63. Juka
JUKA
Un vent agréable soufflait dans ses cheveux. Du soleil, pas de bruits stressants. Le calme. Juka marchait dans les hautes herbes entourant son village, heureuse d'être chez elle. Pour sa journée de visite, tous ses amis s'étaient habillés avec des peaux de bêtes. Génial ! Même Anna, qui avait beaucoup hésité avant de montrer ses chevilles, avait fini par accepter de se plier aux traditions de son époque.
Juka s'éclaircit la voix et chercha ses mots.
« Village ici, ma maison là-bas, dit-elle en montrant du doigt une belle et solide bâtisse toute en longueur.
— N'oublie pas les verbes, Juka, la prévint Camille. Il faut travailler ton français. C'est déjà très bien, mais tu oublies les verbes !
— Mon village est ici, ma maison est là-bas. » répliqua Juka en lui tournant le dos pour rejoindre son foyer.
Le village de la tribu de Juka possédait six grandes maisons encadrant une petite place. La plus imposante était celle de sa famille, son père étant le chef. Soudain, une question lui vint à l'esprit.
« Nok. Papa est le chef parce que Papa tue beaucoup les animaux. Très fort. Mais toi, pourquoi ta famille fait les chefs ?
— Oh, fit-il, pourquoi ma famille dirige ma colonie ? Ce sont mes ancêtres qui ont décidé de partir pendant la guerre nucléaire. Ils ont été suivis et considérés comme des chefs, c'est tout. De génération en génération, mes parents sont devenus les nouveaux chefs.
— Oui. »
En réalité, Juka n'avait pas compris grand-chose à cette explication. Trop de mots, trop d'informations. Elle déplaça la grande planche de bois qui cachait l'entrée de la maison et invita tout le monde à entrer. Un très petit feu éclairait le centre de la pièce. Les flammes ne montaient pas assez haut pour provoquer un incendie. Les parents de Juka étaient installés sur des sièges sommaires, les coudes posés sur une belle table.
« Mes parents. » commenta Juka en se retenant de penser à sa mère.
Mais Mama n'était pas tranquillement assise, dans la vraie vie. Allongée sur des branchages et des peaux. Suant sang et eau. Agonisant sans fin.
Lorsque quelqu'un posa une main sur son épaule, Juka se tourna vivement vers sa gauche. Stanislas avait dû remarquer son air contrarié et voulait la réconforter. Je n'aime pas qu'on me touche ! Elle se força cependant à ne pas être impolie et violente. Le cuisinier ne pensait pas à mal... il ne pensait jamais à mal, d'ailleurs.
« Merci, Sanisas, tu veux voir garde-manger ?
— Formidable ! s'exclama-t-il en ôtant sa main de son épaule. Un garde-manger d'époque ! »
Stanislas était toujours heureux de connaître un peu plus précisément la vie de Juka. Elle voyait bien qu'il l'appréciait beaucoup, mais lui-même ne devait pas comprendre ce qu'il se passait entre eux. Stanislas la considérait comme une grande amie après seulement quelques semaines. Il m'aime beaucoup. Il est peut-être amoureux, mais il ne sait pas ce qu'est l'amour donc il ne dit rien. Au moins, elle n'aurait pas à devoir le repousser. Personne ne l'intéressait au point de mériter son cœur.
Juka se détourna du regard affectueux de sa mère et amena le groupe à une deuxième maison.
« La maison des chasseurs et pêcheurs. » annonça-t-elle en entrant.
En pénétrant dans l'antre des meilleurs tueurs d'animaux de son village, Juka se souvint trop tard que l'odeur y était abominable.
« C'est mal conservé ! s'écria Stanislas en s'étouffant dans sa chemise en peau. Est-ce que vous utilisez du sel, au moins ?
— Un peu sel. Mais nous mange très vite avant pourrissement. »
Philémon se lança alors dans une explication interminable sur la soi-disant force de Juka et de son entourage. Il affirma que l'estomac de Juka était plus résistant que la moyenne grâce à ce régime alimentaire incertain.
« Elle mange des aliments qui rendent malade, dit-il. Elle serait capable de manger n'importe quoi sans s'empoisonner. »
Le reste de la discussion disparut dans le brouillard que contenait sa boîte crânienne. Encore des mots qui l'atteignaient sans raison. Juka ne remarqua même pas que tous s'étaient tournés vers elle avec inquiétude.
« Juka ? murmura Nok. Un problème ?
— Le poisson que j'ai pêché ! se ressaisit la jeune femme en désignant des filets entassés dans un grand pot en argile. Très bon. Je pêche en secret.
— Oui, tu nous as expliqué que tu déposais tes prises dans les paniers des vrais pêcheurs... Mais ça va ? Tu es sûre ?
— Parfaite. » dit-elle en quittant la pièce.
Juka prit une grande inspiration en sortant de la maison au fumet pestilentiel. Aucun problème. Pas de pensées parasites. Elle montra à ses amis les quatre autres maisons puis la place du village.
« Ici on fait des fêtes et on écoute les histoires. La vieille dame raconte les histoires.
— Ce sont des histoires religieuses ? demanda Philémon. Avec des esprits ? Ou alors des monstres ?
— Histoires sans les fantômes bleus du manoir. Mais des fantômes et des esprits de la forêt et de la rivière.
— On dirait une sorte de religion primitive, dit Anna.
— Peut-être que c'est la vraie, provoqua Nok avec un petit sourire.
— Morbleu, s'exclama Eric, pas de blasphème devant moi ! »
Nok resta coi puis éclata de rire.
« Avec tous tes jurons, tu oses me dire d'arrêter de blasphémer ? C'est génial, Eric. Ne change rien.
— Mes jurons sont traditionnels ! Il ne faut pas insulter le Seigneur de la sorte ! »
Tous décidèrent de ne pas renchérir. Juka ne connaissait pas du tout la religion que suivait Eric, mais il semblait y être très attaché. Je peux le comprendre... À chaque pleine lune, les habitants du village de Juka descendaient jusqu'à la rivière et y déposaient des plantes médicinales d'une grande rareté. Ils chantaient quelques histoires à propos des esprits de la rivière et retournaient faire la fête sur la place centrale. La religion n'était présente que lors de ces cérémonies et des enterrements. Le village restait silencieux pendant trois jours lorsque quelqu'un décédait, afin de ne pas perturber d'autres esprits – ceux de la mort. Le sentiment qui lui étreignait le cœur lorsqu'elle se réveillait et se souvenait qu'elle devait se taire était plus fort que son envie de parler. Peut-être qu'Eric ressentait cette émotion, lui aussi.
Mais elle ne savait pas du tout comment lui poser la question.
Juka les emmena jusqu'à la rivière en expliquant que ce n'était pas là qu'elle pêchait.
« Je vais ailleurs. Plus loin, et plus haut.
— Tu pêches un peu plus loin pour que personne ne te voie, c'est bien ça ? se remémora Maurice.
— Oui.
— C'est une bonne idée. Tu peux nous montrer cette autre rivière ? »
Juka prit automatiquement la direction du ruisseau dans lequel elle pêchait. Ses pieds avançaient tous seuls, comme dans un rêve. Elle avait tant de fois pris ce chemin accroupie, en regardant avec angoisse autour d'elle, que marcher fièrement dans les herbes lui semblait impossible.
« Vous pensez que Juka habite vers où, dans le monde ? demanda soudain Camille. En France, aussi ?
— Aucune idée, répondit Nok. B ? Alors ?
— A l'époque de Camille, dit le maître des lieux, il s'agit du Liban.
— Oh ! s'exclama Camille. On ne dirait pas ! Ça semble si vert !
— Région très désertique, intervint Juka. Ici, c'est exception. Ailleurs, c'est juste du désert et très chaud. »
La température se fit de plus en plus fraîche à mesure qu'ils approchaient de son ruisseau préféré. Cependant, elle avait une impression bizarre. Il manque quelque chose. Ou alors, il y a quelque chose en plus. Mais c'est différent, c'est sûr ! Elle huma l'air et ferma les yeux pour se concentrer.
« Un problème ? lui demanda à nouveau Nok, qui commençait décidément à l'agacer.
— Silence. J'écoute. »
Elle garda les yeux fermés en tournant sur elle-même, aux aguets.
« Je sais, s'écria-t-elle en sursautant. Il y a animaux ! Jamais d'animaux d'habitude... Regardez, là-bas, c'est... c'est... je ne connais pas le mot.
— Alors, fit Eric en mettant sa main en visière pour mieux voir. Il s'agit d'un ours brun ! C'est un bel ours ! ... attends, c'est un OURS ? »
Anna poussa un cri perçant et tenta de s'enfuir en courant dans sa robe trop serrée, ce qui la fit tomber dans l'herbe sans aucune grâce. Eric semblait prêt à combattre l'animal de toutes ses forces. L'ours les regarda sans bouger puis partit en trottant. Oh... Merci, B. Lemnos soupira de soulagement en relevant Anna, ébouriffée et très embarrassée.
