Chapitre 15 - Le fuyard
Une compagnie de quatre voyageurs cheminait sur le bord de la route caillouteuse. Le vent de l'hiver balayait sans merci leurs visages rougis par le froid. Les champs alentours revêtaient peu à peu leur habit blanc, alors que de fins cristaux de neige virevoltaient au gré des humeurs de la bise. Autant dire que la petite troupe ne croisait guère âme qui vive. Une fois ou deux, ils furent contraints de se ranger sur le bas-côté pour laisser passer une charrette, remplie tantôt de foin, tantôt de sacs de charbon. Ils firent bien signe aux cochers de s'arrêter pour les laisser profiter du transport, mais par deux fois l'homme engoncé dans son chapeau leur jeta un regard de travers et claqua son fouet, autant pour les tenir à distance que pour encourager ses chevaux à forcer le pas.
Havel marchait en tête. Sous ce temps de chien, on se demandait comment il parvenait à suivre la piste du fugitif. Pourtant, il ne trahissait aucune hésitation et avançait d'un pas soutenu, dont Miracle peinait à suivre la cadence. Le vieux maître portait une besace contenant les provisions du groupe pour plusieurs jours, ainsi que ses propres couvertures. L'arc qu'il portait en bandoulière par-dessus son manteau de fourrure, ainsi que le carquois à sa ceinture, lui donnaient un air de trappeur. Les apparences n'étaient pas loin de la vérité. Miracle sentait dans chacun de ses pas la détermination de réparer un tort qu'il n'avait pas commis, mais dont il endossait la responsabilité. En tant que maître de l'Ordre, il ressentait certainement le devoir de répondre des actes de Lukas.
« Tu as raison, Miracle, avait-il déclaré. Nous devons rattraper ce garçon avant qu'il ne colporte par tout le pays des histoires fallacieuses au sujet de l'Ordre. Si les autres tribus entendent parler de sorcellerie à notre sujet, il n'en faudra pas davantage pour qu'ils s'entendent à prendre les armes contre la Tribu du Rocher. »
Les motivations de Miracle étaient tout autres, toutefois elle se garda bien de les aborder, et l'argument de Havel suffit à motiver l'expédition.
Lumir suivait le pas de son maître. Il n'avait pas posé la moindre question, n'avait demandé aucun éclaircissement quant à la raison de la soudaine fuite de son condisciple. Pourtant, il avait entendu Vera leur expliquer comment Lukas s'était réveillé en pleine nuit, dans un concert de hurlements qui avait alerté les deux dortoirs, la main sur la poitrine et les draps ensanglantés. Elle avait décrit ses yeux fous, agités. Pas une syllabe n'avait franchi ses lèvres, mais Vera avait parlé pour lui. C'est elle qui avait prononcé le mot qui mit le feu à la poudrière de la rumeur. Lukas était victime d'un sort. Au petit matin, le damné avait disparu. Lumir avait retenu la main de Miracle lorsqu'elle avait voulu gifler la grande rousse.
« Ça n'arrangera rien. » avait-il dit pour la raisonner. Certes, mais ça aurait fait du bien à beaucoup de monde.
L'apprenti ne portait en guise d'arme qu'une simple hachette pendue à sa ceinture. Après tout, il n'était pas question de partir en guerre pour sauver le soldat Lukas. Il s'agissait d'une tâche de renseignement, de repérage et d'interception. La discrétion s'imposait donc, et le groupe devait œuvrer sous couvert du secret. Havel prétendrait être un trappeur accompagné de sa fille malade ainsi que de deux apprentis, qui revenaient des montagnes, où ils avaient chassé le daim et vendu leur gibier, pour ensuite redescendre dans la plaine avant la Lune du Renouveau. Tout de même, un armement s'imposait, aussi léger fût-il, car les terres qu'ils fouleraient pouvaient s'avérer hostiles envers les étrangers et les voyageurs.
« Si ça ne tenait qu'à moi, je ne leur confierais même pas un épluche-légumes, avait déclaré Marika au sujet de Lumir et Jocelyn. Mais je suppose qu'on ne peut pas vous laisser sans défense. »
Miracle avançait donc armée. D'un bâton. L'arme avait le double avantage de ne pas attirer l'attention et d'aider un peu à la marche. La toute récente disciple n'avait de toute façon jamais pratiqué que celle-ci. Au moment de partir, Marika lui avait rappelé ses leçons.
« Pourquoi le bâton est-il le même des deux côtés ?
— Pour faire croire à mon ennemi qu'il peut s'en servir contre moi, avait répondu l'élève.
— Est-ce qu'il peut ?
