60. Eric
ERIC
Après une après-midi de promenade dans les jardins de Fontainebleau, l'heure du bal arriva. Des musiciens jouaient sans trêve dans un coin de la salle. Ils buvaient tous de la piquette en regardant les nobles danser, y compris le roi. Eric n'avait aucun problème avec l'alcool, aussi n'était-il pas dérangé par les bouteilles de vin pur que leur servait Stanislas à table. Julius et Anna étaient incapables de les consommer sans grimacer ou tousser jusqu'à l'étranglement. Parbleu, de petites natures ! Le vin était coupé à l'eau et aux fruits à son époque, tout comme Anna et Julius, mais ce n'était pas une raison pour cracher l'alcool lorsqu'il était pur. Alors de la piquette... Du vin avec de l'eau et du sucre... Aucune raison de le trouver trop fort !
« Qui veut danser ? demanda Camille. Pas moi, je ressemble à une baleine.
— Ça t'empêchera pas de danser, répliqua Agnès. Moi je veux bien, mais avec qui ? »
Eric crut qu'un silence gênant allait s'installer, mais Nok se désigna immédiatement. Ils se levèrent tous les deux et, malgré leur différence de taille plus que flagrante, tentèrent de danser au rythme du tambour, des flûtes et des luths. Eric ne put se retenir de sourire. Ce n'est pas du tout comme cela qu'on danse sur ce genre de musique ! Le chevalier constata que personne n'avait envie de le rejoindre sur la piste de danse et décida de ne pas se gêner.
« Mademoiselle ? demanda-t-il à une noble qui ressemblait légèrement à Juka. Acceptez-vous de danser avec quelqu'un qui vous mérite ?
— Ce charmeur ! s'esclaffa Camille.
— Bien sûr ! répondit la jeune femme fictive avec un sourire quelque peu artificiel. Allons-y ! »
Ils donnèrent une leçon de danse à toute la salle de bal. Eric avait beau être grand et large, il restait sensible, gracieux et bien élevé. Même Anna, le paroxysme de l'élégance au sein de leur groupe, le regardait avec surprise et respect. Lorsque la musique prit fin et que les artistes passèrent à un autre air, Eric salua sa partenaire et retourna s'asseoir. Il était trempé de sueur. Décidément, ce large costume lui donnait chaud.
« C'était grave la classe, Eric, déclara Agnès.
— Vous êtes très doué ! le congratula Anna avec un immense sourire. Je ne m'y attendais pas du tout, pour être honnête. Sans vouloir vous vexer, bien sûr.
— Chasser et bouger bien, affirma Juka avec un long hochement de tête.
— On voit ce que tu faisais au lieu de t'entraîner à te battre ! » ironisa Nok.
Eric savait qu'il avait voulu plaisanter, mais il se sentit terriblement vexé. Au contraire, il était doué au combat ! C'était le principe de la guerre qui le dégoûtait, pas les techniques de duel... Mais souris, sacrebleu. Il ne faut pas faire comme Charles et mélanger toutes les époques.
Soudain, Philémon se leva et tendit la main vers Anna.
« Mademoiselle Anna, m'accorderez-vous cette danse ?
— Euh... eh bien je... enfin..., balbutia l'aristocrate en rougissant à travers l'ocre qui recouvrait ses joues.
— Oui ! » répondit Lemnos à sa place en la poussant dans le dos.
Eric émit un petit rire attendri. Philémon et Anna avaient une relation particulière. Pour avoir écouté les rumeurs autour de lui lorsqu'ils étaient absents, il savait que tout le monde voulait les voir en couple. Amoureux. Pour l'éternité. Surtout Camille, qui était persuadée de la véracité de leur coup de foudre. D'ailleurs, elle les regardait danser avec adoration.
« Tu dansais largement mieux qu'eux, Eric, fit remarquer Maurice.
— Mais ils sont... plus beaux, dit Camille. Regardez, ils sont adorables. »
Philémon et Anna se mouvaient à peine en rythme, incapables de respecter la mélodie que le flûtiste s'acharnait à jouer. Ils paraissaient pourtant s'en moquer comme de la dernière pluie. Anna avait les yeux fermés et sa joue pleine de poudre rouge et blanche était posée sur l'épaule de Philémon. C'est vrai, Camille a raison... ils sont mignons. François Ier multipliait les partenaires de danse à quelques pas d'eux, mais ils semblaient l'ignorer.
Ils dansèrent très mal pendant ce qui leur sembla une éternité. Lorsqu'ils revinrent s'asseoir et que Philémon épousseta son épaule pour en ôter le maquillage, tout le monde les applaudit.
« Arrêtez, se défendit Anna, rouge comme une pivoine. Nous n'avons pas très bien dansé.
— Effectivement, confirma Eric. Mais vous formez un couple magnifique. »
Plutôt que de se débattre, Anna et Philémon baissèrent les yeux et se murèrent dans un silence plus qu'embarrassant. Eric se demanda si ces deux-là étaient vraiment aussi heureux qu'ils l'avait d'abord cru. Le chevalier croisa le regard de Nok et s'éclaircit la voix.
