Chapitre 25 - La douceur d'un foyer
Miracle ouvrit les yeux alors que la lumière déclinait. La langue humide de Moniyah lui barbouillait la joue de bave gluante et le souffle chaud de l'animal lui caressait les narines. L'air à l'intérieur de la cabane lui parut glacial. Au-dehors, la tempête faisait rage et ébranlait la charpente du fragile abri.
Elle se redressa péniblement et exhala un nuage de fumée blanche. Elle se sentait frigorifiée. Soudain, la pensée de Lukas à moitié vêtu lui traversa l'esprit. Prise d'affolement, elle tâtonna dans la pénombre à la recherche de son ami. Quand elle posa les doigts sur sa peau, le contact glacé la fit sursauter.
« Merde, il est gelé, s'affola-t-elle. Faut faire du feu, vite. »
Moniyah la regarda et émit un faible gémissement, comme pour lui signifier son inutilité dans ce domaine humain.
« Essaie de trouver une couverture pour le garder au chaud. »
Miracle écarquilla les yeux pour tenter de se repérer dans la pénombre qui s'épaississait de minute en minute. La pièce ne devait pas excéder la taille de sa propre chambre au-dessus du restaurant de ses parents. Toutefois, cette habitation n'avait rien de commun avec le cocon qu'elle s'était créé loin du tumulte de la société. Ici, le concept d'autarcie était poussé à l'absolu. Cet espace cloisonné, protégé des éléments par ses fragiles parois de bois, tenait lieu d'absolument tout. Les notions de pièces, chambre, salon, cuisine, salle de bain, n'avaient plus lieu. Ou plutôt, elles se fondaient en un seul mot, celui de refuge. Et donc les repères de la jeune fille se trouvaient brouillés.
Elle se cogna à la table, devina une banquette ou un banc, puis un tabouret. Mais pas de cuisinière ni de meubles de rangement. Ce n'est que lorsque ses mains plongèrent dans une épaisse couche de fine poussière entre des avancées de pierre, puis qu'elle percuta un récipient de fonte pendu à un trépied, qu'elle comprit. La cheminée tenait lieu à la fois de chauffage et de réchaud. En tapant ses mains l'une contre l'autre, quand un nuage de cendres froides se dégagea, elle se rendit compte qu'elle venait de trouver le foyer.
Réprimant un éternuement, elle poursuivit son exploration et dénicha le tas de bûches juste à côté, le long du mur. Elle s'empressa d'en empiler une brassée dans l'âtre gelé, puis retourna vers Lukas. Moniyah avait disparu et le garçon inconscient était toujours étendu au sol, d'une raideur si glaciale qu'elle l'imagina finalement mort de froid. Quel drame ce serait, se dit-elle, si elle l'avait tiré des griffes des fanatiques pour le mener au trépas dans l'étreinte de l'hiver.
« Non ! s'écria-t-elle. Je vais pas te laisser crever. Accroche-toi, Lukas. »
Elle tâtonna à droite et à gauche et finit par trouver une épaisse masse laineuse qu'elle tira à elle sans chercher à comprendre ce qui la retenait ou dans quoi elle était coincée. Un déchirement se fit entendre, et enfin la couverture vint entre ses mains. Elle la disposa du mieux qu'elle put par-dessus le torse de son ami. Puis elle appela Moniyah. La louve réapparut après quelques secondes.
« Où t'étais passée, ma belle ? Couche-toi là-dessous et tiens-lui chaud pendant que je m'occupe du feu. »
La louve geignit mais obtempéra. Miracle les enveloppa l'un contre l'autre et retourna vers le foyer où l'attendaient ses bûches. À cet instant, elle ne sut plus que faire. Elle parcourut de ses mains aveugles le manteau du foyer et devina un outil incurvé et plat, accompagné d'une petite pierre aux arêtes saillantes, ainsi que de lambeaux d'étoffe. Elle avait déjà vu les apprentis de la Tour de l'Ordre, notamment Lumir, employer ces outils pour démarrer la cheminée de la salle commune au petit matin, toutefois elle n'avait prêté qu'une distraite attention à leur manège. Elle jura de ne pas avoir d'allumettes, comme celles dont elle disposait dans sa chambre pour allumer ses chandelles. Ses mains restèrent donc suspendues à cette question à laquelle l'humanité avait pourtant répondu depuis longtemps : Comment faire du feu ?
Il lui fallut de nombreux essais avant de comprendre comment percuter le silex avec le fer. Au début, elle frappait trop fort. En allégeant ses à-coups, elle parvint à obtenir quelques jets de particules incandescentes. Elle crut d'abord qu'il fallait tenir ses mains au-dessus des bouts de tissu, mais cette méthode s'avéra infructueuse. Elle revit alors la manière dont Lumir frappait entre ses doigts et en tirait l'étoffe ornée d'une minuscule braise rouge qui fumait à peine. Cette vision lui souffla l'idée de coller la fibre contre le silex. Au bout de plusieurs essais, le tissu se mit à se consumer lentement. Avec un cri de victoire étouffé, elle plaça le résultat de son travail dans l'âtre. Cependant, elle déchanta car elle comprit vite que cela ne suffirait jamais à enflammer le gros bois qu'elle y avait disposé. Dépitée et contenant sa rage, elle repartit en quête de la pièce manquante de ce puzzle. De petites boules de fibre attirèrent son attention. Elle avait cru qu'il s'agissait de matériaux destinés à quelque usage ménager, ou bien de simples moutons de poussière comme ceux qui se multipliaient sous son lit, mais à présent leur fonction lui apparaissait comme la lumière qu'elle cherchait à faire jaillir. Le temps qu'elle dépose le petit agrégat d'herbes séchées, la fibre avait achevé de se consumer et elle dut s'y reprendre depuis le début. Cette fois, elle creusa la boule végétale pour y ménager comme un nid confortable pour sa précieuse braise.
Lorsque des flammes surgirent, son cri de victoire fit redresser le museau de Moniyah. L'adolescente inexpérimentée se tourna vers la louve avec un sourire radieux.
« Alors, qui c'est qui assure pour faire le feu ? »
À la lueur de bougies dénichées grâce à la nouvelle lumière, durement conquise, qui ondulait depuis la cheminée, elle découvrit enfin le lieu. Une longue banquette faisait office de couchette. Une table bancale accompagnée de deux tabourets pour le moins rustiques. Une grande armoire, qu'elle avait manquée dans le noir. À côté de la cheminée, doublant un mur de pierre sans fenêtre, des rangées de bûches empilées jusqu'au plafond. Seule concession à un relatif confort, un fauteuil à bascule promettait un repos mérité. Et dans le coin opposé à la porte d'entrée, un autre meuble haut qui s'avéra être le garde-manger. Elle y découvrit des bocaux au contenu pour l'heure non identifié, deux grandes miches de pain, des filets de poisson salé, des lanières de viande séchée, des champignons, de la farine. Pendus à la poutre dans ce même coin, des gousses d'ail, des oignons, et surtout un jambon si imposant qu'il descendait jusqu'à un mètre du sol. En l'examinant, Miracle constata qu'il avait été attaqué à l'extrémité. Elle se tourna vers Moniyah, les mains sur les hanches et l'air sévère. La louve évita son regard et fit mine de se gratter derrière l'oreille.
« C'est ça que tu faisais pendant que j'essayais de sauver la vie de Lukas ? »
Aucune réaction.
« Allez, aide-moi à l'installer sur le lit. »
Miracle ne savait pas elle-même quelle genre d'assistance elle aurait pu attendre de la part de l'animal. Au pire, un simple soutien moral, un encouragement discret, un vague intérêt auraient suffi, mais il semblait que c'était trop demander à Moniyah, qui préféra partir en guerre contre une puce dans le pelage de son flanc. La frêle jeune fille dut ainsi déplacer à elle seule le lourd corps sans connaissance de Lukas jusqu'à la couchette, puis le hisser, au prix d'efforts surhumains et de quelques coups, sur le matelas. Sa raideur s'avéra plutôt un avantage car il glissait un peu moins, mais il pesait son poids. Lorsqu'elle l'eut installé et couvert des draps les plus épais dont elle disposait, Miracle s'affala au sol, assise contre Moniyah.
« T'es qu'une lâcheuse. » haleta-t-elle à bout de souffle. Puis, lorsqu'elle eut repris son calme et qu'elle constata que ses accusations ne troublaient guère le repos de l'animal, elle changea de sujet. « On se mange un bout ? » Cette simple remarque libéra immédiatement la louve de son indifférence. Comme par hasard.