— Pas tant que je continue de le lui laisser croire. »
Le principe avait le mérite de la simplicité. L'application en situation réelle relevait d'une autre paire de manches, et la jeune fille espérait bien ne jamais avoir l'occasion de le vérifier. Elle resserra les pans de son manteau contre son corps frigorifié. Ses mains aussi la faisaient souffrir, car les gants en peau de vipère offerts par Marika, bien que doublés de feutre, ne fournissaient qu'une piètre protection contre le froid. Le vent glacial dérangeait sans cesse le sac sur sa tête, et elle devait constamment replacer les orifices devant ses yeux. Dans cet instant difficile, elle pensa à sa détermination de retrouver Lukas. Pas pour les raisons avancées par Havel, non. Elle voulait le revoir. Lui dire qu'elle était désolée, qu'elle ne lui souhaitait aucun mal. Lui parler à cœur ouvert. Écouter ce qu'il avait vu, entendu, ressenti, cette nuit-là. Est-ce que le même trouble habitait son âme ? Ou bien la petite paria masquée imaginait-elle des choses ?
« Avance, Miracle ! » invectiva Jocelyn dans son dos.
Elle lui jeta un regard noir par-dessus son épaule et pressa l'allure pour revenir au niveau de Lumir. L'absence de Moniyah se fit d'autant plus cruelle. Miracle aurait aimé que la louve montre un peu les crocs à ce salaud de Jocelyn. Malheureusement, Marika et Havel s'étaient montrés inflexibles. Un animal de son genre ne saurait que leur attirer une attention dont ils se passeraient volontiers. La séparation fut un véritable déchirement, pour l'une comme pour l'autre, et Miracle revoyait sa compagne entravée par les bras de Marika, hululant à la mort. Elle écrasa une larme du dos de la main et détourna son attention sur Jocelyn. Le militaire ne montrait aucun signe de difficulté. Au contraire, il donnait l'impression d'apprécier cette expédition, comme s'il s'agissait d'une promenade de santé. Pire, Miracle aurait juré entrevoir un sourire au coin de ses lèvres, une lueur de sadisme sous son épais couvre-chef bien vissé sur son crâne. Il progressait d'un pas tranquille, les mains dissimulées sous son large poncho. Aucune arme accrochée à sa ceinture de cuir. Seul un volumineux sac à dos lui chargeait les épaules, mais il n'avait pas l'air d'en faire grand cas.
« Nous allons demander le gîte à la ferme qui se trouve un peu plus loin. » cria Havel pour se faire entendre par-dessus le hurlement de la tempête qui se levait.
Miracle se demanda comment le vieil homme pouvait être si certain de rapidement trouver une habitation, car elle ne discernait pas le moindre signe de civilisation, depuis que la dernière charrette les avait doublés. La lumière baissait lentement, et elle connaissait assez le climat de ce monde pour savoir que le jour ne durerait plus longtemps. Avec le crépuscule, la tempête forcit et ils luttaient à présent contre un vent de face qui ralentissait leur cadence et les fouettait de cruelles bourrasques enneigées. Bientôt, ils ne furent plus que quatre silhouettes blanches dans une nuit bleue.
« Nous y sommes, déclara soudain Havel en pointant du doigt une minuscule tache de lumière jaune en amont du chemin. Je vais aller parlementer avec les hôtes. Restez ici. »
L'attente parut durer une éternité, durant laquelle Miracle subit les assauts de la tourmente. Jocelyn et Lumir restèrent stoïques, et ne dirent pas un mot. Havel revint enfin et leur indiqua de le rejoindre. Il les mena à un bâtiment de pierres irrégulières accolé au corps de ferme, dont les fenêtres laissaient filtrer une chaude lumière sur le manteau de neige. Miracle passa devant la façade et jeta un regard envieux à l'intérieur. Elle aurait tué pour un bon feu et une soupe. Havel les précéda à l'intérieur de la bâtisse, et referma la porte derrière les trois jeunes gens. L'obscurité régnait, et Miracle dut attendre que ses yeux s'habituent à la pénombre. Elle entendit des pas dans la paille, puis un long meuglement.
« Ah non mais sérieux, dans l'étable ? jura-t-elle.
— C'est tout ce que mes deniers ont pu nous offrir, précisa Havel. Les gens consentent à ne pas nous laisser mourir de froid, par charité, mais ils n'ont pas confiance envers les étrangers.
— Depuis quand la charité ça rapporte des sous ? »
De guerre lasse, les compagnons s'installèrent aussi confortablement que possible à l'étage où étaient entreposés la paille et le fourrage. Une aération dans le mur opposé laissait entrer quelques bourrasques chargées de flocons, mais également de timides rayons de lumière laiteuse. Havel coupa des tranches de jambon et distribua des rations de pain. Chacun mangeait en silence, tandis que la relative chaleur dégagée par les bêtes adoucissait les morsures du froid. Miracle prit sur elle de faire la conversation.
« Alors, cette Lune du Renouveau, c'est un truc important chez vous ? » La question n'était pas destinée à Jocelyn, car elle ne désirait pas entendre sa voix.