« J'ai vu des choses à manger au fond, tout là-bas... Nok, tu veux me suivre ?
— Absolument, j'ai très faim ! »
Eric et Nok se placèrent entre deux nobles et une table portant un imposant buffet. Eric ne put s'empêcher de saisir une cuisse de canard bien huileuse tout en parlant.
« Je pensais qu'ils s'aimaient. Ils ont vraiment l'air de s'aimer, parbleu, alors pourquoi ce malheur dans leurs yeux ?
— J'avoue que ça me tracasse. On ne peut pas dire qu'il n'y ait rien du tout et que leurs sentiments ne soient que dans notre tête.
— Ou alors ils ne sont pas honnêtes avec eux-mêmes, proposa Eric. Ils ont une attirance réciproque mais refusent de se l'avouer.
— C'est sûrement ça, acquiesça Nok. Philémon avait une fiancée, ça peut aussi compter. Il est peut-être stupidement fidèle. »
Eric se demanda comment l'on pouvait être stupidement fidèle, mais il songea que Nok avait une bonne raison de s'exprimer ainsi. D'ailleurs, il pensait la même chose que lui. Leurs vies étaient désormais liées à ce manoir, ils n'en ressortiraient jamais. À quoi bon s'empêcher de tomber amoureux d'une belle inconnue ? Ils auraient l'éternité pour s'apprécier et se comprendre. Et moi, suis-je attiré par une jeune fille venant d'une autre époque ? Il observa de loin ses nouvelles amies et soupira. Non, aucune ne lui avait tapé dans l'œil. Peut-être la noble avec laquelle il avait dansé et qui n'existait pas...
Ils retournèrent s'asseoir avec les autres tandis que Stanislas se précipitait pour aller voir à quoi ressemblait le banquet.
« Vous faites des messes basses ? les nargua Charles. Vous avez des choses à nous dire ?
— Oui, répondit Eric, le canard est délicieux ! N'hésite pas à aller en chercher. »
Charles le regarda avec défiance avant de hausser les épaules. Eric voulut égayer l'ambiance en demandant à Anna ce qu'elle préférait faire au bal en temps normal.
« Généralement, je discute avec mes amies. Malheureusement, elles ne sont pas encore arrivées... Ou alors B ne les connaît pas et ne les a pas représentées ici.
— Il préfère inventer maquillage sur joue. » affirma Lemnos pour plaisanter.
Anna fut si surprise qu'il fît de l'humour qu'elle éclata de rire, suivie de tous les autres. L'esclave grec rougit de bonheur. La fête reprit et Eric apprit à tout le monde à danser, à tour de rôle. Maurice était certainement le pire danseur du groupe mais il s'amusait comme un enfant. Philémon et Anna continuèrent de danser tous les deux avec une bien meilleure technique et un beau sourire sur leur visage. Le chevalier considéra qu'il avait réussi sa soirée. Ils retournèrent ensuite au manoir, saoulés de vin et les pieds douloureux.
Eric alla directement se coucher, fourbu. Il était sportif mais peu résistant sur la durée. Le lendemain matin, il se rendit au petit-déjeuner où Juka lui proposa en des termes très sommaires d'aller chasser.
Lorsqu'Eric se trouva à nouveau dans l'immense étendue d'herbe verte sous un soleil éclatant, il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Dieu, que cet endroit est beau et paisible ! Ils coururent jusqu'à la forêt, courbaturés mais heureux de se retrouver en pleine nature. Juka le cachait bien, mais vivre dans un lieu clos devait l'oppresser.
En sentant les feuilles mortes craquer sous ses chausses avec un bruit délicieusement agréable, Eric trouva la force de poursuivre un sanglier sans même réclamer de cheval à B. L'animal n'avait pas envie de le charger – ou bien, et c'était plus probable, le maître des lieux les protégeait en rendant les sangliers inoffensifs. Juka avait pris en chasse une biche. Elle fondait entre les arbres presque aussi vite que l'animal. Eric était impressionné de la voir aussi sauvage, rapide. Ses longs cheveux roux frisés apparaissaient furtivement entre les branchages, telles des flammes inoffensives.
Eric courut jusqu'à ce que ses jambes l'abandonnassent. Heureusement, la Bonne Fortune l'avait mené jusqu'au sanglier. Il s'écroula sur lui en le transperçant de son épée. Lorsqu'il fut certain d'avoir tué l'animal, il le hissa sur son épaule et attendit que Juka se fût chargée de sa biche. Elle revint recouverte de sang, avec deux gros cuissots découpés sur les bras. Toute poisseuse, elle éclata de rire.
« Difficile de tuer mais drôle ! s'exclama la sauvageonne en essuyant de son poignet le sang qui menaçait d'entrer dans sa bouche.
— Drôle, drôle... ça dépend quoi, parbleu ! protesta Eric. Les animaux, oui. Les hommes, non.
