Partie I - 1. Philémon *
PARTIE I
PHILÉMON
Ma tête...
Philémon n'osait pas ouvrir les yeux, de peur que la lumière ne lui transperçât douloureusement la rétine. La nausée qui lui empoignait les entrailles était intolérable. Mais au moins, je crois que je ne suis pas par terre ! Il était confortablement installé dans un grand canapé. D'ailleurs, il y avait quelque chose de problématique avec ce sofa... que faisait-il ici ?
Philémon était censé être au jardin du Luxembourg, à Paris. Il se voyait très précisément marcher avec un ami dans l'herbe, là où ils n'avaient pas le droit de poser leurs semelles. Ils regardaient les arbres et discutaient de... de quoi, exactement ? Il ne restait qu'une impression fugace, et plus rien ne lui revenait en mémoire.
Ses oreilles bourdonnaient. Philémon se décida à ouvrir les yeux, craignant d'avance la douleur que cela lui causerait. Par chance, la pièce était plongée dans la pénombre. Je ne vois toujours pas de lien entre ce canapé et le jardin du Luxembourg... Peut-être ai-je été amené ici sans en être conscient ? Philémon devait en avoir le cœur net ! Il s'éclaircit la voix.
« Excusez-moi ? » lança-t-il d'un ton hésitant.
Pas de réponse. Je n'aime pas ça, pensa-t-il en détaillant les petites commodes dont les silhouettes se détachaient dans les ténèbres. Je n'ai jamais vu cet endroit, j'en suis certain ! Un mot lui revint subitement en mémoire, comme si son inconscient tentait de l'aider.
« Amélie ? » s'exclama-t-il par réflexe avant de froncer les sourcils.
Amélie ? Qui était Amélie ? Il avait prononcé son nom sans réfléchir. J'en ai déjà assez de ce défaut de mémoire ! Il se leva avec difficulté et posa une main sur une petite table en bois pour ne pas tomber. Ses jambes tremblaient comme s'il avait repris conscience après un malaise. Aurais-je perdu connaissance durant ma promenade ? Peut-être m'a-t-on conduit ici pour que je reprisse des forces.
Philémon inspira longuement avant de faire quelques pas vers ce qui lui semblait être une porte. Il chercha la poignée avec fébrilité et comprit qu'il n'y avait pas de sortie — il s'agissait en réalité d'un long tableau vertical richement encadré. Comment fait-on pour quitter cet endroit ? Irrité, Philémon attendit que son regard s'habituât à la pénombre. Il fut déçu de se trouver face au portrait très classique d'une femme en robe blanche. Sans goût. Tout comme remplir une pièce de commodes, d'ailleurs...
Philémon était persuadé que son ami viendrait le chercher. Henri Giffard tenait toujours ses promesses et ne le laisserait pas seul dans un manoir vide et laid. Qui peut bien décorer sa maison ainsi ? Cela ne semble pas naturel. Qui mettrait un canapé dans une pièce sans bibliothèque ni cheminée ? Quel est l'intérêt ? Il s'agit peut-être de l'œuvre d'un dandy si inspiré que sa volonté m'échappe. Et on l'avait amené ici pour prendre du repos ? Manifestement, Henri Giffard le connaissait mal : il ne tenait plus en place. Sa main se posa machinalement sur sa tête. Oh ! D'habitude, j'ai un chapeau. Où est-il ?
Philémon retrouva son haut-de-forme posé à l'envers sur l'une des commodes. Secouant la tête d'agacement – on ne traitait jamais un chapeau ainsi ! –, il s'en coiffa et se sentit aussitôt plus à l'aise. Un véritable gentleman se devait d'être présentable en toute circonstance, après un malaise ou en pleine forme.
Maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité, il pouvait détailler le contenu de la pièce : six petites commodes entouraient un tapis de mauvaise qualité qui recouvrait la totalité du sol, et chacune comportait deux tiroirs – tous vides. Bien évidemment. Posée au pied de l'un des meubles se trouvait une sorte de poupée de bois, épurée et sans visage.
