89. Anna
ANNA
« Plus haut ! Le bras plus haut ! s'exclama Juka.
— Mais... cela me fait mal ! Je souffre ! rétorqua Anna.
— Pour étrangler l'homme très grand, il faut le bras plus haut ! »
Je le sais bien, mais j'ai une crampe ! Anna baissa les bras et son épaule émit un craquement sinistre. Elle grimaça et s'effondra sur un banc – le même qu'elle avait pris au coin du front et qui l'avait tuée.
« Ma robe est trop lourde ! soupira l'aristocrate. Je crois que je vais en changer juste avant de descendre dans la salle de bal. Personne ne peut se battre dans une tenue pareille... J'aurai froid, mais tant pis.
— Tu dois faire comme la vraie vie ! répliqua Juka. J'ai mis la même pour montrer ! »
Juka portait en effet une robe de bal identique à la sienne, mais de couleur verte. B avait trouvé que cela irait beaucoup mieux avec ses cheveux flamboyants. Il n'a rien de mieux à faire que nous donner des conseils de mode ? Le maître des lieux les avait laissées seules, puisqu'il n'y avait rien à prévoir. Juka allait apprendre à Anna à se battre, puis elle devrait s'entraîner contre Renaud. Un faux agresseur, bien sûr, mais elle en mourait de peur en imaginant la scène. Je n'aurai jamais assez de force pour le battre...
« Allez, la poussa Juka, les joues rougies par l'effort de lui avoir montré plusieurs techniques sans relâche. Il faut continuer ! Comment étrangler Renaud ? Montre.
— Je lève le bras pour le placer sous son menton..., récita Anna en mimant les gestes. Je referme violemment sa mâchoire pour le surprendre... Je lui fais un croche-pied et je serre la main sur son cou.
— Et tu appuies sur... ?
— ... sur la zone qui va lui faire perdre conscience. Je ne vais jamais arriver à le faire tomber ! gémit-elle. Il est beaucoup plus fort que moi !
— Il faut taper dans le bon endroit ! »
Juka l'incita ensuite à tester cette méthode sur elle, puisque B n'était pas là pour faire apparaître un Renaud factice. Anna secoua la tête, horrifiée à l'idée de blesser cette jeune femme chétive, qui avait un passé si lourd à porter et qui ne méritait pas un tel traitement.
« Non, je vais vous faire mal !
— C'est triste de le dire, mais non.
— Comment ?
— Je suis forte. » dit Juka en haussant les épaules.
C'est vrai... il y a des chances qu'elle m'écrase dans la neige et non l'inverse. Anna se prépara à prendre une sacrée correction.
La jeune femme du Néolithique avait bien révisé les paroles de Renaud, au grand désarroi de l'aristocrate.
« Tu seras bien obligée de m'épouser quand je t'aurai souillée. J'ai déjà fait ça avec une autre, tu sais, mais cette idiote a préféré se jeter d'un pont. »
L'air mauvais, la main enserrant sa cuisse : tout était là. Anna ouvrit la bouche mais resta muette comme les carpes de Fontainebleau.
« Tu dois crier, lui rappela Juka à voix basse.
— Euh... Au secours !
— Tu peux crier, reprit-elle. Tout le monde danse et il neige ! Personne ne t'entendra ! »
L'accent de Juka était très amusant en temps normal, mais son imitation était si bonne qu'elle lui donnait des frissons. Malgré sa façon gutturale d'appuyer certaines consonnes, les intonations de Renaud étaient bien là. Quelle horreur...
« Maintenant, dit Juka de sa voix normale, tu dois être debout et lui aussi. C'est pour le taper.
— J'ai une idée, annonça Anna en reprenant ses esprits. Je vais lui dire... oui, voici ce que je vais lui dire. Vous avez raison, Renaud ! De plus, pourquoi me mentir à moi-même ? Vous m'avez plu, lorsque nous avons dansé. Ne nous fâchons pas, après tout ! Je vous propose de partager quelques biscuits dans ma chambre et... plus si affinités.
— Quoi ? fit Juka.
— Il fait si froid, ici... Nous serions bien plus à l'aise dans mes appartements. Ma sœur n'y sera pas, vous savez... Allez, suivez-moi ! »
Anna se leva et invita Juka à l'imiter, mais elle resta clouée sur le banc.
« Rien compris, lâcha-t-elle. Tu as dit quoi ?
— Je fais croire à Renaud que je vais accepter ses avances et que nous allons sans doute... le faire dans ma chambre.
— Le faire ? répéta Juka.
— Oui, le faire... Ôtez-moi d'un doute, est-ce que vous comprenez ce que voulait me faire cet homme ?
— Taper ? »
Anna aurait souri si la situation n'était pas si glauque – après tout, il s'agissait de sa propre agression.
« Eh bien, ce qu'un homme veut faire avec une femme, Juka. Vous devez le savoir.
— Non. Oh ! s'exclama-t-elle en écarquillant les yeux. Mais... il voulait te faire ça ! »
Elle mima un geste si vulgaire qu'Anna détourna les yeux.
« Absolument, mais arrêtez de–
— Désolée, s'excusa Juka en s'appuyant contre le dossier du banc. Il voulait te faire ça sans autorisation !
— Oui. Vous êtes outrée ?
— C'est outrasif ! » acquiesça Juka en fronçant les sourcils.
Le mot outrasif n'existait pas mais fit sourire Anna. Même Juka, qui vivait à une époque où les femmes étaient sans doute moins bien traitées qu'à la sienne, trouvait le comportement de Renaud odieux. Un immense soulagement lui réchauffa le cœur au milieu des jardins enneigés. Ce n'est pas de ma faute. Personne ne mérite de se faire agresserr. Camille l'avait déjà rassurée à ce sujet, mais elle vivait à une époque où des machines avec des moteurs transportaient des gens à toute vitesse. Son avis était peut-être trop éclairé pour être une généralité. Et pourtant, il semblerait que ce soit universellement immoral... ?
« Alors il faut taper encore plus fort sur l'os de la bouche, décréta Juka. Il mérite.
— Le menton, on appelle cette partie du visage le menton.
— On essaie. »
Anna reprit sa tentative de manipulation. Elle invita Juka à la rejoindre dans sa chambre – ce qui l'embarrassa au plus haut point – puis la jeune femme du Néolithique se leva. Elle haussa les sourcils, l'air interrogatif.
« Je suis debout. Il faut taper.
— Pas vous..., gémit Anna. Je veux bien frapper Renaud, mais pas vous !
— Alors moi je tape. » décida Juka.
Anna poussa un cri de surprise et se protégea le visage de ses bras. Le crochet du droit de Juka l'atteignit violemment. Elle sentit sa mâchoire s'engourdir et un goût métallique emplit sa bouche.
« Ma 'angue ! s'exclama-t-elle, sonnée. 'ai mor'u ma 'angue ! »
Anna se mit à pleurer à chaudes larmes et cracha du sang dans la neige.
« Voilà comme tu dois taper ! déclara Juka.
— Mais qu'est-ce que vous avez fichu ?! »
B venait de se matérialiser devant elles, complètement paniqué. Il se mit à bouger les doigts dans le vide et, soudain, Anna ne sentit plus rien. Sa langue était en un seul morceau et sa mâchoire n'était plus endolorie. Ses dents cassées avaient repris la place qui était la leur. Le maître des lieux les toisait avec réprobation.
« Quelqu'un peut-il m'expliquer ce qu'il vient de se passer ?
— Juka m'a montré comment je devais me battre, expliqua Anna. En l'absence de Renaud factice à frapper, elle a pris pour exemple... eh bien... ma personne.
— Vous auriez pu attendre mon arrivée ! les réprimanda le jeune homme en soupirant. Bon, voilà votre Renaud, si c'est ce que vous désirez. »
Il fit apparaître une réplique parfaite du jeune aristocrate blond, et Anna s'assit sur le banc.
« Merci de m'avoir aidée malgré la douleur, Juka. Je vais tâcher d'être aussi efficace que vous... »
Juka s'éloigna pour ne pas gêner Anna et l'entraînement reprit. Elle dut s'y reprendre à trois fois pour trouver le ton adéquat poussant Renaud à se lever et le double pour le frapper au bon endroit. Juka vint à la rescousse pour lui montrer comment le faire chuter en visant la meilleure partie du mollet tout en le saisissant à la gorge. Anna l'imita mais se prit les pieds dans sa robe en tentant de lui faire un croche-pied. Ce n'est pas si simple de se battre ! Mais elle repensa à Juka qui portait la même tenue et secoua la tête. Si elle peut le faire, je peux le faire !
Après une bonne heure d'entraînement sous l'œil attentif mais fatigué de B, Anna fut capable de neutraliser Renaud. Il perdait connaissance dès qu'elle appuyait sur son cou le plus fort possible. Si tout se passait comme prévu, elle pourrait partir discrètement de Fontainebleau et ne plus jamais revenir.
« Ma famille va-t-elle partir à ma recherche ? demanda-t-elle à B tandis que le décor disparaissait pour se transformer en pièce vide.
— Laissez une lettre dans votre chambre expliquant que vous voulez partir et ne plus jamais revenir, lui conseilla le maître des lieux. Cela devrait suffire, et vous serez déjà loin de toute façon.
— Je vois. »
En réalité, elle ne voyait pas trop. Il n'était pas si simple de s'évanouir dans la nature sans se retourner.
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