96. Agnès
AGNÈS
« C'est tout ce que t'as prévu pour le reste de ta vie ? demanda Agnès à Julius.
— C'est déjà très bien. »
Le Romain avait apparemment décidé de vivre à plein temps avec ses deux fils, Sidonius et Honorius. B les avait matérialisés pour rester constamment à ses côtés pendant que les autres s'entraînaient à survivre. Ouais, ça va, ils sont mignons ! Agnès n'était pas contre jouer à la nourrice pour faire passer le temps, même si les deux gosses braillaient un peu trop. En plus, je comprends vraiment rien à ce qu'ils racontent, c'est un truc de fou. Y a vraiment des gens qui parlaient latin couramment ?
Après une trop longue demi-heure à jeter des ballons aux jumeaux, Agnès se laissa tomber en arrière dans l'herbe de la prairie. Elle ferma les yeux pour ne pas attraper la migraine – le soleil avait beau être factice, il tapait fort. Quand les autres bruyants seront partis, ma vie ressemblera à ça jusqu'à la fin. Cette perspective la réconfortait. Plus de cuillères enfoncées dans la gorge, plus de meurtres ! Le soleil, une petite brise sympa, que demander de plus ? Du chocolat. Ce serait pas mal, ça. Plein de chocolat.
Agnès sentit une ombre passer sur ses paupières et ouvrit les yeux. Camille se penchait sur elle.
« Quoi ? lui demanda-t-elle. Un problème ?
— Je voudrais parler avec vous, si ça ne vous dérange pas..., avoua Camille en s'asseyant en tailleur dans l'herbe. Puisqu'on va passer un certain temps ensemble...
— Hein que quoi ? s'exclama Agnès, surprise. Non, attends... Tu veux rester au manoir et disparaître comme nous deux ? Tu veux laisser tomber ?
— Je ne peux pas changer de vie à mon époque. C'est impossible de disparaître en si peu de temps ! Mes parents me chercheront toute leur vie et finiront par y arriver... Je préfère rester ici plutôt que de me casser la tête à me cacher toute ma vie, surtout si j'échoue et que je change l'avenir. »
Camille avait l'air triste de dire une chose pareille, mais son soulagement était palpable. Elle avait trouvé sa solution. C'est pas plus mal. C'est ballot, mais c'est pas plus mal. Agnès défit son chignon et laissa tomber ses cheveux bruns devant ses yeux pour les protéger du soleil.
« Écoute, c'est pas une mauvaise idée. On est posés ici à jouer avec les deux petits choux de Julius, là. C'est plutôt sympa !
— Ils sont adorables ! confirma Camille en souriant au Romain. D'ailleurs, Agnès, j'aimerais savoir... Est-ce que vous aviez des frères et sœurs ?
— Je crois que oui... Je commence à oublier, honnêtement. Je me sens de plus en plus faible, en fait. Vous, vous avez passé votre temps à courir dans tous les sens et à vous amuser, mais moi je suis restée là à attendre ! J'ai l'impression de partir. Je commence à être plus là.
— Vous devriez aller vous couch–
— Je vais pas m'endormir ! se récria Agnès, vexée. J'ai les yeux fermés parce que le soleil pique, c'est tout. Te sens pas obligée de me faire la conversation, je vais pas partir comme ça. »
Agnès soupira et regarda le ciel à travers ses mèches de cheveux. Marre. T'étais bien il y a cinq secondes, et puis t'auras toujours quelqu'un pour te rappeler que tu peux tuer tout le monde si tu dors. Super. Honorius et Sidonius riaient en empilant des pierres et Julius leur parlait avec enthousiasme en latin. Un cliquetis incessant fit comprendre à Agnès que Camille jouait sur une console portable.
« C'est un jeu du futur, au moins ? demanda-t-elle. Tu vas pas te farcir des trucs auxquels tu aurais pu jouer à l'époque, ce serait nul...
— Je ne sais pas de quand il date, mais ça parle de contrôle du temps. C'est vraiment bien !
— Ils pourraient faire un jeu sur nous, niveau contrôle du temps on est pas mal... »
Agnès n'avait jamais été une grande experte en jeux vidéo. Elle n'avait pas eu le temps de découvrir beaucoup de franchises avant de se retrouver à l'hôpital psychiatrique. Les jeux vidéo ne faisaient pas partie des loisirs proposés aux résidents, ce qui était bien dommage d'ailleurs ! Ils auraient pu se concentrer sur autre chose qu'essayer de s'entretuer, y compris le jour de sa propre mort. Ah, ça me saoule.
Agnès en avait assez de penser à son décès. Elle allait rester plantée là pour toujours, alors pourquoi s'énerver ? Elle était morte bêtement après avoir fait quelque chose d'encore plus bête et qu'elle ne pourrait jamais contrôler. Ça me saoule, ça me saoule, ça me saoule...
Tous les matins, dans sa chambre matelassée, elle sentait l'adrénaline se déverser dans son cerveau. Si personne ne l'avait surprise, elle restait allongée en tremblant des sourcils aux orteils, tétanisée, jusqu'à ce que le rush matinal disparaisse enfin. Elle avait dû faire programmer un réveil très tôt à l'hôpital pour être parfaitement opérationnelle avant l'arrivée de l'infirmière. Bien évidemment, elle n'arrivait pas à se coucher tôt pour rattraper ses heures de sommeil. Le cycle de fatigue était infini.
Agnès repensa à ses parents, qui la visitaient une fois par mois en la prenant pour une psychotique. J'ai sauvé toute ma famille et j'aurai jamais aucune reconnaissance pour ça. C'est dégueulasse ! Mais, si elle avouait à ses parents que son seul mal était ce problème d'adrénaline au réveil et pas quelques névroses qu'elle simulait de temps à autres, les médecins allaient rompre son contrat et la sortir immédiatement. Il ne fallait pas prendre une place nourrie, logée et blanchie pour rien, n'est-ce pas ?
Stop ! C'est fini, tout ça ! Tu remettras jamais les pieds à l'hôpital psychiatrique, ni chez papa et maman, ni chez personne ! Tu veux pas non plus que B fasse une fausse chambre matelassée pour te faire plaisir ?
Elle faillit se frapper le front pour se traiter d'idiote. Je lui ai demandé de faire ça le premier jour, gourdasse ! Vas-y, B, fous des matelas partout, je me sentirai à la maison... Au bout de quelques jours, elle s'était trouvée si stupide qu'elle avait demandé à avoir un joli lit à baldaquins et des posters de ses groupes préférés, comme toute jeune qui se respecte. Son intuition lui avait pourtant dit que quelqu'un s'était infiltré dans sa chambre en son absence. Et il n'a pas tilté que ça ressemblait à un asile ? Normal, le gars. Elle vit dans des matelas mais c'est pas grave.
Peut-être que c'était Philémon qui avait joué au détective. Elle le voyait bien fouiner partout comme un pseudo-gentleman. Un gentleman qui faisait bien semblant d'être poli, hein ! Il n'avait eu aucune réaction en l'entendant avouer qu'elle avait vécu enfermée depuis plusieurs années. Petit cachottier, va. Nok aussi aurait pu s'en rendre compte, d'ailleurs. À faire le fier, oh là là, c'est le badge de l'hôpital psychiatrique de Lyon, sérieusement ? Il pouvait être au courant de ce truc ? N'importe quoi, il l'avait juste déduit de son aveu. Tout pour avoir l'air intelligent, ce Nok.
Mais il l'avait comprise.
Agnès sentit l'herbe bouger près d'elle et entendit les rires des enfants.
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