Chapitre 10 - Démons
Lumir rentra dans la cuisine de la tour, les cheveux trempés et son manteau dégoulinant de la pluie glaciale qui s'abattait ce matin. Le soleil n'était toujours pas levé, et déjà l'apprenti avait cuit le pain, et revenait de la traite des vaches du fermier voisin avec un gros bidon plein de lait frais.
Il ne s'attendait pas à trouver Miracle à la table en chêne massif, occupée à engloutir une des miches encore fumantes qu'il avait sorties du four une petite trentaine de minutes auparavant. Elle s'amusa de sa réaction de surprise, et continua de mâcher avec appétit.
« Tu es déjà debout ? demanda-t-il à défaut de trouver mieux.
— Ça t'étonne ? rétorqua-t-elle de but en blanc.
— Eh bien... un peu, oui. Avec ce qui s'est passé hier, je ne pensais pas que...
— Il m'en faut plus pour me décourager. »
En réalité, elle jouait les dures, mais ce regain de courage ne lui ressemblait pas. Comme si elle se convainquait de ce qu'elle disait au moment précis où les mots franchissaient ses lèvres. Elle éprouva le besoin de gonfler davantage son orgueil, et continua sur sa lancée.
« J'ai vécu des situations bien pires. Des bagarres comme celle d'hier, j'en ai l'habitude. Chez moi, c'est tous les jours. Et encore, elle était toute seule. »
À ce moment, la limite de la vraisemblance avait été franchie. En effet, Lumir lui renvoya un regard ironique.
« Donc je suppose que Vera a eu de la chance, hier.
— Mais tout à fait ! Elle m'a eue par surprise. »
Elle ne put soutenir son regard et détourna les yeux. Il comprit et eut la bonté de changer de sujet.
« Comment va Moniyah ?
— Elle se repose. Havel dit qu'elle guérira.
— Bien. Et toi ?
— De simples égratignures.
— On ne dirait pas. Tu as la lèvre fendue et un gros œil au beurre noir.
— Personne ne le verra, de toute façon. » Elle accompagna sa bravade d'un geste de la main vers son sac à patate, qu'elle brandit tel un emblème.
Elle s'écarta soudain de la table et s'approcha du jeune homme à la peau pâle pour déposer un baiser dans le doux duvet blond vénitien qui couvrait sa joue.
« Merci de m'avoir un peu aidée hier. » lui susurra-t-elle à l'oreille, avant de le laisser planté là, comme changé en statue de pierre, couleur sauce tomate. Elle enfila son sac sur la tête et lui adressa une œillade provocatrice dont elle ne se serait jamais crue capable. « Bon, on y va ? Sinon, on va encore être en retard. »
Sans attendre sa réponse, elle hissa le volumineux sac de pains sur son épaule et alla pousser la lourde porte qui menait à l'extérieur.
Il faisait vraiment un temps de chiottes. Encore pire que la veille. La pluie tombait dru, et les fines gouttes tranchaient comme des lames de rasoir. Miracle prit une note mentale de réclamer un manteau à capuche et une paire de gants. Elle parcourut le chemin de ronde en pataugeant dans de larges flaques boueuses, si bien que ses pieds prirent l'eau dans ses bottes. Heureusement, le trajet fut de courte durée. Elle traversa la cour de l'école et arriva dans le couloir, où les manteaux des élèves pendaient et dégorgeaient lentement, créant des ruisseaux miniatures qui allaient se jeter par divers détours et circonvolutions vers le seuil de la porte, une géographie fantastique en modèle réduit.
Lumir entra à son tour, essoufflé d'avoir porté le poids d'un plein bidon. Il le posa un instant pour se débarrasser de son manteau, puis ils se dirigèrent vers la droite pour apporter leurs offrandes à la cuisinière.
« Bonjour, Denisa, salua le jeune homme. Sale temps, hein ?
— Grmpf, répondit la grosse dame.
— Ça veut dire bonjour ? ironisa Miracle en riant derrière son masque. Au moins, nous ne sommes pas en retard, n'est-ce pas ?
— Allez donc faire le service, puisque vous êtes si malins. »
Exactement ce que Miracle attendait. Elle saisit le sac de pains et franchit le rideau qui séparait la pièce du réfectoire. Lumir tenta de la retenir mais elle dégagea son épaule et s'avança vers la longue table où la classe entière s'était installée dans l'attente de son repas.
Le silence se fit au moment où elle pénétra dans la pièce. Dans une ambiance de mort, ponctuée du seul couinement de ses bottes humides, elle s'approcha et déposa devant chaque élève un pain chaud au doux fumet de croûte craquante. Pas un seul n'osa protester tandis qu'elle servait à pleines mains, avec des gestes exagérés, chaque morceau de boulangerie. Lumir l'observa quelques secondes puis lui emboîta le pas pour verser à la louche un généreux bol de lait frais à chacun de ses camarades. Miracle n'en montra rien mais elle s'étonna que son manège produisît un tel d'effet. Havel était-il déjà venu recadrer la classe, ou bien était-elle réellement en train de faire la leçon à cette petite bande de cons ?
Elle prit en tout cas grand plaisir à ce petit jeu théâtral, en particulier lorsque vint le tour de Vera, la grande rousse aux larges épaules. Son adversaire de la veille n'osa pas relever le menton à son passage. Miracle remarqua que sa joue gauche avait enflé et changé de couleur. Lumir n'y était pas allé de main morte. Peut-être même pas avec les mains, d'ailleurs.
De retour dans la cuisine après sa tournée, elle ne sut quoi faire et regarda Denisa en grelottant. La dame revêche se redressa et poussa un soupir.
« Va donc te changer dans les vestiaires. Avec ces vêtements trempés, tu vas attraper la mort. Tu en trouveras d'autres sur l'étagère. Et pendant que tu y es, il doit rester une barrique d'eau chaude. Profites-en, pendant que ces goinfres mangent. »
La jeune fille frigorifiée envoya un large sourire à sa bienfaitrice, avant de se rappeler que c'était inutile. Elle espéra au moins avoir réussi à sourire avec les yeux.
« Merci beaucoup, Denisa. »
Le couloir au fond de la cuisine donnait sur un sas avec deux portes fermées. Elle voulut se retourner vers Denisa pour lui demander laquelle ouvrait sur les vestiaires, cependant la dame de service venait tout juste de charger un plateau de pommes coupées en quartiers, et portait son chargement vers la pièce attenante. Miracle décida donc d'ouvrir la première qui venait. Tant pis s'il s'agissait d'un placard et que tout le contenu lui dégringolait sur la caboche.
Elle entrouvrit la porte et constata qu'il s'agissait d'une petite pièce au sol de béton, munie d'une haute fenêtre à la vitre dépolie. Des serviettes usagées gisaient au sol en plusieurs tas désordonnés. Sur des étagères, d'autres linges propres et secs étaient rangés en piles parfois un peu dérangées. Un bac d'eau fumante se trouvait posé au milieu. Elle entra, heureuse de pouvoir enfin se débarrasser de ses vêtements trempés.
« Woh ! Tu ne devrais pas être là. »
La voix surgit de derrière la porte, et lorsque le battant se ferma, Miracle aperçut le corps nu de Lukas, enveloppé dans une simple serviette autour des hanches. Il était trop tard pour ne plus voir ce qu'elle avait vu. Sa peau pâle, ses biceps et ses épaules bien dessinés, son torse imberbe, ses côtes un peu trop saillantes, son ventre creusé, dépourvu de la tablette de chocolat qu'elle aurait cru y trouver, mais aux obliques étrangement formés. Elle se couvrit néanmoins les yeux de sa main et tâtonna à la recherche de la poignée de cette fichue porte.
« Je suis désolée. Je m'excuse. Je ne pensais pas que... Je ne voulais pas... Tu ne pouvais pas fermer à clé ? » Elle balbutia toutes les phrases bidons qui lui passaient à l'esprit et sortit aussi vite qu'elle était venue.
« Ils sont pas foutus de mettre des panneaux sur leurs putains de portes, bordel de merde ! » jura-t-elle, le dos collé à la fautive. Rouge de honte et presque réchauffée par cette émotion soudaine, elle s'empressa d'ouvrir l'autre porte, la referma derrière elle, puis tira le loquet. Car il y avait bien un loquet.
Un épais nuage de buée remplissait la pièce, et s'évacuait lentement par une fenêtre similaire à celle du vestiaire des garçons, haute, étroite, et en verre opaque. Seulement, celle-ci était entrebâillée. Il en provenait un air froid qui rendait la température de la salle de bain pour le moins vivifiante. Miracle songea un instant à fermer ce soupirail, mais la poignée s'avéra trop haute et elle ne voulait pas risquer de glisser sur le sol humide.
Le baquet au centre de la pièce contenait encore une bonne moitié d'eau trouble et manifestement souillée par les ablutions matinales des filles de la classe. Cependant, elle dégageait encore un peu de fumée et devait être encore tiède. La perspective de se réchauffer un peu suffit à convaincre Miracle de profiter de ce moment de toilette rudimentaire. Elle se dévêtit, jeta ses vêtements froids et humides contre le mur, mit de côté ses sous-vêtements qui n'étaient pas tout à fait irrécupérables, et commença à se laver avec la grosse éponge et le bloc de savon.
Un bruit mat attira son attention. Un truc venait de tomber sur le sol. Elle ne discerna pas ce dont il s'agissait, car il y avait tant de brouillard qu'on n'y voyait rien à un mètre. Elle venait de décider qu'une serviette mouillée devait avoir chuté d'une étagère, lorsqu'elle devina un bruit de glissement sur le sol. Elle se tourna et baissa les yeux à terre. Un long et épais tuyau couleur sable, avec un dos foncé et des ocelles sur les côtés, rampait vers son pied. Elle cria et tomba en arrière, renversant le baquet au passage. Indifférent à l'eau qui inondait le sol, le serpent avançait vers elle, ses pupilles fendues braquées sur son cou. Elle recroquevilla ses jambes et agrippa la anse du seau vide, qu'elle projeta en avant pour frapper la tête du serpent. Le reptile, atteint en pleine tête, releva le cou et souffla furieusement.
« Au secours ! » hurla la métisse terrorisée.
Presque au même moment, la porte fut ébranlée par de puissants coups. Le serpent s'élança vers sa poitrine. Elle bloqua l'attaque, d'instinct, en se protégeant avec le seau. Mais une vive douleur la lança à la cheville, où le serpent venait de mordre.
Le cadre de la porte vola en éclats.
Havel se jeta sur l'animal et lui trancha le corps avec une feuille de boucher. La tête du serpent convulsa, les crocs toujours fichés dans la chair de Miracle. Une vive sensation de brûlure et d'engourdissement envahit le membre jusqu'à la hanche. Le reste du corps de l'animal se contorsionna une dernière fois, en une terrible convulsion, puis s'immobilisa.
Le vieux maître arracha la tête du serpent de la cheville de Miracle, et se tourna vers la porte pour crier un ordre.
« Denisa, allez chercher Jocelyn. Lumir, tu gardes la porte. Personne ne doit entrer. »
Puis il tendit deux serviettes sales à Miracle pour lui permettre de se couvrir. Il se redressa, brisa le seau d'un violent coup de talon, et récupéra une latte de bois. Puis il saisit un linge sur l'étagère et revint vers la cheville de Miracle.
« Je te préviens, ça va faire mal. »
Il entoura le linge au-dessus du genou, glissa le bout de bois, noua le tout et commença à serrer. La douleur devint atroce, et Miracle hurla à pleins poumons, d'un cri qui se réverbéra dans la salle de bain exiguë et lui vrilla les oreilles.
Havel noua une nouvelle fois le garrot, pour le maintenir en place. Miracle se sentit défaillir. Il lui tendit une veste de lin propre.
« Enfile ça et remets ton masque. Nous allons te transporter à la Tour.
— Ouais, mais faites gaffe que tout le monde voie pas mon cul. » murmura-t-elle en français, avant que le monde ne bascule et que l'obscurité l'emporte.
***
Elle reprit conscience dans son lit. Son corps tout entier brûlait et elle suait à grosses gouttes, à tel point que les draps étaient trempés. Son sang battait dans ses veines gonflées et un voile fiévreux brouillait sa vision. Elle tenta de se redresser, et fut prise d'un vertige furieux qui fit tourbillonner les murs de la chambre. Quelqu'un avait pris la peine de la vêtir de sa chemise de nuit. Depuis le pied jusqu'à la cuisse, sa jambe gauche était entrelacée de fines veines violettes.
Dans son coin de torchons, Moniyah releva la tête et boita jusqu'au pied du lit. Miracle s'appuya sur la tête de la louve pour se mettre sur ses deux pieds. Le sol tanguait comme en pleine tempête, et elle ne parvint pas à trouver son équilibre. Elle tituba jusqu'au mur et se dirigea vers la sortie.
Avant qu'elle ne l'atteigne, la porte s'ouvrit et Marika entra. Son visage barré de son imposante cicatrice avait perdu de sa sévérité, et affichait un air soucieux.
« Non, Miracle, dit-elle en français. Tu ne dois pas te lever. Tu es faible, et le poison est encore dans ton sang.
— Je veux savoir, haleta la métisse en sueur. Qu'est-ce qui m'a attaquée ? »
La féroce amazone vint mettre son épaule sous le bras de la blessée.
« Très bien. Havel et les autres en discutent. Mais ensuite, tu retourneras te coucher, d'accord ? Ne t'appuie pas sur ta jambe. »
La jeune fille acquiesça et se laissa aider. Alors qu'elles descendaient les escaliers avec mille précautions, elle en profita pour complimenter son infirmière de circonstance.
« Vous parlez bien français.
— Ça fait partie de l'apprentissage de Chasseur. Entre autres choses.
— Comme les antidotes aux poisons ?
— Tout à fait. Heureusement pour toi, hein ?
— Oui. »
Elles atteignirent la dernière marche des escaliers, et Havel l'attendait déjà, accompagné de Lumir et de Jocelyn, l'étrange disciple dont elle n'avait pas encore fait la connaissance. Marika installa sa patiente dans un fauteuil près du feu et Havel prit la parole.