Philémon haussa les sourcils. Une poupée ici, chez un ami d'Henri Giffard ? Peut-être que ce jouet appartenait à la fille du propriétaire des lieux. Il la saisit et sentit sa main se réchauffer. Effrayé, il écarquilla les yeux et vit la poupée prendre feu au milieu du ventre. Philémon la jeta au sol et la regarda se consumer, médusé. Comment ?! C'est de la sorcellerie !
Le gentleman tremblait tant que ses genoux s'entrechoquaient. Cette poupée avait brûlé de son propre chef ! Impossible, il avait sans doute mal vu ! La pièce fut soudain inondée de lumière, ce qui le fit violemment sursauter.
Philémon mit sa main en visière et fit le tour de la salle, s'attendant à trouver un homme muni d'une centaine de chandelles tant l'éclat était puissant. Il n'y a... aucune source de lumière. Elle ne vient pas du plafond, ni du sol ! D'ailleurs, il ne trouvait toujours pas de porte. Comment allait-il sortir ? Pire : comment était-il entré ? Il se frotta la joue, confus. Pas de sortie, une poupée réduite en cendres... où suis-je ? Je vais me réveiller, ce n'est qu'un cauchemar !
Philémon se pinça plusieurs fois la joue sans résultat. Puisque c'est un rêve, profitons-en. Il daigna lever les yeux vers l'affreux tableau qui l'avait consterné quelques minutes plus tôt. Il s'aperçut alors que de la peinture blanche recouvrait intégralement le tableau et qu'une poignée était apparue sur le côté droit. Pardon ? C'est... impossible. Non, ce n'est absolument pas possible, le portrait s'est transformé en porte ! Il n'en croyait pas ses yeux. Le surnaturel n'était qu'une invention tout juste bonne à alimenter des romans de qualité comme ceux d'Edgar Allan Poe, rien de plus. Mais pourquoi ce cauchemar semblait-il si réel ?
La gorge nouée par l'angoisse, Philémon posa sa main sur la poignée. Il était prêt à exploser ou prendre feu et serra les dents, se tenant le plus loin possible du mur. Voilà. Maintenant, il faut ouvrir cette porte. Au moment de tirer la poignée vers lui, une nouvelle surprise l'arrêta : des lettres venaient d'apparaître sur le fond blanc du tableau.
« Attention, M. Marsanguet, lut-il à haute voix. Je ne saurais que trop vous conseiller de rester en vie et de ne pas tenter l'impossible. Ne vous mettez pas en danger, s'il vous plaît. »
Le gentleman fronça les sourcils, sceptique. Sa nature curieuse prit le dessus sur son appréhension. Ce message qui ne semblait pas venir d'Henri Giffard prêtait à confusion ! Était-il ici par la volonté de quelqu'un qui ne l'appréciait pas ? Peut-être se trouvait-il dans le manoir de l'un de ses nombreux ennemis... Il ne se souvenait que de cela : plusieurs personnes le détestaient par principe, parce qu'il ne voulait pas vivre comme son père et son grand-père avant lui.
Il entendait encore dans un coin de son esprit des phrases comme « Tu fais honte à notre famille ! », « Cesse de dilapider notre fortune pour ces bêtises ! », et le mépris ordinaire des braves gens, leur suffisance, leur désapprobation. Mais depuis quand se morfondait-il de la sorte ? J'ai dû tomber sur la tête et perdre la raison !
La mort dans l'âme, il poussa la porte et y découvrit une petite pièce. Le passage était étroit, et il eut à peine la place de s'y glisser pour se retrouver dans un couloir minuscule. Il fit quelques pas hésitants et se trouva rapidement face à un miroir en très mauvais état. Entre deux taches de rouille, il entrevit son reflet.
« Oh, mon Dieu ! » s'exclama-t-il, horrifié.
Sa moustache était en bataille : une vision absolument insupportable pour le gentleman. Il humecta son pouce et son index et en redessina les fins côtés recourbés. Il se sentit de plus en plus calme au fur et à mesure que son visage lui devenait reconnaissable. Philémon était très satisfait de l'homme moustachu, maigre et distingué qu'il voyait dans le miroir. Le gentleman se recoiffait avec soin lorsqu'il entendit une voix étouffée. Il tendit l'oreille, se demandant s'il avait imaginé cette exclamation.
Un autre cri se fit entendre et Philémon frissonna. Je dois sortir de ce couloir et trouver cette... jeune femme, peut-être. Y a-t-il une porte ? Il en trouva une en longeant la petite pièce, difficile d'accès car en hauteur et excentrée. Le plafond se trouvait si haut qu'il était à peine visible. Philémon escalada une table puis une armoire pour l'atteindre, glissant un peu dans ses souliers impeccablement cirés.
La porte débouchait sur un couloir. Le carrelage sommaire de céramique flanqué de murs blancs ne parvenait pas à créer une impression de propre, l'odeur de moisi étant bien trop forte. Quelle horreur ! Fronçant les sourcils, il crut distinguer une silhouette, une personne de petite taille. Dois-je m'approcher ? Il repensa à la poupée et fit la moue. Peut-être est-ce un piège... Ses genoux se remirent à trembler.
« Je ne vous vois pas ! » se plaignit une voix féminine qui le tira de sa torpeur.
On ne peut ignorer une demoiselle en détresse de la sorte. Le gentleman remit en place les manches de sa chemise. Il se devait d'être présentable, après tout ! Une femme, un monstre, qu'importe ! Je dois être courtois. Après les lumières sortant de nulle part et les tableaux se transformant sous ses yeux, il s'attendait presque à rencontrer une créature répugnante ou un fantôme. Philémon tenta d'adopter une démarche assurée.
Le jeune homme dissimula son soulagement en voyant qu'il s'agissait d'une jeune femme parfaitement normale assise sur une chaise au beau milieu du corridor. Elle portait une longue robe composée de plusieurs tissus dont les couleurs bleutées avaient pâli. Un ruban décorait ses cheveux bruns frisés. Le regard de Philémon s'attarda sur la chaîne sertie de pierres précieuses qui entourait sa taille. Une mouche sous ses lèvres couronnait le tout. C'est certainement une noble, mais elle semble d'un autre temps... Peut-être est-ce une originale, elle aussi ? La femme du propriétaire des lieux ?
La jeune femme leva le menton et ses yeux croisèrent ceux du gentleman, fatigués mais alertes. Elle tenait ses bras plaqués contre son corps, assise bien droite.
« Je ne sais pas qui vous êtes, le mit-elle en garde, mais ne me regardez pas ! Fixez le carrelage, s'il vous plaît. »
Philémon la vit baisser la tête vers le sol et l'imita avec réticence. Avait-il eu un regard insistant, provoquant sa gêne ? Il savait pourtant qu'il ne fallait pas embarrasser les demoiselles, mais elle avait été incroyablement timide ! Peut-être que cela n'a aucun lien. Mieux vaut en avoir le cœur net... Il essaya de ne pas perdre le fil de ses pensées en notant la saleté des carreaux qui composaient le sol et interrogea l'inconnue :
« Pourquoi me demandez-vous cela, mademoiselle ?
— Ces... fantômes vous touchent si vous les regardez. Je ne sais pas s'ils sont dangereux, mais... »
Elle se tut et fit mine de se frotter les yeux avant de secouer la tête.
« Pas le maquillage. » marmonna-t-elle en reposant ses mains sur ses genoux.
Son visage semblait recouvert d'une poudre blanche très épaisse, et elle en avait partout sur les mains. Étrange façon de se maquiller... Le gentleman serra les lèvres et se concentra sur son problème principal. Des fantômes ? Vraiment ? Son pouls augmenta dangereusement. S'il ne dormait pas, si tout cela était réel... des fantômes allaient peut-être l'attaquer. Non, je refuse d'y croire, il ne faut pas exagérer ! Tout ceci n'est qu'un complot destiné à m'effrayer, cette femme est une actrice ! Philémon risqua un coup d'œil derrière elle.
« Ne vous inquiétez pas, lui dit-il, il n'y a rien. Quels que soient vos fantômes, ils ne sont pas ici !
— Mais ne les cherchez pas, malheureux ! Ils viennent encore plus vite si vous faites cela ! » s'écria-t-elle, les larmes aux yeux.
Elle enfouit son visage dans ses mains, semblant oublier la couche anormale de poudre sur ses joues, et se mit à sangloter. Non, non, non ! Quel genre d'homme était-il pour faire pleurer des inconnues ? Ce n'était pas le comportement d'un gentleman. Il voulut la consoler et avait déjà fait un pas vers elle lorsqu'il aperçut une lumière verdâtre au bout du couloir.
« Qu'est-ce que... »
Il vit une forme phosphorescente s'approcher de lui, un visage plat aux orbites vides, une créature figée dans un rictus horrifié. Philémon recula d'un pas. Impossible, un monstre ! Un fantôme ! Un mort revenu à la vie ! Il avait toujours refusé de croire aux sornettes de sa nourrice, le soir avant de dormir. Des histoires d'âmes errant à la recherche de la paix, de créatures inconnues et terrifiantes... Nourrice, si seulement vous aviez pu voir cela... Vous vous moqueriez de mon manque de naïveté ! Je suis toujours trop rationnel, c'est ce que vous disiez chaque soir...
Il se souvint alors de son père, de son air sévère. Son sourire ironique et froid lorsque Philémon lui désobéissait lui apparut avec force détails. Il fut soudain envahi par la panique : qu'allait-il devoir lui raconter, cette fois-ci ? Père, je suis allé dans un manoir mal décoré et peuplé de phénomènes surnaturels. C'est pour cela que je ne suis pas rentré cette nuit, croyez-moi. Ne me réprimandez pas, je ne sais pas comment je suis arrivé ici, il faut me pardonner... Mais il recevrait quand même son châtiment. Plus d'argent, fils indigne, c'est fini tout cela ! Il faut bien que je sévisse ! Sévisse ! Sévisse...
« MONSIEUR ! »
Philémon se trouvait nez-à-nez avec la jeune femme. Elle s'était levée de sa chaise et tenait la tête du gentleman entre ses mains, le forçant à la regarder. Ses yeux perçants ne trahissaient plus aucune peur. Philémon ne put s'empêcher de remarquer ses traits fins et l'épaisseur de son fond de teint, mais ses pensées s'échappèrent à nouveau. Le gentleman sentait son cœur battre à tout rompre, comme s'il avait perdu connaissance et que ses fonctions vitales se remettaient en place un peu trop rapidement. Après avoir dégluti plusieurs fois de force, il reprit enfin le contrôle de son esprit, incapable de comprendre ce qui venait de lui arriver.
« J'avais perdu le fil de mes pensées..., murmura-t-il, hébété.
— C'est ce qu'ils vous font, expliqua la jeune femme avec une moue réprobatrice. Pendant que vous vous perdez dans vos réflexions, ils se posent sur votre épaule et... Je ne sais pas ce qu'il se passe exactement, car je les chasse à temps ! Cependant... Comment dire... Je ne pense pas que... »
Sa voix se brisa. Elle semble épuisée. Depuis combien de temps se bat-elle contre ces fantômes ? La jeune femme secoua la tête, irritée. Elle ne savait visiblement pas comment expliquer ce qui leur arrivait.
« Peut-être ne nous veulent-ils que du bien, qui sait ? risqua Philémon avec un léger sourire, bien conscient que sa tentative de rassurer la jeune inconnue sonnait faux.
— Quelle sorte de bienfaiteurs vous auraient fait pleurer ? » répliqua-t-elle en fronçant les sourcils.
Le gentleman porta une main à sa joue, effleurant les doigts de la jeune femme au passage, et sentit qu'une larme s'était échappée de son œil gauche. Voilà qui est improbable ! Je ne pleure jamais, et certainement pas en pensant à mon père !
« Vous avez raison, ils ne veulent pas nous aider, concéda-t-il en soupirant.
— Restons ainsi pour le moment, dit-elle en enserrant un peu plus fort son visage. Vos yeux se tourneront instinctivement vers les fantômes, donc concentrez-vous. »
Il crut sentir une légère pression sur son épaule droite et frissonna. Il est sur moi... ! Faites-le partir, faites-le partir...
« Concentrez-vous ! répéta la jeune femme. Parlez-moi ! Qui êtes-vous ?
— Je... Je suis Philémon Marsanguet, j'ai vingt-cinq ans, je vis à Paris... »
Tout va bien se passer, tout va bien se passer...
« Je suis riche, ou du moins je l'ai été. Je crois que je l'avais oublié... Ces zones d'ombre...
— Je le sais bien, c'est très étrange, mais c'est également mon cas. Je m'appelle Anna, mais mon nom de famille ne m'est pas encore revenu. Je ne me souviens de rien d'autre, peut-être étais-je riche... Oui, j'en suis sûre, à présent ! »
Philémon fit la moue.
« Puis-je vous poser une question ? dit-il d'un ton hésitant.
— Bien sûr, si cela peut m'aider à me souvenir de quelque information oubliée...
— Mademoiselle, pourquoi portez-vous une robe aussi démodée ? »
Anna parut outrée. Ses yeux s'agrandirent et elle s'insurgea :
« Comment ?! Elle est de la dernière mode, monsieur ! Elle vaut une fortune ! J'allais la porter pour... un bal, je crois. Ce que vous me dites est honteux !
— Un bal bourgeois ? hasarda Philémon, se souvenant qu'il devait bien s'être rendu dans un tel lieu un jour.
— Mais... je ne vous permets pas ! s'écria la jeune femme, furieuse. Ai-je l'air d'une bourgeoise ? Une bourgeoise pourrait-elle s'acheter une robe pareille ? Je suis noble, cher monsieur, certainement pas moins que cela ! »
La fureur dans ses yeux s'éteignit soudainement. Elle soupira et dit :
« Veuillez m'excuser, je me suis emportée. Ma famille n'est pas aussi proche du roi que je voudrais le croire, mais nous sommes nobles... vous comprenez ? »
Philémon lui sourit, conscient d'avoir manqué de tact. Oh. Non, attends. Attends, Philémon.
« Pas roi.
— Pardon ?
— Votre famille n'est pas proche du roi mais de l'Empereur. Je sais bien que le coup d'Etat est très récent, mais Napoléon III n'est pas roi ! Il est empereur.
— Napo... qui ? »
Philémon était confus : Anna avait l'air authentiquement incrédule. Comment peut-on ignorer une chose pareille ? Il n'était pas fou de politique, mais même un marginal comme lui savait qui dirigeait le pays.
« Eh bien, Napoléon III... Mon Dieu, où étiez-vous en décembre dernier ?
— Décembre, décembre... Tout est si lointain, si flou, mais je crois que... »
Son regard s'illumina soudain.
« J'y suis ! C'était un mois délicieux. Avec des amies, nous avons essayé nos nouvelles robes pour les présenter à Sa Majesté afin d'être parfaites pour les bals d'hiver. Je crois qu'il y en avait cinq. Nous nous devons d'être irréprochables, c'est l'image du Royaume que nous représentons aux nobles étrangers durant cette période !