« Notre calendrier suit les cycles lunaires, expliqua Havel sur son ton professoral. Cependant, un cycle est composé de douze lunes, plus une incomplète, qui achève le cycle en cours et débute le suivant. Durant cette Lune, le Grand Froid resserre son étau sur Svata Zeme. On dit que la Lune du Renouveau le repousse à ses frontières originelles.
— Et surtout, embraya Lumir d'un air enthousiaste, depuis soixante cycles, on nomme cette lune Jenovefa.
— Ne t'avise pas de répéter ces hérésies en public, mon jeune apprenti, conseilla Havel. Et toi non plus, Miracle. La Lune du Renouveau est l'occasion de festivités religieuses, et les gens des quinze tribus sont généralement peu enclins à tolérer de tels blasphèmes.
— Mais pourtant, nous savons bien que... » Lumir rencontra le regard fermé du vieil homme. « Oui, maître.
— En tout cas, conclut Miracle pour désamorcer la crise, le Grand Froid nous a bien rattrapés. »
Personne ne trouva rien à répondre à cette remarque, et le sifflement du vent remplit le silence pour le reste du repas. Quand chacun eut mangé, Havel tendit sa couverture à Miracle et recommanda aux trois jeunes de vite s'endormir. Jocelyn ne se fit pas prier et se drapa dans son sac de couchage, en position assise contre le mur de pierre. Lumir s'allongea dans la paille et ferma les yeux. Quant à Miracle, elle s'isola dans un coin près des bottes de foin. Elle s'emmitoufla dans son plaid et tenta de trouver le sommeil. Elle dut s'assoupir un instant car une image fugace lui vint à l'esprit. Une silhouette à la peau recouverte d'écailles blanches, un pied griffu posé sur sa poitrine défoncée, une gueule ouverte dans un rire victorieux, et une main aux ongles tranchants qui tenait une pierre, dont la lumière inondait le ciel couleur de sang.
Elle s'éveilla en sursaut. La grange. Oui, elle ne dormait plus. Les formes sombres de ses trois camarades de route reposaient sous leurs couvertures. Elle se redressa sans bruit. S'il fallait ne plus dormir, elle préférait largement la fatigue à cette vision d'horreur qui revenait inlassablement la hanter. Elle tira son carnet à dessin de son sac et laissa défiler les pages. La fraise. Moniyah. Le torse de Lukas. Jenovefa. Pourquoi ne pas essayer, après tout. La quasi-absence de lumière la gênerait certainement, toutefois elle se sentait capable de dessiner dans ces conditions fort peu idéales.
Le crayon traçait des lignes qu'elle distinguait à peine, et elle composa le portrait davantage dans son esprit que de vue. À mesure que le visage prenait forme, des taches de couleur se mirent à danser devant ses yeux. La fatigue embrumait-elle à ce point son cerveau ? Elle vit des traces ocre onduler sur la feuille, et se pinça l'arrête du nez pour tenter de chasser le mirage. Elle ne pouvait plus détourner le regard du dessin, pas plus que sa main ne pouvait rester immobile. Comme hypnotisée par sa propre rune, elle discerna le vague contour du visage de Lukas, la tête posée sur un sac de jute. Il ne dormait pas, et fixait la jeune fille droit dans les yeux, une flamme de haine dans le regard.
« Laisse-moi, sorcière ! ordonna-t-il.
— Lukas, je veux simplement... »
Tel un nuage de fumée, la vision se dissipa. Miracle prit alors conscience de la forme sombre accroupie à côté d'elle. Une main caleuse se posa sur sa bouche et l'empêcha de hurler de surprise.
« Ainsi, c'est de cette façon que tu opères, remarqua Havel dans un chuchotement.
— Il refuse de me parler.
— Peu importe. Nous le retrouverons, où qu'il aille. Continue tes efforts pour le joindre. La neige a recouvert ses traces, nous aurons besoin de tous les indices possibles pour le localiser. En attendant... » Il posa dans la main de Miracle une petite fiole. « Dors. »
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J'arrive au bout de ce mois d'écriture. La barre des 30 000 mots a été atteinte à la toute fin. Je suis content de ma perf, même si je n'avais pas vraiment d'objectif chiffré. Un grand bravo à LesPatatesCestCool qui a explosé le compteur.
La cadence va légèrement ralentir dans les semaines qui viennent, mais ne vous faites pas de souci, l'aventure continue.
Une expédition commence pour Miracle et ses compères. J'espère que vous appréciez la compo de l'équipe. Marika n'est pas en état de voyager, et Moniyah attire trop l'attention. Vous avez déjà constaté que les gens de Svata Zeme ne sont pas hyper chaleureux sur le plan de l'hospitalité, avec une louve ça serait ingérable.
Vous verrez bien où les mènera la traque de Lukas.
Prenez bien soin de vous.
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