76. Anna
ANNA
Château de Fontainebleau, 5 janvier 1527 ap. J.C.
Anna était magnifique dans sa robe bleue. Elle avait coiffé ses boucles à la perfection et rendu son maquillage plus impeccable que jamais. Il faut que je sois inoubliable, ce soir. Il ne s'agissait que de l'un des très nombreux bals d'hiver, mais Anna donnait le meilleur d'elle-même à chaque occasion. Elle passa un ruban dans ses cheveux et appela sa sœur.
« Lise ? Appréciez-vous ma tenue ? »
Lise sortit de la petite salle d'eau des appartements, qui ne servait qu'à se maquiller et se nettoyer extrêmement sommairement. Il ne fallait surtout pas prendre de bains, tant de maladies passaient par l'eau ! Lise était sublime, comme d'habitude. Sa Majesté va l'adorer... Elle était également... polie.
« Vous êtes très belle, ma sœur. Je suis certaine que vous trouverez un prétendant ce soir !
— Oh, arrêtez, rit Anna. Je ne cherche pas d'époux, cette fois-ci. Je veux juste m'amuser et écouter de la musique.
— Peut-être que Sa Majesté va me trouver à son goût. Je vais essayer de faire obtenir des faveurs à notre famille. »
Lise savait bien que François Ier ne pourrait jamais l'épouser. Les de Viandreux avaient beau être nobles, ils n'avaient pas une goutte de sang royal dans les veines. Tout ce que Lise pouvait espérer, quels que fussent ses sentiments à l'égard du roi, c'était de donner une bonne réputation à sa famille. Parfois, les de Viandreux recevaient des petits morceaux de terre, des robes luxueuses ou encore des dotations en espèces sonnantes et trébuchantes.
Les frères d'Anna brillaient par leur talent militaire, Lise par son charme, mais Anna... Je ne fais pas beaucoup sourire le roi. Je ne suis peut-être pas faite pour la Cour. Et ce n'était pas un drame ! Son anonymat relatif lui permettait de se promener dans le château de Fontainebleau en paix et de vivre ses propres aventures.
« Il est temps d'y aller. » déclara Lise en se dirigeant vers la porte.
Elles marchèrent à petit pas jusqu'à la salle de bal. Anna salua François Ier d'une révérence lorsque celui-ci prit sa sœur par le bras pour danser avec elle. Avec un pincement au cœur, Anna rejoignit la table où une domestique servait du vin aux invités. Elle sirota son verre en écoutant l'orchestre, pensive. Je ne vais rien faire d'intéressant, ce soir. Où est Madame de Saint-Eloi ? Soudain, un jeune homme s'arrêta devant elle.
« Voulez-vous danser, mademoiselle ? »
Anna posa précipitamment son verre. L'inconnu était très bien habillé. Ses cheveux blonds mi-longs se mariaient à la perfection avec ses yeux bleus. Elle ne s'était pas attendue à ce que quiconque lui parlât, et encore moins un si beau jeune homme !
« Euh... Oui, monsieur, je vous remercie. » balbutia-t-elle.
En dansant avec lui, Anna se demanda avec qui elle partageait ce moment presque magique. Un marquis ? Un comte ? Un duc ? Un cousin éloigné de Sa Majesté ? Peu probable, il n'a pas les cheveux noir de jais comme François Ier. Elle ne l'avait jamais vu à un autre bal. Lorsque l'orchestre cessa de jouer, son partenaire lui prit les mains.
« Accepteriez-vous une promenade à mes côtés dans les jardins ? lui proposa-t-il avec un sourire plutôt séduisant.
— Bien sûr ! »
Anna songea qu'elle brûlait plusieurs étapes à la fois. Elle ne connaissait même pas son nom de famille ! Pourtant, elle le suivit dehors sans broncher. Pour une fois, elle aurait quelque chose à raconter à Lise, n'est-ce pas ? Un vent très froid soufflait autour du château de Fontainebleau et Anna croisa les bras pour se protéger. Ce n'est même pas la peine, je crois... Elle grelottait mais ne voulait pas fuir une telle occasion de changer le cours de sa vie monotone. Tant pis si je tombe malade !