« Tu nous as foutu les boules. »
Décontenancée par cette remarque inattendue, la métisse blessée fut prise d'un rire qui se mua en spasme de douleur.
« Me faites pas rigoler, merde.
— Je souhaiterais te poser quelques questions, Miracle. Est-ce que tu te sens capable d'y répondre ?
— Je pose les miennes d'abord.
— Comme tu voudras.
— C'était quoi, cette chose ?
— Une vipère. » coupa Jocelyn. Il jeta au sol un sac de toile souillé de sang, et la tête tranchée du serpent roula à la vue de tous. Miracle détourna les yeux, de dégoût.
« Mais beaucoup plus grand que la normale, continua le jeune homme à la coupe quasi militaire. Son comportement aussi était inhabituel. Ce genre de serpent n'attaque pas l'homme, et à cette époque de l'année, ils hibernent.
— Et surtout, compléta Marika, leur venin est rarement mortel. En d'autres termes...
— Ce pauvre animal était un djabel, conclut Havel.
— Un quoi ?
— Un démon, en français, indiqua Marika. Le Livre des Chasseurs les nomme djabel. L'Ordre a pour vocation de les tuer. Ces pauvres animaux malades sont souvent tués par leurs propres semblables mais ils sont aussi plus gros et plus forts que la normale, et assez coriaces. Malheureusement, leur état les rend très agressifs.
— C'est un de ces machins qui a essayé de me tuer ?
— Oui, confirma Havel. Je m'en veux tellement de ne pas l'avoir repéré plus tôt.
— Allons, Maître, intervint Lumir, si vous n'aviez pas été là, Miracle n'aurait pas survécu.
— Un coup de chance que ça n'était pas le tour de Buhurt de faire la classe, rit Jocelyn.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, le rabroua Marika d'un ton sec.
— Est-ce qu'il m'en voulait à moi, personnellement ? » demanda soudain Miracle.
Un silence troublé s'installa. Havel se pencha et regarda la jeune fille dans les yeux.
« Pourquoi demandes-tu cela ?
— Je dois savoir si j'étais visée.
— Il a grimpé le long du mur et est entré par la fenêtre, comme s'il avait été attiré à l'intérieur, indiqua Jocelyn. J'ai relevé des traces et des écailles sur l'enduit à l'extérieur. Personne ne l'a aidé à passer par la fenêtre, si c'est ce que tu insinues.
— Denisa ouvre la fenêtre, ajouta Lumir dans son français hésitant. Après la toilette.
— Ça ne répond pas à ma question.
— Il aurait pu être attiré par la chaleur, hasarda Marika.
— J'en doute, répondit Havel. S'il a escaladé le mur jusqu'à la fenêtre, c'est qu'il avait une bien plus forte raison. Ce qui m'amène à ma propre question. As-tu des raisons de croire que cette bête ait pu être attirée par toi ? »
Miracle soupira. Elle devait partager ce qu'elle savait, si elle souhaitait comprendre ce qui lui arrivait.
« Vous savez que mes parents m'ont laissée ici pour me protéger d'un monstre qui m'a agressée près de chez moi. Je crois que cette créature sentait ma présence. Mais surtout, elle n'avait pas l'air de s'intéresser à moi, mais plutôt à quelque chose en moi.
— Près de ton cœur ?
— Oui. J'ai... J'ai toujours eu des problèmes cardiaques, mais depuis cette attaque, je me sens mieux. Je n'ai plus besoin de prendre de médicaments.
— C'est peut-être sans rapport, intervint Marika, mais le rituel d'ascension des Chasseurs, celui auquel Lumir et Jocelyn se préparent, indique de manger le cœur d'un djabel. Ce même rituel que moi-même, Havel, et ton père avons accompli.
— Mon père a bouffé le ... Argh, dégueu.
— Je ne sais pas ce que tu détiens dans ta poitrine, continua la guerrière enceinte, mais il est possible que cela ait un rapport avec les démons, qu'ils soient attirés par toi. Cela signifie que tu dois apprendre à te défendre. » Elle regarda Havel à la recherche d'un accord tacite. « Nous devons au plus vite te faire suivre l'entraînement des disciples de l'Ordre. »
————-
Un nouveau chapitre ! Le rythme est assez soutenu, je ne m'attends pas à ce que vous arriviez à suivre.
J'espère que la scène de la salle de bain vous aura un peu fait frissonner. Je tente des trucs. 😅
On commence à distinguer la rivalité Lumir / Lukas. Vous imaginez bien que ça ne va pas s'arranger.
L'entraînement de Miracle commence au prochain chapitre.
N'oubliez pas la petite étoile.
😉👇⭐
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