plan en question impliquait de refiler toute l'artillerie à l'homme de service, qui baignait déjà dans un flot constant de testostérone et ne demandait qu'à tester ses nouveaux jouets. Miracle eut grand peine à lui expliquer qu'il devrait attendre le moment approprié avant de lâcher la sauce. Il ne sembla pas relever l'allusion sexuelle, sans doute à cause de son déficit linguistique, toutefois le message parut intégré.
« Il va vraiment falloir qu'on travaille ensemble si on veut s'en sortir. Tu comprends ? »
Il hocha la tête et Miracle, prise par le désespoir, lui saisit les joues et planta un langoureux baiser sur ses lèvres. Tous deux en tirèrent un supplément de courage et échangèrent un long regard complice plein de détermination. Il était temps de partir au combat.
« Moniyah, tu es prête ? » lança Miracle, l'esquisse du chalet déjà en main. Elle se concentra sur la vue de l'extérieur et aperçut peu à peu la horde mouvante des bêtes qui ondulaient dans l'obscurité autour de la masure telle une mer noire en furie dont les vagues battaient les rondins. « Allez ma belle, passe ! » La louve marcha jusque sur le sol enneigé et resta à l'affût, le ventre bas et les oreilles dressées. Du coin de l'œil, Miracle vit Lukas dégager quelques planches de la barricade, juste assez pour y passer une main. Il dégoupilla une grenade et la lâcha par l'ouverture, puis sans attendre répéta l'opération avec une seconde. Au moment où la première détonation retentit, il avait la main sur l'épaule de sa compagne et traversait le passage pour rejoindre Moniyah. Miracle s'élança à sa suite, dans un plongeon qui la fit atterrir le nez dans la neige. À ce moment précis, la deuxième explosion ébranla la cabane. Fort heureusement, le contact de l'esquisse avait été rompu, car la façade de bois fut éventrée et une vague de flammes s'engouffra dans la bâtisse. Grenade incendiaire, commenta Miracle. Cependant, elle n'eut pas le temps de s'appesantir car la deuxième étape de leur fuite requérait la plus grande rapidité d'exécution. Les djabels ne les avaient pas encore repérés, mais cela ne saurait tarder.
Elle saisit l'esquisse de la moto-neige et commença à se concentrer, tandis que Lukas mettait en joue la horde désorientée.
Dans le noir, à la seule lueur mouvante des flammes qui embrasaient le chalet, Miracle avait du mal à distinguer les lignes de l'image du véhicule. Combien y avait-il de rouages aux chenilles ? De quelle couleur étaient les patins avant ? La carrosserie blanche avait-elle bien une rayure rouge ? Le motif ondulait mais ne paraissait pas se stabiliser. Des coups de feu la firent sursauter.
« Ils nous ont vus. » indiqua Lukas. « Miracle ?
— C'est bon, j'y suis presque. »
Cet état des lieux s'avérait quelque peu optimiste, car Miracle se sentait vidée, incapable de fournir davantage d'efforts pour atteindre la cible de l'esquisse. Une grenade détona, comme un coup de semonce avant une exécution. Apprentie sorcière, l'heure était venue de faire ses preuves ou de mourir. La métisse ferma les yeux et conjura l'image dans son esprit, de toutes les forces qu'elle put mobiliser.
« C'est bon, allons-y ! » triompha Lukas.
De ses yeux incrédules, Miracle constata que la chenillette se trouvait bien là, en rouages et en pistons, prête à servir. Lukas prit place à l'arrière de la selle et aida sa compagne à s'installer. Moniyah sauta en travers de l'assise, juste devant le guidon.
« Allez, démarre ! » invectiva le chasseur. Il se retourna et finit de vider son chargeur sur les animaux les plus proches. Miracle repéra la poignée du démarreur, semblable à celle de la vieille tondeuse à gazon que Désiré persistait à passer lui-même autour du restaurant, malgré les protestations de Jenovefa et le prix exorbitant de l'essence. Elle pria et tira d'un coup sec sur la corde. Le véhicule vrombit et émit un épais nuage de fumée noire. Avec un cri de victoire, l'adolescente qui n'avait même pas le permis et n'avait jamais conduit de deux roues, encore moins de véhicule à chenilles, saisit la poignée des gaz et démarra en trombe.
« Bien joué. » cria Lukas à son oreille. « Ils ne nous rattraperont jamais. »
Il passa la main autour de sa taille et elle sentit la chaleur de son corps contre le sien. Le réconfort balaya la panique qui l'habitait. Oui, elle devait conduire cet engin à toute allure dans une forêt sans visibilité, alors qu'elle n'y connaissait rien et qu'au moindre accident ils seraient rattrapés et mis en charpie par ces monstres assoiffés de sang. Oui, elle n'aurait jamais la paix tant qu'elle ne contrôlerait pas ce flux magique, ou quel que soit son nom, qui attirait à elle comme un aimant ces bêtes sauvages. Mais pour l'heure, elle avait sauvé tout le monde. Elle avait fait la paix avec Lukas, et bien plus encore. Elle avait retrouvé Moniyah. Et elle venait de les tirer de ce foutu guêpier. Personne ne mourrait.
En baissant les yeux un instant, elle vit la main de Lukas contre son ventre. Du liquide luisait sur sa peau. Ses doigt tremblaient sous la douleur que devait lui infliger la longue entaille qu'il avait entre le pouce et l'index, et qui remontait jusqu'au poignet.
Vivants, mais pas indemnes.
—————
Vous avez eu cette impression, en tant qu'auteur, d'être déjà passé à l'étape suivante de votre histoire, mais il reste encore des chapitres à écrire pour combler le fossé entre ce que votre esprit construit et ce que vous avez effectivement mis sur papier ? J'en suis là, et ça n'est pas très plaisant. Je commence à construire le deuxième arc de cette histoire, alors que je n'ai pas encore conclu celui-ci. Argh, c'est compliqué. Mais je vais y arriver, pas de souci. En tout cas, ça explique ma grosse baisse de régime. Il y a d'autres facteurs, je ne vais pas vous mentir, mais c'est perso.
Côté histoire, celleux qui connaissent Freyd ont remarqué qu'il continue à se fournir dans des anciens stocks de l'armée rouge. Le tank qu'il utilise dans le tome 2 vient aussi de Russie. Oui, il y a un tank dans le tome 2. Ça vous donne envie d'aller y jeter un œil, hein ?
Sinon, on se rapproche de la conclusion en apothéose que je prévois depuis quelque temps. J'essaierai de ne pas trop vous faire languir. Promis.
Garnath out.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro