94. Juka
JUKA
Juka chantait.
Les mélodies de son village avaient fini par lui manquer. Tout ce qui lui faisait penser à la maison de ses parents et à sa mère décédée par sa faute lui donnait mal au ventre, mais elle avait développé une sorte de nostalgie pour la musique qu'elle y entendait.
Juka courait après une biche, même si ses chants faisaient fuir l'animal. La jeune femme appréciait le craquement des feuilles mortes sous ses chaussures, le vent dans ses cheveux, le silence oppressant de la fausse forêt du manoir. Lorsqu'elle chassait avec Eric, l'ambiance n'était pas du tout la même. Il était bruyant, hilare, excité, vulgaire. Il jurait en jetant sa lance sur le gibier. Pauvre Eric ! Dire qu'il était rentré chez lui sans comprendre ce qui lui était arrivé...
Juka avait demandé à B de lui raconter la mort du chevalier le lendemain de sa disparition car elle ne parvenait pas à s'endormir. À la vue d'Agnès assise par terre contre son lit, les bras recouverts du sang de son ami, Juka avait été prise d'une haine sans précédent. Personne ne s'en était rendu compte, cependant : tout le monde s'était mis à parler et elle ne connaissait pas assez de mots pour se faire entendre. Sa colère était retombée tandis qu'elle se concentrait pour écouter ce que les autres disaient, mais le sommeil l'avait désertée.
Elle n'avait trouvé aucun réconfort à entendre B lui raconter cette histoire – mais au moins, elle savait. La bataille d'Azincourt où tant d'hommes avaient péri avec lui... Une forêt, comme cet endroit où il aimait chasser avec elle... Eric et elle étaient les seuls à être morts en pleine nature, loin de toute ville ! Ils avaient eu un lien à plusieurs millénaires d'écart sans s'en apercevoir.
Juka planta enfin sa lance dans le flanc de la biche et cessa de chanter. Elle regarda l'animal mort avec indifférence et le laissa entre deux arbres, là où elle l'avait tué. À quoi bon ramener de la viande alors qu'Eric, celui qui aimait le plus la manger, n'était plus là ? Stanislas préférait découvrir de nouveaux aliments. Lui ramener ce gibier n'allait pas le rendre fou de joie...
La biche commençait à dégager une odeur de sang qui lui donnait le tournis. Juka essuya sa lance contre le tronc d'un arbre en grimaçant. Je ne suis bonne qu'à répandre du sang. Je ne suis pas une dame comme Anna. Elle n'avait jamais douté de sa féminité – ses cheveux en attestaient –, mais en cet instant Juka se sentait horriblement animale. Il faut que je fasse quelque chose de calme... Quelque chose de joli...
Les femmes du manoir lui retournaient la tête. Anna, si belle et gracieuse ! Agnès, plutôt distinguée malgré son comportement infâme... Camille, si douce et ronde comme un beau fruit... Juka avait l'impression d'être une bête sauvage au milieu de ses compagnes de voyage. Je ne devrais pas me comparer, mais je n'y arrive pas.
Elle passa donc l'après-midi à fabriquer des colliers, une activité assez répétitive pour lui occuper pleinement l'esprit et assez féminine pour ne pas la frustrer. Ce n'était pas ce qu'elle préférait faire au village, mais elle aimait se faire quelques colliers lorsqu'elle en brisait un. Lorsqu'elle en eut assez, elle posa les bijoux dans l'herbe à côté d'elle et s'allongea en soupirant. Oh et puis zut, ça ne m'intéresse pas. De toute façon, les colliers n'allaient pas l'aider à survivre lorsqu'elle partirait, n'est-ce pas ?
Je vais refaire ma vie hors de mon village, se promit-elle. Je dois essayer, au moins pour Stanislas.
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