77. Philémon
PHILÉMON
Paris, 13 juillet 1852 ap. J.C.
Philémon avait passé une journée des plus agréables au jardin du Luxembourg en compagnie d'Henri Giffard. Ils avaient discuté du futur ballon dirigeable du scientifique : l'Aérostat. Philémon attendait avec impatience le premier décollage de l'appareil, certainement en septembre.
Mais, pour l'heure, Philémon était attablé avec ses parents et Amélie, sa fiancée. Il n'osait plus croiser son regard. Après l'annonce de sa grossesse, il s'était demandé s'il avait bien fait de rester à ses côtés. Il était évident que cet enfant n'était pas le sien – on ne procréait pas en s'embrassant ! Pourtant, Philémon avait pris la difficile décision de devenir le père de ce petit être. Peut-être qu'Amélie avait été attaquée par un inconnu en pleine rue ! Qui était-il pour fuir devant une femme enceinte ? Philémon était un gentleman.
Mais tout cela n'avait plus d'importance, puisqu'Amélie avait perdu l'enfant. Y avait-il jamais eu un enfant en son sein, d'ailleurs ? Rien n'était moins sûr. Cependant, il ne lui poserait jamais la question. Ce n'était pas décent !
Amélie découpait consciencieusement un morceau d'agneau dans son assiette. Philémon mangeait sans se faire remarquer, mais il savait qu'une tempête sans précédent approchait. Son père ne leva même pas les yeux de ses brocolis en lui demandant :
« Où étais-tu toute la journée, Philémon ? »
Voilà. Je savais bien que cela finirait par me tomber dessus.
« J'étais au jardin du Luxembourg.
— Pour ?
— Pour discuter. »
Il n'espérait pas s'en sortir à si bon compte, mais cela valait le coup d'essayer. Son père planta brusquement sa fourchette dans un morceau de viande et le regarda de ses petits yeux sévères. Il fronça ses sourcils noirs bien plus fournis que sa barbe et assena :
« Encore à distribuer mon argent à n'importe qui, n'est-ce pas ?
— Je n'ai réalisé aucune dépense aujourd'hui, se défendit Philémon. J'ai simplement discuté avec Henri Giffard pour vérifier l'avancement de ses travaux. Son dirigeable volera en septembre.
— Et ? Cela va te rapporter quoi, exactement ?
— Les brevets, la commercialisation... Si je m'associe avec M. Giffard, je gagnerai une fortune.
— Si ? »
Philémon se rendit alors compte qu'il avait perdu. Il était trop tard pour faire machine arrière.
« C'est du mécénat, encore une fois, cracha son père avec mépris. Tu ne t'es même pas associé avec ce charlatan, tu n'es que sa banque ! Tu me rendras mon argent au centime près.
— Pour acheter des immeubles ? répliqua Philémon avec amertume. C'est si peu intéressant. »
Philémon entendit sa mère lâcher sa fourchette dans son assiette. Le tintement lui vrilla les tympans durant dix interminables secondes. Son père s'essuya lentement les lèvres avec une serviette et regarda son fils droit dans les yeux.
« Ces vulgaires immeubles te permettent d'avoir un toit au-dessus de la tête. J'ai amassé cet argent pour toute notre famille, contrairement à toi qui le gâches pour ton seul plaisir. Regarde comme tu nous traites !
— Je ne veux pas reprendre l'entreprise, affirma Philémon en empêchant sa voix de trembler.
— Alors va-t'en. Je ne te forcerai pas à travailler pour les Marsanguet si tu ne le veux pas, mais ne compte pas sur moi pour te donner de l'argent si durement gagné. Je ne suis pas un bon samaritain à ta botte. »
Philémon se leva en faisant racler sa chaise sur le parquet. C'en était trop, à présent. Il embrassa mécaniquement sa mère sur la joue avant de se redresser.
« Dans ce cas, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. »
Il ignora du mieux qu'il put les cris de sa mère et les exclamations d'Amélie. Jamais il n'avait osé réagir à la menace habituelle de son père de ne plus le considérer comme son fils mais aujourd'hui, il en avait assez ! Philémon sortit de la salle à manger, saisit sa veste et son cartable contenant des papiers d'identités et quelques plans de M. Giffard avant de quitter l'appartement sans un regard en arrière. Peut-être que je reviendrai lorsque je serai riche.
Il ne pleuvait pas. Philémon déambula des heures dans les rues parisiennes, parfois au hasard, pour semer un éventuel espion. De temps en temps, son père le faisait suivre par l'un de ses employés pour le surveiller. Cette fois-là, Philémon ne voulait pas qu'il sût où il allait dormir. Après avoir tourné encore et encore dans les rues de la capitale, il se dirigea vers son hôtel favori, près de Notre-Dame.
Paris devenait fraîche, le soir. Philémon enfila sa veste et passa par de petites ruelles pour arriver plus rapidement à destination. L'hôtel serait aussi confortable que d'habitude : on viendrait le chercher à la porte en le reconnaissant, on lui ferait monter deux étages pour lui confier la chambre avec la meilleure vue et on lui apporterait du pain frais le lendemain matin.
Philémon songea à son père, qu'il n'arrivait plus à aimer depuis des années. Il n'avait plus le moindre respect pour son géniteur et s'en cachait à peine. L'irritation qui grandissait en lui à chaque nouvelle remarque reportait à de plus en plus loin toute tentative de réconciliation. Et Amélie ? Il était parti comme un rustre... Il soupira, attristé mais résigné.
Soudain, Philémon sentit que quelqu'un le saisissait par le bras. Il se retourna vivement mais fut plaqué contre le mur de la ruelle, le visage à quelques centimètres d'une porte. Il cria, mais une douleur aiguë transperça sa gorge et ses hurlements se changèrent en gargouillis répugnants.
Philémon glissa lentement jusqu'au sol, les yeux exorbités et la respiration chaotique. Il vit quelqu'un s'enfuir avec son cartable. Le gentleman porta ses mains à son cou et comprit que du sang ruisselait sans interruption de sa gorge tranchée. Non... ? Il ferma les yeux en sentant l'hémoglobine inonder ses doigts et les pavés parisiens.
֍
Philémon reprit ses esprits. Il s'était enfoncé dans sa chaise, terrifié de se regarder en pleine agonie. Il jeta un coup d'œil autour de lit et vit qu'Anna claudiquait dans sa direction. Elle s'effondra dans ses bras, en larmes.
« Votre mort est... atroce, hoqueta-t-elle. C'était affreux !
— J'ai été bien plus choqué par la vôtre, mademoiselle, dit Philémon avec sincérité. Je n'ai pas eu le temps de comprendre que ce gredin m'avait tué pour voler mon argent, vous savez. Je n'ai pas eu peur ! Un peu mal, seulement. »
Anna pleura sur son épaule pendant ce qui lui parut une éternité. Certes, il s'était regardé marcher dans les rues de Paris durant des heures, mais son face-à-face avec Amélie était encore bien présent dans son esprit. Il ne pouvait pas laisser une jeune femme se serrer contre lui alors qu'il était fiancé ! Ce n'était pas acceptable. Heureusement, Anna finit par reculer.
« Je n'avais pas pris la mesure de la situation, murmura l'aristocrate en reniflant. Je prenais tout cela pour une illusion, un film sur un écran. Mais je suis décédée, vous aussi, nous tous... c'est affreux !
— Je vous propose de faire une petite pause avant de continuer, intervint B d'un ton se voulant rassurant. Ensuite, ce sera Juka. »
La sauvageonne écarquilla les yeux mais ne commenta pas cette décision arbitraire. Je croyais que Juka connaissait déjà son passé... Aurait-elle peur de quelque chose ? Pourtant, les sessions de tourisme lui ont redonné du poil de la bête... Philémon respirait mal. Il avait besoin de cette pause, lui aussi, et réclama un café bien serré que B fit apparaître devant lui. Le gentleman toucha plusieurs fois son cou en sirotant le breuvage brûlant.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro