Chapitre 19 - La morgue
« Miracle, cri-chuchota une voix familière. T'es là ? »
Jamais elle n'aurait cru se réjouir de retrouver Jocelyn. Elle n'en montra rien, évidemment.
« Rentre, putain. Tu vas nous faire repérer.
— Qu'est-ce que tu fous dans le noir ?
— Je plie du linge. À ton avis, gros malin ? Tout l'hosto me cherche.
— C'est pour toi, tout ce bazar ? J'avais compris que c'était le bordel, mais je pensais pas que ça avait un rapport avec toi. Tu leur as fait quoi ?
— Rien. Ils sont juste du genre à cramer des gens sur le bûcher parce que leur couleur de peau ne leur revient pas. Sors-moi de là ! »
Le désespoir luisait dans ses yeux, même dans la pénombre du cagibi. Le militaire posa ses mains sur ses épaules pour lui éclaircir les esprits.
« Attends-moi ici, je reviens. »
La métisse paniquée resta seule dans le noir pendant de longues minutes, prêtant une oreille angoissée au moindre bruit dans le couloir. Des éclats de voix retentirent. Des portes claquèrent. Des pas martelèrent le plancher, puis s'éloignèrent. Un grincement aigu, comme celui d'une roue mal graissée, s'approchait. Soudain, la porte s'ouvrit précipitamment. Miracle sursauta. Jocelyn entra, poussant un chariot recouvert d'un grand sac de couleur claire, puis referma la porte.
Miracle tâtonna sur la table roulante et reconnut un sac en toile grossière, d'assez grande taille.
« T'étais passé où, merde ?
— J'ai bien cru que les mecs allaient planter le campement devant ta porte. Ils ont mis des plombes à dégager.
— Bon, c'est quoi, ton plan ?
— Tu me fais confiance ?
— Non. »
La réponse était sortie si naturellement que Jocelyn s'en trouva désarçonné. Il continua néanmoins son exposé.
« Grimpe là-dedans.
— Quoi, dans le sac ? T'es cinglé ou quoi ? J'ai déjà la tête dans un sac, ça suffit pas ?
— Discute pas et monte. Tu t'allonges et tu me laisses faire. »
À contrecœur, la jeune fille se glissa dans la toile, ainsi que son bâton. Elle s'étendit de tout son long sur la table et attendit sagement, tandis que Jocelyn cousait à l'aide d'une grosse ficelle les bords entre eux. Prise d'une soudaine crise de claustrophobie, elle serra son bâton contre elle et s'efforça de penser aux leçons de Marika. Contrôler sa respiration. Garder l'esprit ouvert. Ne se préoccuper que de ce qui franchit le cercle.
Les roues se mirent en branle, leur couinement renforcé par le poids du corps sur la table. Un corps secoué par les irrégularités du sol, tremblant de frayeur à l'idée du traitement qu'elle recevrait si sa cachette était découverte.
Elle cria lorsqu'elle se sentit soulevée de la table par deux bras solides.
« Tu veux pas fermer ta gueule ? haleta Jocelyn. Attention la tête, l'atterrissage va être dur.
— Qu'est-ce que tu vas... Aaaaah ! »
Elle hurla de terreur lorsqu'elle se sentit dégringoler le long d'une pente raide, comme sur un toboggan. Le choc à l'arrivée fut brutal. Elle se cogna violemment les genoux puis le crâne. Une odeur lui vrilla l'estomac, tandis qu'une nuée de mouches dérangées par l'impact bourdonnaient de toute part. La surface qui l'avait amortie était irrégulière, dure par endroits et molle à d'autres. Emprisonnée dans le grand sac de toile, elle ne parvenait pas à se redresser. Jocelyn lui tomba en plein sur le ventre et lui arracha un nouveau cri de douleur.
Il se laissa glisser sur le côté et commença à déchirer le tissu.
« Tu veux pas arrêter de beugler deux secondes, histoire de pas ameuter tout le quartier ?
— Où on est ? demanda-t-elle avec angoisse. Par où tu m'as balancée ? »
Il finit d'ouvrir le sac et elle s'en extirpa à la hâte. La pièce ressemblait à une cave, sombre et poussiéreuse, éclairée par un simple soupirail à la vitre crasseuse. Un amas de grands sacs encombrait le centre. Les formes désarticulées qu'ils formaient ne laissaient aucun doute sur leur contenu.
« Je crois que c'est comme ça qu'ils se débarrassent des pauvres qui claquent ici sans les moyens de se payer un enterrement.
— Tu nous as... »
Elle se détourna, les larmes aux yeux, et arracha son masque pour vomir dans un coin. Il vint mettre une main compatissante sur son dos et lui tendit son bâton. Elle lui arracha l'arme et secoua son épaule pour se dégager de son geste.
« Comment t'as pu me faire... balbutia-t-elle entre deux hauts-le-cœur.
— Allez viens, faut qu'on se tire d'ici. »
Elle se releva péniblement, appuyée sur son bâton, réajusta son masque et le suivit par l'ouverture. Elle garda les yeux baissés pour essayer d'ignorer les sinistres instruments de la morbide manutention qui se déroulait dans ce sous-sol, mais elle vit tout à la périphérie de son champ de vision. Les brouettes, le tas de bois entassé contre le mur, l'imposant four, les pelles, les seaux. Elle sentit, aussi. L'horrible odeur des corps en décomposition qui attendaient leur crémation. La senteur encore plus épouvantable, car elle tapissait les pierres elles-mêmes, de tout ceux qui avaient été brûlés ici même, dont la fumée s'était échappée par la grande cheminée et dont une partie des cendres voletaient avec la poussière dans l'air épais de la cave.
Jocelyn prit la tête. D'un geste la main, il lui fit signe de ne plus bouger. Elle se plaqua contre le mur et ferma les yeux pour ne pas céder à la panique. Une voix rauque apostropha son garde du corps.
« Que faites-vous ici ? Cette partie n'est pas ouverte au... »
La voix fut étouffée et des bruits de lutte s'élevèrent. Des meubles furent heurtés, une chaise se brisa. Miracle hasarda un regard par le seuil de la pièce. Elle découvrit Jocelyn couché sur le corps immobilisé d'un homme barbu, au physique assez imposant, vêtu d'un tablier. Le soldat maintenait son adversaire dans une prise d'acier, et l'homme tentait vainement d'ouvrir la bouche pour respirer. Son teint rouge virait à vue d'œil au violet et des veines battaient à son front. C'en fut trop pour la jeune fille, déjà secouée par sa vision des cadavres. Elle avisa l'escalier de pierre de l'autre côté de la pièce, d'où se déversait la blafarde lueur du jour mourant. Alors qu'elle traversait à grandes enjambées, Jocelyn lui lança :
« T'éloigne pas. J'ai besoin de deux minutes pour attacher celui-ci, histoire qu'il ne donne pas l'alarme. »
Tu peux toujours courir, pensa-t-elle. Elle gravit les marches à toute vitesse, avec la sensation de suffoquer aussi sûrement que le croque-mort entre les main de son impitoyable protecteur. L'air glacial de l'extérieur pénétra dans ses poumons comme dans un sas de décompression. Elle se plia en deux et posa les mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. La pluie tombait à verse, elle fut trempée en quelques secondes et des panaches de buée s'échappaient de sa bouche. Elle tituba de quelques pas et distingua dans la lueur déclinante les rangées de pierres tombales qui délimitaient de macabres sentiers.
Une silhouette approchait. L'individu à la démarche erratique émettait un murmure ininterrompu, comme s'il se parlait à lui-même. Miracle, saisie de frayeur, battit en retraite vers l'entrée de la morgue puis se ravisa. À travers la brume, elle devina que l'homme portait une cagoule similaire à la sienne.
« Vous êtes perdu, monsieur ? » s'enquit-elle en levant la main.
L'inconnu tendit les bras dans sa direction et accéléra la marche. Il donnait l'impression de perdre sans cesse l'équilibre et, en guise de marche, de rattraper une chute après l'autre. Ses pieds nus faisaient crisser le gravier, sa respiration paraissait difficile, pourtant il ne cessait de marmonner entre ses lèvres invisibles.
