Chapitre 13 - Voleur, voleuse
Lukas s'arrêta net sur le chemin, une grimace d'incompréhension plaquée sur le visage.
« Tu n'as jamais entendu parler de Dizrye ? D'où est-ce que tu viens ? »
Tous les voyants d'alerte s'allumèrent dans l'esprit de Miracle. Elle devait désamorcer cette crise, pourtant il n'y avait pas de bonne réponse à la question du troublant garçon.
« Je suis désolée, bredouilla-t-elle. Je n'ai pas le droit d'en parler. » Une moue dubitative traversa comme une ombre les traits de Lukas. « Mais si, je connais un peu l'histoire de Dizrye et de Jenovefa. Je pensais simplement que ça n'était qu'une légende. »
Elle pria pour que son coup de bluff fonctionne.
« Une légende ? s'indigna l'adolescent en haussant les mains. Je t'assure que tout ce que tu as pu entendre est absolument véridique. Je le sais, je viens de la Maison de Lubos.
— Et alors ?
— Cette tribu était autrefois nommée la Maison de Bolek, celle-là même où le Sombre et le Blême sont apparus la première fois, il y a plus de soixante cycles.
— La Blême, rectifia Miracle. Jenovefa.
— Mais non, Dizrye le Sombre et Freydjan le Blême. Jenovefa est la Sainte Élue. »
Miracle sentit confusément qu'un élément lui échappait. Elle décida de continuer son jeu de l'ignorante, dans l'espoir de soutirer davantage d'informations sans trop éveiller les soupçons.
« Ah bon ? On ne m'a pas raconté cette version-là.
— Pourtant, c'est la base. » Lukas s'emportait tant qu'il ne relevait plus les ruses que son interlocutrice employait pour lui délier la langue. Il se mit à réciter un genre de psaume aux accents religieux. « Le Blême et le Sombre sont venus du Grand Froid pour juger le peuple de Svata Zeme. Freydjan a observé, puis est reparti. Dizrye s'est attardé, il a vécu un moment avec les gens de la Maison de Bolek. Puis il a déclaré que les hommes étaient corrompus, et que notre monde allait périr dans les glaces, mais qu'il consentait à nous donner une dernière chance. Sainte Jenovefa accepta de lui servir de sacrifice, elle partit avec lui pour devenir la nouvelle Lune, et ainsi nous sauver de la destruction. »
Miracle prit un temps pour tenter de démêler le vrai du fantaisiste dans cette histoire loufoque. Elle savait que sa mère était née dans ce monde, donc la version se tenait. Mais son idiot de père en prophète apocalyptique ? Jamais de la vie. Et qui était cet autre larron nommé Freydjan ?
Elle garda le silence, car au détour d'un bosquet de sapins se détachèrent soudain les toits d'ardoise grise d'un grand hameau. Tout au plus une vingtaine de cheminées fumaient paresseusement autour d'un clocher. Certainement celui qu'elle entendait résonner au loin à la première heure de la journée, et à intervalles réguliers jusqu'au coucher du soleil. Des volailles caquetaient dans les basses-cours. Elle se demanda si l'occasion ne serait pas rêvée d'aller trucider les enfoirés de coqs qui braillaient deux heures avant l'aube, et dont les cocoricos s'infiltraient jusqu'au travers des murs de sa chambre.
Ils pénétrèrent dans les rues, ou plutôt les allées boueuses entre les maisons de pierre. Pas âme qui vive. Elle en fit la remarque à Lukas.
« Tout le monde est à l'office religieux. Tant mieux, tu ne risques pas de te faire prendre à partie.
— Et pourquoi est-ce que ça m'arriverait ?
— Eh bien, tu sais, le sac sur ta tête...
— Quoi donc ?
— Par ici, c'est le signe des malades de la lèpre. On les couvre pour ne pas effrayer les enfants. Pourtant, dans ton cas... »
Elle s'immobilisa, prise d'un pressentiment.
« Que veux-tu dire ? »
Il avança d'un pas vers elle et la fixa de ses yeux d'une profondeur si troublante.
« Je te l'ai déjà dit. Je ne pense pas que tu sois hideuse, sous ce masque. »
Il s'approchait trop près. Elle se déroba.
« Tu habites dans ce village ? Comment il s'appelle ?
— Brno, indiqua-t-il en lui emboîtant le pas, Moniyah sur les talons. Et oui, c'est ici que je dors. Regarde. »
Elle suivit la direction de son doigt et repéra Pavel, un des disciples du cours de Marika, installé sur un rondin de bois, en pleine partie d'échecs contre un autre enfant plus jeune, qu'elle n'avait jamais encore vu. Ils saluèrent d'un geste de la main, et gardèrent les yeux sur le curieux couple qui déambulait nonchalamment avec une louve dans les rues du village.
« Et eux, ils ne vont pas à la messe ? interrogea Miracle.
— Non. Comme beaucoup de disciples ou simples proches de l'Ordre, ils ont demandé l'Exclusion. Après tout, Dizrye a révélé au grand jour les vices de l'Église des Trois.
— Quel rapport avec l'Ordre ?
— L'Ordre des Chasseurs est le don de Dizrye à notre monde. D'ailleurs, il est revenu à plusieurs reprises pour nous guider dans sa reconstruction. Les habitants y ont participé, en échange d'outils plus solides et de matériaux incroyables. L'Ordre doit nous préserver de l'anéantissement.
— C'est pour cette raison que tu es devenu disciple ?
— Oui. Entre autres. »
Elle venait de le toucher à son tour. La main qu'il passa dans son cou trahit sa nervosité au sujet de ses motivations à rejoindre les rangs des Chasseurs.
« Je ne sais pas pour toi, continua-t-il, mais les enfants qui terminent ici sont souvent des laissés pour compte, que leur tribu ou leur maison a abandonnés, pour toutes sortes de raisons. La Tribu du Rocher n'a quasiment aucune influence. Elle se compose d'une maigre poignée de villages éparpillés sur les contreforts de la montagne. Les habitants creusent dans les mines pour extraire du charbon ou du fer, ou bien ils abattent des arbres pour servir de bois de charpente. Ils échangent leur produits aux comptoirs des vallées contre de la nourriture, en particulier du blé cultivé dans les plaines plus tempérées au sud. Souvent, les vivres manquent à la saison froide. La vie est rude, mais les gens ont l'esprit plus ouvert qu'ailleurs. Voilà pourquoi le dortoir que tu vois là-bas est rempli de jeunes qui ont échoué, dont plus personne ne voulait, et que l'Ordre a recueillis. Parmi ceux-là, à peine deux ou trois deviendront Chasseurs, mais au moins les autres auront reçu une instruction et un cadre de vie sûr où grandir et se préparer à leur vie d'adulte. Peu d'endroits sur cette terre offrent autant. »
Ils passèrent devant l'église. Miracle s'étonna de la ressemblance de l'architecture du bâtiment avec celle qu'elle connaissait sur Terre. Le style gothique ancien de la chapelle, avec ses flèches et ses fenêtres en voûtes brisées, aurait aussi bien pu appartenir à une bourgade de la France profonde. Elle suspendit sa contemplation lorsqu'elle aperçut une calèche postée non loin du portail, et la silhouette de Lumir adossé contre la barre où le cheval de trait avait été attaché. Elle prit subitement Lukas par la main et l'entraîna dans une ruelle entre deux murs. Il s'agissait de l'entrée d'une cour de ferme.
« Mais où est-ce que tu m'emmènes ? » protesta la grand brun. « On ne va pas rentrer chez les gens. Ils vont nous prendre pour des cambrioleurs et nous chasser à coup de fourche. »
Elle lui fit prendre maints détours improvisés, par un enclos de chèvres, sous une barrière, à travers un potager, puis par-dessus un mur d'enceinte, et ils débouchèrent à un surplomb d'où la vue découvrait une vaste plaine, loin en contrebas. Ils s'y assirent sur un tronc gelé, tandis que Moniyah grattait la fine couche de neige. L'air vivifiant leur rougit le visage, tandis qu'ils reprenaient leur souffle. Ils se rapprochèrent et observèrent en silence. Des nuages bas s'effilochaient sur les reliefs, et on devinait dans la brume des panaches de fumée qui parsemaient les collines verdoyantes. Des rivières convergeaient au creux des vallées vers un large fleuve flanqué de nombreux bourgs. Miracle crut même entrevoir une ville.
« Voilà donc la plaine.
— Et plus loin, la capitale, Pribam.
— Tu as été chassé de ta tribu ? demanda-t-elle du but en blanc.
— Tu voulais éviter Lumir ? répliqua-t-il.
— Oui. À toi.
— Oui. Pourquoi voulais-tu l'éviter ?
— Pourquoi as-tu été chassé ?
— Mon père a commis un meurtre. J'ai dû voler pour me nourrir.
— Je ne voulais pas qu'il nous voie...
— Ensemble ? »
À nouveau, elle fut troublée par son visage si étrange, ses joues creusées aux pommettes anguleuses, son nez délicat, ses lèvres fines et roses, ses yeux d'un noir insondable, voilés au gré du vent par des mèches folles. Si proche d'elle qu'elle sentait son souffle au travers des mailles de son masque. Elle agit d'instinct.
Elle souleva le bord du sac au-dessus de son nez, agrippa le cou de Lukas et posa un long baiser sur la bouche. Son estomac se retourna au moins quatre fois sur lui-même, tandis qu'elle buvait longuement à ses lèvres. Quelle folie l'avait prise ? Elle recula subitement, baissa le sac jusqu'à son cou et se leva.
« Merci pour la balade. Je dois y aller. » lâcha-t-elle au garçon encore abasourdi.
Puis elle s'enfuit, Moniyah à ses trousses.
Jamais elle n'avait couru aussi vite. Si bien qu'elle se trouva haletante après une petite centaine de mètres. Au moins, elle avait laissé derrière elle la source de son émoi. Elle ne voulait plus y penser. Pour l'instant, en tout cas.
La jeune voleuse de cœur entama donc la remontée vers la tour. Au sortir du village, elle croisa Jocelyn qui l'attendait, les bras croisés.
« À quoi tu joues avec ce pauvre Lukas, princesse ? demanda-t-il avec un sourire narquois.
— Mêle-toi de tes oignons, lui rétorqua-t-elle sans même s'arrêter.
— Oh, je m'en cogne, de tes histoires. On verra bien ce qu'en pense Havel. »
***
La jeune métisse se montra bien silencieuse pendant le dîner. Elle ne toucha son assiette de navet bouilli au lard que du bout de la cuillère. Havel s'inquiéta de son manque d'appétit, et l'adolescente prétexta un soudain inconfort féminin. Elle s'excusa de faire piètre honneur à la cuisine du maître, et se désola de laisser un plat si exquis aux cochons. Jocelyn et Buhurt ne prêtèrent aucune attention à son malaise, toutefois Lumir jeta des coups d'œil furtifs mais insistants à sa condisciple. Havel, de son côté, eut l'air quelque peu inquiet, mais autorisa la jeune fille à sortir de table et à prendre congé.
Après un passage aux latrines, où elle recracha le peu qu'elle avait réussi à avaler, Miracle remonta jusqu'à sa chambre et ferma sa porte au verrou. Moniyah bondit sur le lit et prit place comme à son accoutumée au pied des couvertures. L'adolescente se vêtit de son ensemble de nuit et allait rejoindre la louve, quand sa main resta sur le flacon de décoction que lui avait confié Havel. L'antidote aux rêves.
Pour la première fois depuis des jours, non depuis des mois, elle avait envie de rêver. Prendre en main son destin. Elle avait le sentiment nouveau de posséder les armes pour vaincre le cauchemar. Car elle était habitée d'une nouvelle obsession, un délicieux tourment qu'elle voulait poursuivre éperdument, en habiller tous ses songes, quitte à s'y dissoudre. Restait à trouver le sommeil.
La lune montait dans le ciel limpide, et formait par la minuscule lucarne un rectangle blanc sur les draps, qui remontait au fil des minutes le long de ses jambes. Elle alluma une bougie, saisit son carnet et entama une page vierge. Elle ne s'appliquait pas à produire quoi que ce soit, et laissa son crayon courir innocemment au gré de son humeur, d'une courbe à l'autre. Elle comprit peu à peu ce qui se dessinait. Un torse, une épaule ronde que terminait un bras élancé. Un flanc bosselé de côtes saillantes, des muscles obliques qui donnaient envie de les parcourir du bout des doigts, un ventre à la peau délicate, qui descendait en triangle à partir des hanches. Pas de serviette, cette fois-ci. La limite de la décence n'avait pas lieu d'être.
Elle voulut caresser cette moitié de torse imberbe et sans cou, poser la paume de sa main sur le pectoral et effleurer le mamelon. Elle s'imagina voir ce thorax se soulever d'une respiration intime, sentir le battement affolé du cœur qui battait dans cette poitrine. De la pointe de son crayon, elle traça les muscles qu'elle connaissait si bien, pour les avoir étudiés à propos de sa propre pathologie. Le péricarde lisse et luisant, les ventricules et oreillettes arrondis, les veines caves, l'aorte et l'artère protubérants. Un beau cœur rouge et généreux. Soudain, dans la masse striée du myocarde, elle crut deviner une masse anguleuse, aux arêtes franches. Comme une pierre taillée. Elle se la représenta écarlate et translucide, d'une profondeur telle qu'on pouvait y lire des reflets fantomatiques, presque un kaléidoscope de paysages vertigineux et fantastiques.
L'organe battait dans la poitrine.
Fascinée, elle tendit la main vers la gangue de chair pour y toucher le joyau, qu'elle se figurait brillant d'une envoûtante lueur cramoisie. Tandis que ses doigts progressaient, un spasme lui secoua le bras, accompagné d'un atroce hurlement de douleur. Un étau lui serra le poignet, sans toutefois parvenir à la faire reculer. Elle reconnut la voix du supplicié, celle-là même qu'elle souhaitait entendre lui murmurer des mots d'affection, et elle tressaillit de l'intensité de ce cri, tant ce dernier était transfiguré par une souffrance insupportable. Elle eut un instant le réflexe de retirer sa main, puis elle vit à quel point le but se trouvait à sa portée. Elle pouvait presque effleurer la pierre. La lumière brillait d'une lueur aussi furieuse que son propre désir de toucher, de ne faire plus qu'un.
Elle ne sentit pas immédiatement la gêne dans sa poitrine, mais tout à coup, une atroce douleur lui irradia la cage thoracique. Elle serra les mâchoires et des larmes montèrent à ses paupières. Elle devait continuer.
Dans une dernière poussée, à la limite de sa résistance, elle toucha du bout des doigts la surface lisse, chaude, presque incandescente. Une sensation de libération, comme un orgasme trop longtemps différé, libéra la boule de douleur et coula dans tout son corps en une grisante vague de pouvoir et de plénitude qui lui électrisa la colonne vertébrale.
Le bien-être dura une seconde ou deux.
Puis son cœur rata un battement.
Et tout s'éteignit.
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Voici la conclusion de ce premier arc sur Svata Zeme. J'ai essayé de terminer en apothéose.
Rassurez-vous, nous retrouverons Miracle et tous les autres habitants de ce monde. Je vais prendre quelques jours de planification pour rationaliser mes idées. Pour être honnête, j'ai trois solutions différentes et je n'arrive pas encore à me décider.
Je vous promets de ne pas trop tarder.
Pour m'encourager un peu, gratouillez la petite étoile. 😉👇⭐
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