Ils s'arrêtèrent devant un petit banc et s'y assirent après en avoir ôté la fine couche de neige. Anna aplatit sa robe et posa ses mains sur ses genoux. Oh, je crois que je sens un peu d'eau à travers le tissu, quelle horreur ! Elle se tint bien droite en attendant que le jeune homme prît la parole. De toute façon, ses dents claquaient bien trop pour lancer un sujet de conversation.
« Je m'appelle Renaud, dit-il soudain.
— Et moi, Anna. Pourquoi vivez-vous à Fontainebleau, si je ne suis pas trop indiscrète ?
— Mon père possède des terres à l'est du royaume. Je suis considéré comme un héritier de premier plan ! »
Anna hocha la tête et garda pour elle ce que Renaud lui inspirait. Pourquoi lui parler de ses richesses et de son potentiel de mari idéal ? Il essayait de la séduire, sans aucun doute. Je ne suis pas là pour cela ! Je voulais juste me faire un nouvel ami, même s'il est vrai qu'il est très séduisant... Elle devait absolument trouver un nouveau sujet de conversation qui les éloignerait des histoires d'argent. Je ne suis pas habituée à discuter avec des hommes... Heureusement, le jeune homme semblait décidé à ne pas laisser le vide s'installer.
« Je constate que vous n'êtes pas mariée, Anna, lui dit-il, réduisant à néant ses espoirs de devenir son amie.
— Non, effectivement.
— Moi non plus. C'est plutôt rare, à notre âge, n'est-ce pas ?
— Mon père refuse de me forcer la main. Il a épousé ma mère par amour et tient à ce que je l'imite.
— Nous sommes faits l'un pour l'autre, Anna. »
Anna se figea. Elle attendit que Renaud éclatât de rire, mais il était parfaitement sérieux. Il faut que je parte.
« Vous plaisantez. » dit-elle en faisant mine de se lever.
Renaud lui saisit brusquement le poignet.
« Assise, intima-t-il sans sourire.
— Mais..., balbutia Anna, effrayée. Je vous demande de me laisser...
— Tais-toi. Tu ne pourras pas y échapper, de toute manière ! Cela fait plusieurs mois que je te regarde et je sais que je t'aurai. »
Anna se dégagea de son étreinte.
« Mon père n'acceptera jamais une telle union, monsieur ! Vous êtes fou ! Laissez-moi partir, maintenant !
— Anna, Anna. »
Renaud posa fermement une main sur sa cuisse et Anna frissonna de dégoût. Sa révulsion lui fit oublier les flocons qui s'écrasaient sur son visage et faisaient glisser son maquillage.
« Ne me touchez pas ! s'exclama-t-elle en se débattant, mais il la maintint avec force contre lui.
— Tu seras bien obligée de m'épouser quand je t'aurai souillée. J'ai déjà fait ça avec une autre, tu sais, mais cette idiote a préféré se jeter d'un pont. »
Anna resta muette de terreur. Comment pouvait-on parler d'une manière aussi répugnante ? S'il lui faisait perdre sa vertu, et pire, si elle tombait enceinte, elle n'aurait pas d'autre choix que d'épouser ce malade. Elle donna des coups de pied dans le vide et se mit à hurler pour attirer l'attention de quelqu'un.
« Tu peux crier, se moqua Renaud. Tout le monde danse et il neige ! Personne ne t'entendra ! »
Anna sentit des larmes couler sur ses joues et y geler, mais elle ne se laissa pas déborder par la panique. Elle devait coûte que coûte trouver une échappatoire.
« Je me demande par quoi je vais commencer..., murmura Renaud avec un sourire mauvais.
— Je préfère mourir plutôt que de vous laisser me toucher, déclara Anna avec toute la fermeté dont elle fut capable.
— Mourir ? » s'amusa Renaud.
Il la saisit violemment par la nuque et la fit virevolter jusqu'au sol. Il lui écrasa le visage dans la neige mêlée à la terre et se mit à son niveau pour lui susurrer :
« Alors, c'est drôle de mourir ? Tu veux continuer ? »
Il la souleva brusquement. Anna prit une longue inspiration et cracha toute la terre entrée dans sa bouche. Renaud essuya son visage moucheté.
« Bon, passons aux choses sérieuses. »
Anna trouva la force de donner un coup de tête à son agresseur. Sonnée, elle pensa à sa sœur qu'elle allait bientôt retrouver. Lise, aidez-moi... Anna s'élança dans l'allée enneigée mais fut plaquée au sol par Renaud qui revenait à la charge. Il la traîna en arrière en déchirant son ruban au passage et la força à se relever.
« Tu vas arrêter de gigoter, oui ? »
Anna tenta une dernière ruade et Renaud la poussa avec force pour éviter ses coups. La jeune femme perdit l'équilibre et sa tête heurta violemment un coin du banc.
Tout devint noir.
֍
Anna garda les lèvres serrées. B regardait toujours l'écran en silence, ému.
« Je suis profondément désolé pour vous, mademoiselle, murmura Philémon.
— Vous n'y êtes pour rien, dit Anna d'une voix blanche. Je savais bien que quelque chose de semblable m'était arrivé. J'avais vu ce Renaud dans mes cauchemars... Je ne voulais pas m'en souvenir...
— Ce n'était pas une mort ridicule. » intervint Nok.
Le jeune homme basané avait l'air secoué mais pas moqueur.
« Tu t'es bien battue. Et ce coup de tête en plein dans sa face ! J'ai passé tout le procès de ma famille à laisser le temps filer, mais toi... Tu peux être fière d'avoir essayé.
— J'en suis morte, soupira Anna en baissant les yeux. Se battre, se débattre, cela ne rime à rien en fin de compte...
— Vous savez, dit Camille, je n'aurais pas été déçue de vous si vous ne vous étiez pas débattue. Chaque situation présente des risques différents ! On ne choisit pas toujours ce qu'il faut faire, et on ne peut pas toujours réagir. C'est tellement effrayant ! Vous avez fait ce que votre corps et votre esprit vous ont permis de faire. Je suis très triste que ça se soit mal passé...
— Et c'est ce qui m'a mis en colère, déclara B en s'approchant d'Anna. J'étais immensément malheureux de voir une telle scène... Ce destin est celui de bien trop de femmes et d'hommes à travers le monde et au sein de votre lignée.
— Alors pourquoi moi ? murmura Anna en ravalant ses sanglots. Pourquoi m'avez-vous enfermée ici ?
— Comme chaque personne ici, j'avais une question à vous poser. Elle n'est peut-être pas intéressante historiquement, mais je voulais savoir. Aviez-vous des doutes lorsque Renaud de la Mérénie vous a adressé la parole ? »
Anna fronça les sourcils.
« Des doutes ?
— Sur ses intentions.
— Oui, je l'avoue. Personne n'aurait voulu épouser une femme de mon âge. J'étais déjà vieille, pour une noble, et personne ne croyait en ma vertu après tout ce temps.
— Trop bizarre d'entendre ça, marmonna Agnès. Tu ressembles à une princesse, c'est évident que tu respires la pureté et les petites fleurs qui volent.
— Euh..., bafouilla Anna. Merci, je suppose... »
L'aristocrate resta silencieuse en ressassant ce qu'elle venait de voir. Avait-elle bien fait de se débattre ? Si elle avait décidé de se laisser faire, elle aurait dû épouser Renaud ou aller au couvent. Je crois que la mort est une meilleure option. Oh, non, tout de même pas, ce n'est pas si terrible de vivre avec les Sœurs... ce problème est insoluble ! Elle serra les poings et laissa Camille lui réciter un flot de paroles réconfortantes. Je dois sourire.
Toujours confuse et choquée de s'être vue tomber contre un banc et mourir, Anna se força à remercier ses amis. Au moins, elle ne se sentait pas salie par ce qu'elle venait de voir. Triste, peut-être, mais pas salie. Tout semblait trop irréel pour ressentir quoi que ce fût de très personnel.
« Anna, l'interpella Philémon, vous m'avez impressionné. Il n'y a pas si longtemps, vous refusiez de passer devant les fantômes. Aujourd'hui, vous acceptez votre passé avec un courage incroyable ! Vous m'avez donné la force de connaître ma propre histoire. Allez-y, B, s'il vous plaît. »
Anna songea que Philémon n'avait pas pris une décision qui allait la consoler, loin de là. Elle n'avait absolument pas envie de le voir mourir !
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