« Je n'aime pas les grosses bêtes, marmonna Lemnos.
— Est-ce qu'on peut cuisiner de l'ours ? demanda Stanislas, à la grande surprise de personne.
— Si tu veux le manger, va le chasser ! » répliqua Maurice, la voix tremblante.
Le vieil homme ne voulait pas l'admettre, mais il avait eu très peur du prédateur musclé et dangereux qui s'était trouvé à quelques pas du groupe. Juka ne s'était pas sentie très rassurée non plus. Les ours ne devaient surtout pas être provoqués ! Ils n'attaquaient jamais leur village mais devenaient fous si quelqu'un approchait leur tanière ou leurs oursons...
« Donc, reprit Philémon en jetant un coup d'œil autour de lui, vous dites qu'il n'y avait jamais d'animaux autour de la rivière. Pourquoi B aurait-il voulu changer la réalité ?
— Pour vous distraire et vous permettre de voir que le monde de Juka était dangereux, répondit le maître des lieux. Vous l'avez vu. Je vais faire partir les animaux, à présent. »
Juka fronça les sourcils. Elle ne croyait pas du tout à l'explication de B. Autant mettre des ruminants ! Parfois, ils chargeaient leurs maisons et faisaient d'énormes dégâts. Alors pourquoi un ours ? Peut-être que le maître des lieux réfléchissait aussi bizarrement qu'Agnès ou que le fou de son village. Ah, le fou du village... Le fameux Ka'pa qui racontait des histoires sans queue ni tête... qui affirmait avoir pêché des poissons et ramenait des morceaux de bois moisis... B était sans doute un marginal, lui aussi, et qui pensait bien faire.
Ils s'assirent tous en cercle sur la place du village et Stanislas annonça :
« Je vais voir ce que je peux cuisiner avec le garde-manger de Juka.
— Je ne tiens pas à tomber malade. » intervint Julius.
Anna et Camille le félicitèrent pour son absence d'accent. Moi aussi je comprends très bien..., rumina Juka, mais mon accent est très fort et mes phrases un peu bancales...
« Pas sera malade, dit-elle avec aplomb. Mon ventre bien, ton ventre est fragile.
— Mon estomac est habitué à la vraie nourriture, cracha-t-il. Je ne veux pas de cette viande avariée.
— B va retirer toutes les bactéries de la viande et du poisson, s'exclama Camille, qui craignait la dispute. N'est-ce pas, B ?
— Absolument. »
Certains soupirèrent de soulagement. Stanislas se leva avec difficulté, sourit à Juka et disparut dans la maison qui leur servait de réserve de nourriture. Après quelques longues minutes, il revint avec des plats cuits au four de poche.
« D'où sortent ces légumes ? s'étonna Camille. Ce n'est pas très libanais, tout ça.
— On mange des pommes de terre partout ! dit Nok. Quel est le problème ?
— Non, ça vient d'Amérique, expliqua Agnès. Faut croire que notre gourou a voulu nous faire plaisir. »
Stanislas admit que les légumes se trouvaient à côté de la viande et du poisson séché. B avait dû les placer là pour leur fournir un accompagnement.
« D'habitude, on mange petites graines, leur apprit Juka. Et pois, aussi.
— C'est assez sommaire, commenta Anna en prenant une brochette de poisson.
— C'est Néolithique. » conclut Juka.
Elle pensait que ses amis seraient dégoûtés de manger de la viande et du poisson de cette manière, sans assiette, mais il n'en était rien. Seules Camille et Agnès hésitèrent un peu avant d'y goûter. D'après ce que j'ai vu, elles ne sont plus habituées à manger de la vraie nourriture. Nok a dû retourner à la nature, comme moi, donc il n'est pas gêné. Lemnos se battait avec les arêtes mais appréciait son repas.
« Je veux bien vivre chez Juka, dit-il en mâchant lentement. C'est très bon.
— Alors tu peux avoir le collier. » déclara-t-elle en se levant.
Juka retourna dans la maison familiale et fouilla dans un pot en argile posé dans un coin. Elle en sortit une cordelette de plantes tressées et des dents de bêtes percées de trous. Elle fabriqua rapidement un collier en manipulant habilement son matériel de base et l'apporta à Lemnos.
« Sur les cheveux, comme moi. » ordonna-t-elle en le posant sur sa tête.
Elle recula d'un pas et frappa plusieurs fois dans ses mains en exhortant les autres à l'imiter. Des villageois les rejoignirent pour féliciter Lemnos, eux aussi. Juka n'était pas certaine de tous les reconnaître. Peut-être cette femme, là... Après avoir applaudi Lemnos, Juka s'arrêta brusquement et annonça d'un ton solennel :
« Tu fais partie dans village, maintenant.
— Oh ! Merci beaucoup... »
Lemnos fondit en larmes et Juka se sentit un peu perdue.
« Pourquoi il pleure ? demanda-t-elle, inquiète.
— Il n'a jamais eu de famille, dit Camille, à part la dame qui l'aidait quand il était au palais. Je crois qu'il est très ému. »
Juka hocha la tête et reprit sa place dans le cercle. Lemnos sécha ses larmes et se remit à manger sa brochette, touchant pensivement de l'autre main sa nouvelle parure.
« Je vais aussi pleurer parce que le poisson est bon. » plaisanta-t-il.
Ils rirent de bon cœur en finissant leur repas. Pour une fois qu'ils allaient retourner au manoir de bonne humeur... Ah non, finalement. Juka venait de voir que Maurice bougonnait sans lever la tête.
« Pourquoi la grimace ? lui demanda Juka.
— Je ne fais pas la grimace ! répliqua-t-il. Mais moi aussi je voulais... enfin...
— Non, Maurice, n'est pas possible..., s'étonna Nok. Tu veux un collier, toi aussi ? Tu veux faire partie du village ?
— Te fous pas de moi, gamin ! s'énerva le vieil homme.
— Je vais faire cérémonie pour tous. » décida Juka en se levant à nouveau.
Après avoir fait des colliers pour tous les habitants du manoir, elle sentit que l'ambiance était encore plus légère. Elle les emmena à nouveau se promener autour du village et leur fit écouter quelques histoires de la doyenne, puis ils rentrèrent vaquer à leurs occupations. L'heure du dîner était encore loin.
Juka se laissa tomber dans un fauteuil et ferma les yeux. Elle souleva légèrement une paupière en se souvenant des nuits terribles qu'elle passait depuis quelques jours. Non, je ne dois pas faire de sieste. Je risque de me réveiller en hurlant comme la dernière fois. Elle aperçut alors Eric qui se dirigeait vers la salle de loisirs et le suivit discrètement. Il s'installa confortablement devant un film.
« C'est quoi ? lui demanda-t-elle en s'asseyant à ses côtés.
— J'ai vu des chevaux sur la couverture de ce... mince... disque, expliqua le chevalier en lui présentant une fine boîte. C'est un film qui se nomme... Parbleu, quelle façon étrange d'écrire les lettres ! La Chevauchée Fantastique, déchiffra-t-il.
— Et l'histoire est ?
— Je n'en ai pas la moindre idée, mais nous allons bientôt le savoir ! »
Juka eut du mal à se concentrer sur les dialogues. Tous les personnages parlaient beaucoup trop vite pour elle, avec un vocabulaire qui lui échappait. Eric dut arrêter le film plusieurs fois pour lui expliquer ce qu'il se passait. Lorsque les noms des acteurs apparurent à l'écran, Juka se massa les tempes.
« C'est fatigant regarder écran longtemps, marmonna-t-elle.
— Ben alors, les jeunes, vous avez regardé un western ? »
Maurice se tenait derrière eux, la boîte contenant le disque à la main.
« Je me demande comment on peut mettre un film sur un support aussi fin. Il faudra que je demande à une puce d'infos. C'était bien ?
— J'aime les Indiens, affirma Juka.
— C'est pas le but des westerns, s'esclaffa le vieil homme.
— Ils ont de beaux chevaux, des peintures sur leur corps, une tribu et des traditions. Comme moi.
— Je savais bien que ça te plairait. »
Maurice lui fit un clin d'œil et Juka détourna le regard, vexée. Le vieil homme avait fait exprès de poser ce film à côté de la télévision pour qu'elle finisse par le regarder. Il faudra que je me renseigne sur tous les films qui existent. Je n'ai pas envie qu'on choisisse à ma place ! Eric s'étira longuement et déclara :
« Je suis trop éreinté pour aller chasser.
— Moi aussi, dit-elle sans trop savoir ce que signifiait éreinté. C'est presque dîner ? »
Eric se tordit le cou pour trouver la pendule accrochée au mur d'en face – que Juka ne savait toujours pas comment lire – et répondit :
« Presque. Nous pouvons aller aider Stanislas à préparer le repas. »
Juka acquiesça et le suivit dans la salle à manger.
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