— Quelle Majesté ? » demanda Philémon du tac-au-tac, alarmé.
Quelque chose n'allait pas. Il y a un problème, un gros problème, personne n'appelle Napoléon III « Sa Majesté » ! Et personne ne dit « Royaume » ! Anna lui sourit d'un air presque condescendant, comme si elle le prenait pour un idiot ou quelqu'un qui aurait vécu sur une île déserte depuis des années. Je commence à penser la même chose d'elle...
« Notre bon roi François Ier, enfin.
— C'est... ! Oh, mon Dieu, c'est impossible ! » balbutia-t-il, en état de choc.
Il saisit les mains d'Anna et les ôta précipitamment de son visage. Je dois réfléchir. Me concentrer. Ce n'est pas possible, je ne peux pas être face à une jeune femme connaissant François Ier autrement que par des livres ! Il se mit à faire les cent pas, indifférent aux allées et venues des petits fantômes qui voulaient croiser son regard. J'ai peut-être une explication, mais elle me semble stupide. Il repensa alors à la poupée qui avait pris feu sous ses yeux et haussa les épaules. Non, peut-être que ça ne l'est pas, finalement.
« Mademoiselle Anna, lui assena-t-il, nous ne sommes pas issus de la même époque !
— Com–
— Attendez, mademoiselle, je vais vous expliquer. Avez-vous déjà vu un homme habillé de la même manière que moi ? »
Il cessa d'arpenter la pièce pour la laisser détailler son pantalon noir et gris remonté jusqu'au nombril, son veston sombre par-dessus sa chemise blanche, les morceaux de tissus autour de son cou qui faisaient hurler son père – tout ce qui était de la dernière mode l'insupportait –, ses souliers brillants et noirs, son chapeau haut-de-forme ébène entouré d'un ruban pourpre. Anna le gratifia d'un regard interrogateur et confus.
« Cela ne vous dit rien, n'est-ce pas ? reprit Philémon. Nous venons d'époques différentes, mademoiselle, j'en suis maintenant convaincu ! Ces fantômes me prouvent qu'il ne s'agit pas d'une mauvaise plaisanterie... mais d'un événement bien plus dramatique.
— Pardon ? fit Anna avec un tic assez disgracieux de la paupière gauche.
— En quelle année vivez-vous ? »
Ils se toisèrent dans un silence solennel, conscients que cette réponse scellerait leur destin. Philémon craignait d'entendre la vérité. C'est peut-être trop pour moi, en une heure. Interloquée, Anna dit d'une voix blanche :
« 1527. »
Mon Dieu. Philémon inspira avec difficulté, estomaqué par cette révélation qu'il avait pourtant crue prévisible. L'atmosphère était pesante. Le gentleman fut pris de vertiges, regardant la jeune femme avec une terreur réciproque.
« Pas vous. » souffla-t-elle.
Ce n'était pas une question.
« Non, articula le gentleman, la bouche très sèche. Je viens de 1852.
— 1852 ?! s'écria la jeune femme en écarquillant les yeux. Vous êtes... Si seulement je... Que se passe-t-il, dites-moi ! Que se passe-t-il après ?
— ...après 1527 ? souffla Philémon.
— Oui ! »
Le gentleman se mit à toucher nerveusement le bord de son haut-de-forme. Elle n'a pas l'air de trouver cela étrange, ou alors elle est en état de choc et ne contrôle plus ses pensées. Sa curiosité lui plaisait, mais il était trop abasourdi pour l'en féliciter. Anna semblait extatique. Philémon pouvait comprendre son excitation, mais cette discussion le mettait mal à l'aise. Que s'est-il passé après 1527 ? Seigneur...
« Beaucoup trop d'événements pour pouvoir les conter ainsi, mademoiselle. Peut-être qu'avec des questions précises, je pourrai vous répondre.