« Ça ne va pas ? » demanda Miracle d'une voix mal assurée.
L'homme ne répondit pas et courait maintenant dans sa direction. Elle brandit son bâton et le pointa vers lui.
« N'avancez plus, s'il vous plaît. »
L'avertissement s'avéra futile. Le lépreux se jeta en avant, les bras tendus vers la gorge de la jeune fille. La pointe de l'arme le frappa en pleine poitrine. Il eut un bref instant de recul durant lequel Miracle, les yeux exorbités de terreur, prit son bâton à deux mains et lui fit décrire un large arc de cercle en diagonale. Le coup toucha de plein fouet sur le côté du visage. Sous la force de l'impact, le manche à balai se brisa.
L'homme ne flancha même pas.
Il continua son avancée vers la jeune fille à la fois terrifiée et désemparée, et referma ses mains osseuses sur son cou. Elle tomba à la renverse, sous le poids de son agresseur. Il ne paraissait pas si massif, mais il déployait une telle force qu'elle se trouva irrémédiablement clouée au sol, le dos rivé aux cailloux du sentier.
Son regard croisa celui de son agresseur et elle y lut une lueur de folie. Elle entendait à présent sa voix plus clairement.
« Il est là, il est là. » psalmodiait le fou.
Des étincelles éclataient devant les yeux de la jeune fille, alors que l'asphyxie la gagnait et que le sang ne montait plus à son cerveau. Soudain, un bras musclé saisit le malade sous le menton et la voix de Jocelyn retentit.
« Lâche-la, espèce de taré. »
La pression sur le corps de Miracle s'envola subitement. Elle roula sur le côté et reprit enfin de l'air par sa trachée meurtrie. Elle cracha et anhéla, toujours incapable de se relever. Lorsqu'elle releva la tête, elle eut juste le temps de voir Jocelyn faire un vol plané et heurter le mur du bâtiment. La seconde suivante, l'étau se resserra à nouveau sur son cou. À nouveau, elle sentit ses cervicales craquer, le flux d'air se bloquer et le sang lui gonfler les veines du front. Sa vision se troubla.
« Il est à moi, à moi ! » répétait le forcené de sa voix de fanatique.
Miracle sentit sa poitrine prendre feu, tandis que l'obscurité envahissait sa vision. Il ne demeura plus qu'un épais voile noir de douleur et de détresse qui étouffait un point rouge incandescent.
Soudain, une détonation retentit.
Et tout s'arrêta. Elle ouvrit les yeux et découvrit Jocelyn penché sur elle, et entre ses main le canon fumant d'un fusil qui dépassait de sous son poncho. Elle porta la main à son visage et y essuya un liquide poisseux. En se tournant, elle vit le corps du lépreux qui gisait sur le gravier, la tête éclatée.
La main de Jocelyn se plaqua sur sa bouche pour étouffer son hurlement d'horreur.
« Chut, s'il te plaît, ne crie pas. » tenta-t-il de la raisonner.
Peine perdue. Elle se débattit et se dégagea de sa main. Elle poussa un cri si puissant qu'il se répercuta jusqu'au ciel et submergea le battement de la pluie.
« Je suis désolé de devoir faire ça. » déclara froidement Jocelyn.
La dernière vision qu'elle eut fut celle de la crosse du fusil qui lui percutait le crâne.
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Voilà, Miracle est enfin sortie de l'auberge, euh, de l'hôpital. Le périple a été plus compliqué que prévu, même en ce qui me concerne. Disons que je n'avais pas planifié tout ce qui s'est produit. C'est la surprise de l'écriture. Je fais un piètre architecte, on dirait.
Note pour plus tard : il faudra que je revienne sur ces trois chapitres de l'hôpital pour revoir le découpage. Ou bien je les fusionne sur la version papier. À voir.
Mais attendez, vous devez bien vous douter que les ennuis ne font que commencer. J'ai encore plein de rebondissements en réserve.
Bref, les péripéties vont continuer.
Pour m'encourager un peu, n'oubliez pas de faire briller la petite étoile. 😉👇⭐️
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