86. Philémon
PHILÉMON
Philémon réfléchissait à plein régime. Que faire, à présent ? Charles était assis contre un arbre à la limite de la clairière, toujours secoué de tremblements. Nok avait réussi à faire cesser ses cris, mais le jeune révolutionnaire n'allait pas mieux. Philémon était attristé de le voir dans un tel état. Quelle horreur, pauvre garçon ! Il sait qu'il est responsable de la mort de son ami... Jamais il ne pourra s'en remettre, c'est affreux. Tandis que Charles hoquetait de moins en moins fort, Anna leva la main pour poser une question.
« Y aurait-il un moyen d'éviter tout cela ?
— Que voulez-vous dire ? dit B d'un ton hésitant. Vous souhaiteriez être renvoyés chez vous et... ne pas mourir ?
— Absolument. Regardez Charles, il aurait pu fuir le pays au lieu d'être exécuté. Accepter son exil. Quant à moi, j'aurais pu me battre contre Renaud et survivre ! »
B baissa les yeux, songeur.
« Je n'ai pas le droit de changer le passé, vous l'imaginez bien. Vous risqueriez de changer l'avenir... Imaginez que Lemnos ait une descendance, par exemple. Peut-être que son arrière-petit-fils va assassiner mon propre ancêtre, ou celui de l'homme qui a créé le système quantique qui met en place ce manoir ! Ce serait une catastrophe... Je ne sais même pas ce qu'il pourrait se passer, pour être honnête. Un paradoxe temporel terrible !
— Dans ce cas, proposa Philémon, nous pourrions vous jurer de sauver notre vie et de nous enfuir sans fonder de famille. Nous vivrions dans un lieu très éloigné de celui qui nous a vus mourir. Personne ne le saurait, nous ne serions plus personne. Un changement de nom, et tout serait réglé ! »
À l'expression de B, Philémon sut qu'il avait gagné. Après tout, il a pris la peine de nous rassembler dans ce manoir pour nous aider à retrouver le sourire. Il veut nous aider, c'est viscéral pour lui.
« Vous seriez prêts à me le promettre ? demanda B, les yeux brillants.
— Sans problème ! acquiesça Camille. On fera ça pour vous, bien sûr.
— Et si on veut pas ? »
Agnès s'était levée.
« Je veux pas retourner à l'hôpital. Je préfère pas être consciente de ce que je suis et que ma chronologie reste ce qu'elle est. Ou alors, il faut me renvoyer sans souvenirs. Est-ce que je vais avoir l'impression de revivre ma mort, ou pas ?
— Vous allez en effet vous retrouver au début de ce que je vous ai montré sur l'écran.
— Alors c'est non ! Je veux pas passer toute ma vie à me cacher dans ma cellule en ayant la trouille d'aller dans la pièce commune. En plus, si j'ai bien compris, il faudrait que je tue Manon quand même ! Donc je dois me revoir en train de lui enfoncer une cuillère jusqu'à la mort, et ensuite essayer de pas me faire tuer ? C'est débile. Je veux rester ici jusqu'à ce que mon esprit s'efface.
— Je l'accepte. » dit B.
Agnès retomba sur sa chaise, soulagée. Pour moi, ce serait plutôt simple. Ne pas aller à l'hôtel et prendre le premier train pour l'est, par exemple. Strasbourg, comme Camille ! Autour de Philémon, presque tout le monde reprenait espoir.
« Il faut que vous m'appreniez à me battre, demanda Anna. Je ne suis pas capable de me défendre face à mon agresseur.
— Et Lemnos ? demanda Camille. Comment pourrait-il fuir ?
— Je ne dirai rien devant Psamathé et Adelphe, je partirai discrètement pendant la nuit, inventa Lemnos. B pourrait reconstituer la nuit de ma mort. Je pourrais m'entraîner à trouver le meilleur chemin pour ne croiser aucun esclave ni garde !
— Ce serait génial ! s'exclama Camille. Pour moi, c'est plutôt simple... Ne pas me tuer bêtement. »
Philémon hocha la tête, satisfait de voir tout le monde y trouver son compte. Il avait eu une excellente idée, encore une fois ! Soudain, Anna posa sa main sur son épaule.
« Nous allons survivre, finalement, lui chuchota-t-elle.
— Qui l'aurait cru ? Je pensais à tout sauf à cela. Une malédiction, une punition, l'Enfer, même... Mais nous allons enfin être aidés par B et vivre notre vie !
— Et nous ne nous reverrons jamais.
— Mais nous n'oublierons pas ! affirma Philémon. Je penserai à chaque habitant du manoir jusqu'à mon dernier souffle. »
Il comprit alors que ce n'était pas du tout la réaction que devait attendre Anna et ajouta :
« Et je penserai à vous en particulier, mademoiselle. »
Anna sourit. C'est presque incestueux... mais elle ne mérite pas mon silence, après tout ce qu'elle a vécu à mes côtés. Il ne voulait pas faire souffrir Anna en lui refusant la plus basique des politesses. Ce ne sera jamais plus, malheureusement. Philémon ne se sentait pas capable d'envisager une relation sérieuse avec une jeune femme qu'il ne reverrait jamais dans quelques jours. C'est bien trop triste.
Sans prévenir, Charles revint s'asseoir à ses côtés. Son visage était fermé.
« J'ai tout entendu, dit-il à Philémon. Je ne sais pas si j'ai envie de partir en laissant Louis se faire guillotiner. Je ne veux pas le laisser seul.
— C'est très noble de votre part. Oh ! s'exclama le gentleman en rougissant. Je veux dire... Je ne voulais pas faire une plaisanterie de mauvais goût...
— Pas grave, grommela Charles en levant la main. Je m'en moque. Je ne sais pas quoi faire en attendant de voir quelle décision je vais prendre. Est-ce que ça vous dérangerait que je vous regarde vous entraîner à vous battre contre Renaud, Anna ? Je... J'aimais bien Fontainebleau. C'était joli.
— Bien sûr ! accepta l'aristocrate. Entre nobles, après tout... Vous aurez peut-être des conseils à me prodiguer !
— Sûrement pas. » soupira Charles d'un ton amer.
Un silence gêné s'installa. Il ne s'est pas très bien défendu, devant la guillotine, contrairement à Anna qui s'est battue comme une diablesse ! Il n'a rien à lui apprendre, malheureusement. Philémon n'arrivait pas à croire qu'ils étaient en train d'avoir cette conversation. C'est un duel verbal entre deux aristocrates ayant deux siècles d'écart...
« Bon, intervint B en claquant des doigts. Nous n'allons pas réfléchir à votre survie dans cette clairière ! Retournons au manoir. Vous prendrez un bon repas, une bonne nuit de sommeil, et nous verrons tout cela demain.
— Je ne sais pas si j'ai envie de cuisiner, murmura Stanislas, toujours secoué par toutes les morts qu'il venait de voir.
— Alors je vais faire apparaître des plats pour tout le monde. Levez-vous, je vais vous envoyer dans la salle à manger. »
Philémon aida Anna à se mettre debout. Comme plusieurs fois depuis leur arrivée au manoir, le décor s'assombrit. Ils se retrouvèrent devant la table et s'y assirent en se demandant s'ils trouveraient un peu d'appétit. Stanislas alla directement dans les cuisines.
« Finalement, je vais faire à manger ! annonça-t-il.
— Nous sers pas de ragoût d'humain, si possible ! » lui lança Agnès avec un grand sourire.
Seul Maurice rit à cette blague de très mauvais goût.
« Je n'ai vraiment pas faim, dit Camille. En plus, c'est bizarre de ne pas voir Eric à table avec nous. Je ne dis pas ça contre toi, Agnès, ce n'était pas de ta faute...
— Mouais, marmonna-t-elle. On va dire ça. Il faudrait peut-être réfléchir à comment te faire partir de Strasbourg, d'ailleurs. Ce sera pas super simple avec tes parents à l'étage du dessous.
— Je sais... J'aimerais ne pas penser à abandonner ma famille pendant le repas, si possible. Désolée. » s'excusa-t-elle en regardant son assiette vide.
Philémon décida de ne pas laisser le silence retomber.
« Je crois qu'il s'agissait de notre journée la plus pénible ! Qu'en pensez-vous ?
— Honnêtement, dit Nok, je suis content de savoir pourquoi je suis ici. Même si je suis mort bêtement, c'est rassurant de savoir qu'on n'est pas dans ce manoir pour être punis ou testés.
— C'était instructif. » renchérit Julius.
Lemnos se mit à tousser nerveusement. Julius aurait été aussi traumatisé que Charles si B n'avait pas ôté de sa mémoire la mort de ses jumeaux. Au lieu de rire d'une manière angoissante comme plus tôt, il était assez jovial.
« Parfois, dit Maurice, c'était un peu sale. Juka et Agnès, surtout.
— Je meurs comme je veux, marmonna Juka.
— Est-ce qu'on pourrait ne pas parler de ça ? demanda Camille. C'est plutôt désagréable. »
Philémon ne trouva pas la force de manger plus de deux tranches de melon avec un peu de jambon italien pendant le repas, mais Stanislas n'avait heureusement pas cuisiné une grande quantité de plats. Ils se séparèrent pour aller dormir, exténués alors qu'il n'était que cinq heures du soir. Philémon avait cru pouvoir se reposer sans que son cerveau ne travaillât à plein régime mais un flot de questions prit possession de lui lorsqu'il s'allongea sur son lit.
Comment était-il possible que ses derniers instants fussent si éloignés de ses problèmes avec Amélie ? Sa fiancée était absente de ses pensées jusqu'à sa mort. Il n'y avait eu que son père, du début à la fin, et ses disputes incessantes avec lui. Je croyais que l'amour, même factice, était une chose importante pour moi. À quel point ma relation avec Amélie a-t-elle pu être fausse et inexistante ? Cette perspective le dérangeait. En se souvenant du nom de sa fiancée dès son apparition dans le manoir, il avait cru retrouver quelque chose de vital. Pas du tout.
Avant de s'endormir, Philémon s'imagina comment fuir Paris. Personne ne viendrait le chercher à l'est de l'Empire, aussi loin de chez lui. Il ne lui restait plus qu'à se trouver un nouveau nom pour passer inaperçu. Eric, en hommage à celui qui ne pourra plus être sauvé.
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