— Ai-je laissé une trace dans l'Histoire ? »
Je ne connais que l'impératrice Anna Ivanovna qui porte votre prénom, et ce n'est certainement pas vous... Mais il n'osa pas le lui dire. Savoir qu'elle n'était pas passée à la postérité serait certainement un drame pour la jeune femme.
« Je m'en souviendrai peut-être lorsque vous aurez retrouvé votre nom de famille, il y a tant d'Anna ! s'excusa-t-il.
— C'est vrai, acquiesça-t-elle, ne comprenant visiblement pas qu'il éludait sa question. Alors... Que pense-t-on de Sa Majesté François Ier, dans le futur ?
— Un grand roi, parmi les plus célèbres et aimés de l'Histoire. »
Anna acquiesça en silence, satisfaite. Philémon, quant à lui, ne comprenait pas comment elle pouvait prendre toute cette situation à la légère. Quel était l'intérêt de lui demander ce que les gens pensaient de son époque ? Il fallait quitter cet endroit en vitesse, voilà leur priorité ! Elle vit dans un autre monde, ou alors... elle affabule. De son côté, Anna affichait un air supérieur.
« Je savais que Sa Majesté aurait toujours la réputation la plus extraordinaire à travers les siècles. Et son si cher ami, Léonard de Vinci ? Il nous a quitté il y a huit ans, quelle terrible perte...
— Il est encore considéré comme l'un des plus grands génies ayant vécu en ce monde. Bien, coupa-t-il d'un ton ferme, je vous propose de visiter cet endroit. Peut-être allons-nous trouver d'autres résidents ! »
Le gentleman n'était pas certain de se trouver face à une personne saine d'esprit. Et si Anna se prenait pour quelqu'un d'autre ? Quelqu'un d'une autre époque ? Il faut absolument que je parle à d'autres personnes pour mieux comprendre. Philémon jeta un coup d'œil autour de lui et soupira de soulagement : les fantômes avaient disparu. Peut-être se sont-ils rendu compte que nous ne nous intéressions plus à eux. Anna suivit le gentleman vers la porte au fond du couloir. Sa longue robe bleue traînait sur le sol, mais elle ne parut pas s'en offusquer.
Mais imaginons une minute que tout cela soit réel ! Avait-il mal agi ? Non, Philémon était soulagé d'avoir mis fin à leur conversation : il n'aimait pas l'idée de parler du futur à cette jeune femme. De plus, elle n'est jamais devenue une héroïne de la Renaissance. Révéler l'avenir de leur pays pouvait avoir de terribles répercussions... Et si la perspective d'un futur moins inégalitaire poussait les révolutionnaires de 1789 à rester tranquillement chez eux ? Il avait peur de changer l'Histoire à cause de ses paroles. Cela impliquait bien sûr qu'Anna rentrât chez elle un jour, bien sûr, mais si jamais cela arrivait...
Ne te laisse pas emporter par tes pensées, Philémon. Où aller ? Il n'avait pas l'intention de retourner en arrière : il n'y avait rien à voir du côté où il s'était réveillé. Des commodes ? Des cendres ? Aucun intérêt. Alors qu'il posait une main sur la poignée de la porte, Anna lui saisit vivement le bras. Philémon crut voir une légère grimace apparaître sur son visage : manifestement, elle n'aimait pas être aussi tactile mais ne voyait pas d'autre moyen d'attirer son attention.
« J'ai repris conscience un peu plus loin, dans une autre pièce derrière celle-ci. Elle était infestée de fantômes, prenez garde !
— Bien sûr ! Je ne les regarderai pas, ne vous inquiétez pas. »
Philémon hésita cependant à entrer. L'aventure le faisait rêver ; il avait passé une partie de son adolescence à lire et relire Han d'Islande de Victor Hugo, mais l'aventure dans la vie réelle ? La peur de souffrir, d'être blessé ou traumatisé le paralysait... Reprends tes esprits, ces fantômes ne t'ont pas tué et ils ne le feront pas ! Il ouvrit la porte.
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