92. Charles
CHARLES
Charles prit une bouchée de sa tartine à la confiture de fraise. C'est tellement bon ! Je crois que je n'en mangeais pas, chez mes parents. Toute l'histoire de son enfance et de son adolescence lui était revenue, mais sa mémoire était aussi peu claire que dans le monde réel : Charles n'appréciait pas sa vie de privilégié et n'avait pas tenu à s'en souvenir dans les moindres détails. Nok se pencha lentement vers lui et lui souffla à l'oreille :
« B s'occupe d'Agnès, là, elle va bientôt se réveiller pour le petit-déjeuner. Ça te dirait qu'on parle un peu de ton entraînement d'hier ? »
Charles fronça les sourcils et répondit d'un air maussade :
« Pas devant tout le monde.
— Si on va à la bibliothèque, B risque de nous épier sans qu'on ne le sache. C'est plus sûr de rester ici, tu sais bien qu'il préfère être avec tout le monde ! On n'a qu'à parler doucement, d'accord ?
— C'est une mauvaise idée, mais si tu y tiens..., soupira-t-il. Qu'est-ce qui t'intéresse ? »
Anna se mit soudainement à parler beaucoup plus fort, comme si elle avait senti son besoin d'être discret. Le regard furtif qu'elle lui jeta lui confirma que l'aristocrate avait un cœur en or. Vraiment, on n'était pas obligés de les décapiter jusqu'au dernier... Nok, quant à lui, le fixait avec hésitation.
Charles avait passé tout son entraînement à penser à autre chose, à camoufler ses pensées pour que B ne comprenne pas ce qu'il avait en tête. Certes, il avait montré un zèle infini à accepter sa grâce et fuir Paris, mais ce n'était qu'une façade. Le maître des lieux avait été très heureux de le voir si motivé à sauver sa peau, mais Nok, qui avait observé la scène pour les aider, n'était pas dupe.
« Tu ne veux pas du tout survivre, pas vrai ?
— C'est ça. »
Charles trouvait étrange de dire une chose pareille avec tant de calme. Non, il ne voulait pas être sauvé. Après toutes ces semaines à tenter de retrouver une certaine joie de vivre, il allait se laisser emporter par son destin initial : la mort. Il n'y avait pas de meilleure solution.
« Je ne comprends pas, murmura Nok. Tu peux reconstruire ta vie ailleurs, mais tu ne le veux pas ?
— Est-ce que tu pourrais reconstruire ta vie après l'exécution de toute ta famille ?
— Oui, et c'est ce que je vais faire ! Le choc sera moins insupportable, puisque je sais déjà ce qu'il va se passer ! Alors pourquoi, Charles ? Tu ne veux même pas le faire pour B ?
— Je me fiche éperdument de ce que B pense, que ce soit bien clair ! s'énerva le révolutionnaire. Je n'ai rien à lui prouver ! Est-ce que tu peux comprendre ce que ça fait d'aimer quelqu'un plus que soi-même ? Je n'ai plus rien à attendre de la vie, sinon essayer de sauver celle des autres. »
Nok écarquilla son œil valide, bouche bée.
« Tu veux changer l'avenir de Louis ? s'étrangla-t-il. Mais tu n'en as pas le droit !
— Qu'est-ce que ça peut bien faire ? Tu crois qu'on va faire des enfants, tous les deux ?
— Sans vouloir être méchant, tu nous as fait un portrait assez spécial de ton Louis. Il a l'air complètement imprévisible. Est-ce que tu penses qu'il pourrait se faire discret jusqu'à sa mort ?
— C'est pour ça que je ne veux même pas essayer. » conclut Charles en croquant dans sa tartine.
Nok fit la moue mais sembla comprendre que son raisonnement tenait debout. C'est bien, Nok. Avec un peu de chance, je n'aurai pas à reparler de ça avant le jour fatidique du retour à la maison.
« En attendant, ajouta Charles, j'aimerais bien passer mon temps à m'amuser. Je pense que je vais faire du piano-forte du matin au soir et préparer un discours génial pour ma mort.
— Ce sont deux activités très différentes, dit Nok avec un léger sourire. Ça te dirait de visiter des endroits sympas de toutes les époques ? Mon jour d'entraînement va être épuisant, ça ne va pas être facile de fuir mon village sans me faire tirer dessus, mais ce sera dans quelques jours seulement. On pourrait prendre du bon temps avant que je ne passe ma vie à refaire le même chemin en boucle. »
Charles acquiesça. Après tout, pourquoi pas ?
« Les gars, ne flippez pas ! » s'exclama quelqu'un que Charles n'avait pas très envie de voir.
Agnès venait de se lever et, grâce à B, sans violenter quiconque. Elle s'attabla avec les autres et Charles remarqua qu'elle n'avait plus envie de porter ses lunettes noires. Ses yeux rouges se promenèrent autour de la table et elle sourit.
« Je m'en fous de ce que vous pensez ! Je me sens mieux comme ça, maintenant.
— Vous avez raison d'assumer votre visage, l'encouragea Philémon. Vous n'êtes pas responsable de votre apparence, tout comme Nok. Nul besoin de la cacher. »
Nok toussa discrètement. Il n'a pas l'air aussi... bizarre.
« Bon ! s'exclama-t-il pour ne pas s'éterniser à table plus longtemps. Charles, tu viens ? B, vous pouvez nous suivre ?
— Moi ? fit le maître des lieux en haussant les sourcils, debout à côté de la table. Pourquoi ?
— Une petite simulation. »
Durant les heures qui suivirent, Charles dut se pincer pour croire ce que Nok lui montra. Ils montèrent sur des montagnes russes, ce qui effraya tant le révolutionnaire qu'il fut obligé de s'asseoir contre un mur pendant une bonne heure.
« Ça va ? lui demanda Nok après avoir flâné dans ce qu'il appelait le parc d'attractions en attendant que Charles se remette de ses émotions.
— Non. J'ai mal au cœur. »
Lorsque B vint les chercher, Charles avait quasiment compris comment la carriole pouvait se déplacer à l'envers sans se décrocher et tomber.
Ensuite, Nok décida de visiter avec lui tous les endroits qu'il avait rêvé de voir : le Machu Picchu, les pyramides de Gizeh, le tombeau de Louis XXXI... Cette dernière visite fit grimacer Charles.
« Pourquoi tu veux me montrer la tombe d'un roi ? Ça te fait rire ?
— Ça me permet d'enchaîner sur un autre sujet. » admit Nok.
Charles serra les dents et s'éloigna de quelques pas. Il a fait cette suite interminable de destinations différentes pour donner envie à B de partir de lui-même et de ne revenir que dans une heure... C'était très ingénieux mais irritant. Le révolutionnaire toucha du bout des doigts l'épitaphe du fameux Louis XXXI, mort en 2398 en Allemagne. Ruhe in Frieden..., lit-il. Repose en paix, j'imagine.
« J'avais envie de te parler de quelque chose de précis, dit Nok.
— C'est à propos de Louis, pas la peine de tourner autour du pot. Je ne sais pas pourquoi tu t'acharnes à penser à lui. Tu vas devenir pire que moi, à force !
— Euh..., hésita Nok. Ce n'était pas exactement ça... »
Charles s'était attendu à devoir discuter de ses sentiments pour la millième fois jusqu'à se rouler en boule et pleurer, et certainement pas au contraire. À sa grande surprise, Nok le fixait en se tordant les mains, les yeux brouillés de larmes. Le coassement qui sortit de sa gorge avait à peine le timbre de sa voix habituelle.
« Comment je vais faire pour vivre sans ma famille... ?
— Je..., bafouilla Charles. Je ne sais pas... Tu me demandes ça alors que j'ai préféré mourir que continuer sans celui que j'aime ?
— On est toujours de bon conseil quand on se prend quelque chose en pleine figure, pas vrai ? »
Charles n'aimait pas que des gens de son entourage fassent de grandes démonstrations de leurs émotions – même si lui-même passait une partie non négligeable de son temps à pleurer – mais il se força à être compréhensif. Nok faisait sans doute un effort considérable pour lui avouer qu'il souffrait et qu'il avait peur de l'avenir. Il m'a écouté pleurnicher pendant des jours ! C'est à mon tour de l'aider.
« Honnêtement, Nok, tu veux que je te dise ce que tu représentes pour nous tous, au manoir ?
— Est-ce que je devrais avoir peur de la réponse ?
— Pas du tout ! Pour nous, tu es le plus cultivé de la bande. Tu sais beaucoup de choses sur beaucoup de sujets. Après avoir vu à quoi ressemblait ton village, je suis à peu près certain que personne n'arrive à ta cheville à ton époque. »
Nok haussa les épaules.
« Non, c'est vrai... À part le vieil Ivras, personne ne s'intéressait aux puces d'infos.
— Tu pourrais aider l'humanité à garder encore plus de puces. Essaie de les rassembler dans un endroit assez protégé... Je suis sûr qu'à l'époque de B, ils regrettent de ne pas avoir plus de puces.
— Tu penses que B m'en voudra, si je rends le futur plus... instruit ? Ça ne va pas les empêcher de créer leur technologie quantique pour connaître le passé ?
— Ils connaissent historiquement le passé, dit Charles. Ce sont les gens qu'ils veulent comprendre et décrire en détail, et peut-être que les puces vont les aider. Les biographies, par exemple. »
Nok acquiesça. Ses lèvres s'étirèrent en un mince sourire.
« Tu sais quoi, Charles ? Je crois que tu m'as trouvé quelque chose à faire. »
Ils attendirent en silence le retour de B. Ce n'était pas un silence oppressant, au contraire : Charles avait le sentiment qu'ils se comprenaient enfin, sans avoir besoin de se parler. Ils n'étaient plus deux personnes animées par un peu d'amitié et beaucoup de provocation. Ils étaient en paix l'un avec l'autre.
De retour dans sa chambre, Charles s'assit sur son lit et se massa les tempes. Il se sentait de moins en moins prêt à affronter le monde réel.
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