Quelque temps plus tard, Miracle contemplait d'un air absent les miettes de son repas improvisé. Moniyah avait déjà englouti sa part de jambon et dormait à présent, roulée en boule près du feu, fidèle à son habitude de la Tour des Chasseurs. Les paupières de la jeune fille tombaient d'elles-mêmes. Elle se réveilla en sursaut, se leva, mit une grosse bûche dans le feu et s'installa dans le fauteuil, un châle de laine sur les épaules. La cheminée réchauffait maintenant la cabane et il régnait une atmosphère douce et confortable. La poitrine de Lukas se soulevait à un rythme lent et régulier. Moniyah ronflait doucement. Cela amusa Miracle, qui rit sous son écharpe avant de se laisser glisser dans l'inconscience.
Cinq jours s'écoulèrent ainsi.
La tempête ne semblait pas faiblir, mais la structure de la cabane se révéla beaucoup plus solide que ne le laissait penser l'extérieur, sans doute en raison du mur de pierre qui en constituait le côté nord. Le toit de tuiles, soutenu par une solide charpente aux fermettes apparentes, tenait bon face aux assauts des bourrasques et au poids de la neige accumulée. Les deux fenêtres étaient bloquées jusqu'à mi-hauteur par un mur blanc. Bloquée à l'intérieur, Miracle tenta une incursion à l'extérieur pour satisfaire ses besoins naturels. Elle laissa Moniyah faire de même et la louve ne s'attarda pas outre mesure dans la bise glaciale de l'hiver. La jeune fille comprit l'usage de l'étrange urne en cuivre qu'elle rebaptisa pot de chambre. Elle intégra le vidage de ce récipient à sa routine quotidienne, qui se mettait peu à peu en place.
Le matin, rangement et ménage. Ensuite, elle contrôlait que l'état de santé de Lukas se maintenait. Les fonctions corporelles du patient, bien que ralenties, continuaient. Sa couche se trouvait donc parfois mouillée et il fallait changer les draps. Elle réfléchissait encore à la façon dont elle ferait la lessive, si bien que le linge sale s'empilait dans un coin près de l'entrée. Toutefois, elle mit au point un moyen de transférer Lukas de la couchette au fauteuil sans trop se fatiguer.
Vers la mi-journée, elle s'attelait au repas. Quand elle éprouvait le besoin de manger chaud, elle sortait prendre une pelletée de neige et la faisait fondre dans la marmite pour concocter un ragoût. Rien de très élaboré, ni dont son père aurait été très fier, mais cela suffisait à lui redonner du baume au cœur. Elle tentait de faire avaler une cuillerée ou deux de bouillon à Lukas pour lui donner des forces, en espérant que son état s'améliorerait suffisamment pour qu'il mange de plus en plus. Pour l'heure, le succès était assez mitigé.
Elle faisait la vaisselle dans une bassine d'eau dont elle se servait aussi pour sa toilette. Avec la même brosse, également.
L'après-midi était dédié aux réserves et à l'inventaire. Un tas de bois coupé avait été empilé à l'extérieur, contre le mur ouest. Miracle sortait parfois pour renouveler le stock de l'intérieur et permettre aux bûches de sécher avant qu'elle n'en ait besoin. Elle s'essaya au raccommodage de la couverture de laine qu'elle avait déchirée à son arrivée, mais ne réussit qu'à la détricoter davantage. Moniyah se révélait assez efficace pour évacuer sa frustration, car la bête se prêtait volontiers aux jeux de toute sorte, malgré le manque d'espace et la frustration de l'enfermement.
Fort heureusement, le jour tombait de bonne heure. Les premiers flamboiements du couchant sonnaient l'heure du souper. Miracle mettait un point d'honneur à accomplir le rituel de mettre la table, bien que ce fût pour elle seule. Moniyah partageait évidemment son repas, mais avec moins de cérémonial. Enfin repue, la jeune fille débarrassait et tentait une nouvelle fois de nourrir Lukas. Il absorbait d'infimes quantités liquides. Miracle espérait que ce maigre apport contribuerait à le réchauffer chaque jour davantage. De fait, sa peau semblait toujours bien froide au toucher, mais une légère amélioration se faisait sentir. Miracle se raccrochait à cet espoir et persévérait dans ses efforts. Au moins, il ne mourait pas.
La vaisselle évacuée, elle se retrouvait seule au coin du feu avec ses doutes et ses démons. Ses cauchemars revenaient la hanter, de plus en plus violemment chaque nuit. Elle luttait donc contre le sommeil, comme à l'époque où elle n'était qu'une jeune fille malade du cœur, harcelée à l'école, angoissée à la simple idée de quitter sa chambre. D'ailleurs, en quoi avait-elle changé ? Dans ces moments, elle sortait machinalement de sa poche l'esquisse de Freydjan. Le Blême lui avait commandé de le contacter dès qu'elle serait en sécurité. Pourtant, elle ressentait comme une réticence à obéir. Ce moment, ce lieu, lui appartenaient. La responsabilité de Lukas, aussi. Pour une fois, elle voulait garder tout cela rien que pour elle. Par pur égoïsme, peut-être. Peut-être aussi parce qu'elle se sentait capable d'assumer cela, pour la première fois de sa vie. Elle qui face à des dangers mortels n'avait pas su réagir comme elle l'aurait voulu, comme elle s'imaginait que Marika l'aurait fait, avec bravoure et héroïsme, maintenant se trouvait confrontée à un scénario qu'elle voulait gérer seule, sans aide extérieure. Elle survivrait dans cet abri de fortune au milieu de la tempête et elle sauverait Lukas, sans l'aide de personne. Forte de cette résolution, elle rangeait l'esquisse du Blême avec la carte du chalet et saisissait une brindille noircie dans le feu, avec laquelle elle griffonnait sur une planche de bois. La plupart du temps, un vague croquis de Moniyah, parfois des sujets plus abstraits qui distrayaient son esprit. Quand elle ne pouvait plus garder les yeux ouverts et que son ouvrage lui échappait des mains, elle se levait pour faire une croix sur le mur, se réinstallait dans le fauteuil et luttait encore quelques minutes avant que les mâchoires béantes du sommeil ne la happent.
Ce soir-là, le début de son cauchemar fut interrompu par un cri qui n'était pas le sien. L'esprit encore embrumé, elle cligna des yeux et discerna, dans la demi-pénombre rougie par les braises couvantes, le corps de Lukas qui se contorsionnait sur sa couche. Il cria de nouveau. Hanté par ses propres cauchemars, certainement.
Elle se leva et s'approcha, lui posa délicatement la main sur le front. Il transpirait. Sa peau était encore anormalement froide. Pourtant, son agitation témoignait d'une amélioration de son état. Il porta soudain les mains à sa poitrine et prononça des mots inarticulés. Miracle ne les comprit pas, tout d'abord. Mais il les répéta à plusieurs reprises, et lorsqu'elle en saisit le sens, elle recula d'horreur.
« Non, je t'en supplie, ne me fais pas ça ! Ne m'arrache pas le cœur, Toniyah ! »
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Voilà un nouveau chapitre qui arrive un peu plus vite que le précédent. J'espère que ce rythme de publication vous conviendra mieux. Pas certain de réussir à le maintenir, mais profitons-en tant que ça dure. Je vous avais avertis dans le Prologue — Vous l'avez évidemment lu, n'est-ce pas ? — que le rythme de publication serait trèèèèès variable en fonction de plein de facteurs qui ne vous regardent pas, parmi lesquels les horaires du club de cheerleader, les jours de congés de ma femme, ma progression dans le jeu Dark Souls 2, l'intérêt des trouvailles que je fais au rayon Fantasy de ma bibliothèque municipale, ou encore l'avancée de Koh Lanta. Pour davantage de détails, vous pouvez consulter mon journal de confinement.
Revenons à nos moutons. Je joue la carte du huis-clos. Miracle doit apprendre à se débrouiller toute seule, elle s'en sort pas mal pour l'instant. Mais que va-t-il se passer quand Lukas reprendra conscience ? Je vous rappelle que Miracle a bien failli lui transpercer la poitrine. Certes, c'était un accident, mais il le verra certainement d'un autre œil.
Enfin, vous verrez bien.
N'oubliez pas de m'éclairer le chemin avec une petite étoile. 😉👇⭐️
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