— Pas tuer les hommes. » confirma gravement Juka.
Eric savait que Juka n'appréciait pas beaucoup l'homicide. C'était l'une des rares choses qu'il savait sur elle, d'ailleurs. Il la connaissait peu et personne n'avait daigné lui poser des questions sur sa vie depuis qu'elle savait parler français.
« Est-ce que tu veux faire du tourisme dans ton époque ? Chez toi ? ajouta-t-il en la voyant froncer les sourcils. Visiter chez toi ?
— Oh ! fit-elle. Oui, faire visite. Toutes les maisons et les gens.
— Ce sera parfait. »
Eric se souvenait de la crise Juka en plein repas. Elle s'était figée et avait refusé de dessiner ce dont elle s'était souvenue. Verrait-elle les horreurs qui peuplaient sa mémoire pendant sa journée de tourisme ? Eric ne tenait pas à la voir s'effondrer et pleurer devant tout le monde.
« Rien de triste, chez toi ? lui demanda-t-il, espérant qu'elle lui raconte son histoire.
— Rien. Oh oui, Mama, Mama triste. »
Serait-elle en train de parler de sa mère ?
« Pourquoi Mama triste ?
— Mama très malade, verte, plus bouge. »
Eric lui expliqua longuement que B pouvait placer dans son époque virtuelle sa mère en pleine forme et non alitée. Juka secoua la tête – elle ne voulait manifestement pas vivre sa vie pour de faux. Je la comprends !
« Problème chez toi aussi ? l'interrogea-t-elle à son tour.
— Non, aucun.
— Pas mentir ! le menaça-t-elle.
— Aucun, sacrebleu ! Aucun problème ! »
Juka le regarda avec méfiance puis éclata de rire. Elle parut ensuite se souvenir qu'elle était recouverte de sang et se hâta de rejoindre le manoir avec Eric. Elle me cache plus de choses que le seul sujet de sa mère malade, c'est certain. C'est déjà triste, bien sûr, mais il y a quelque chose derrière tout cela ! Heureusement, les parents d'Eric se portaient très bien. Son père, bon vivant et excellent chevalier, s'était éloigné des champs de bataille pour se consacrer à sa petite portion de terre. Sa mère était une épouse discrète mais ferme. Beaucoup disaient qu'elle tenait la maison dans le creux de sa main ! Eric était souvent amusé de la voir diriger le foyer avec tant de sévérité, mais parfois son père prenait lui aussi des décisions importantes.
En arrivant au manoir, Juka posa les deux cuisses de biche sanguinolentes sur le plan de travail de Stanislas. Celui-ci ne sembla même pas surpris de la découvrir si sale.
« Ce sera délicieux ! s'exclama-t-il. Je vais les congeler. »
Eric regarda le cuisinier ouvrir un meuble blanc et y ranger les cuissots ainsi qu'un peu de viande de sanglier. Un nuage s'échappa lorsqu'il en referma la porte.
« C'est froid ? demanda le chevalier.
— Ça transforme la nourriture en glace ! répondit Stanislas. On peut la manger plus tard sans danger. »
Eric trouva cette invention formidable. Combien de fois avait-il eu mal au ventre après un repas ? Le sel ne protégeait pas la viande de toutes les infections. Il jeta un coup d'œil à Juka, lui indiquant du regard qu'elle ferait mieux de se laver. La sauvageonne soupira et se rendit dans sa chambre en traînant des pieds. Eric s'installa confortablement dans un immense sofa, ignorant royalement la sueur qui collait sa chemise contre son torse. Il ne se sentait pas assez fort pour ramper jusqu'à sa chambre et prendre un bain.
« Alors, Stanislas, le héla-t-il pour passer le temps. Est-ce qu'il s'est passé des choses intéressantes, pendant notre absence ?
— Absolument rien. » répondit laconiquement le cuisinier.
Toujours très bavard, ce brave Stanislas. Eric se mit à fixer avec intensité le plafond. Qu'y avait-il à l'extérieur ? Où étaient-ils ? Ses réflexions furent violemment coupées par Anna qui entra en trombe dans le salon.
« Est-ce que quelqu'un a vu Juka ? s'exclama-t-elle ?
— Oui, pourquoi ? répondit Eric en haussant les sourcils. C'est grave ?
— Elle n'est pas venue au cours de français ! »
Le chevalier lui expliqua qu'il avait emmené Juka dans une intense partie de chasse sans penser une seule seconde à son cours. Il s'excusa et lui assura qu'ils avaient discuté en français pour s'entraîner.
« J'y compte bien ! fit Anna. Juka a peur lorsqu'elle ne comprend rien. Il ne faut pas hésiter à lui parler lentement.
— C'est ce que j'ai fait, s'insurgea Eric. Vous vous inquiétez à tort, Anna. Juka a plus besoin de grand air que de mots ! Elle n'est plus la biche traquée que vous avez rencontrée le premier jour.
— Vous avez sans doute raison. La prochaine fois qu'elle semblera vouloir sortir, prévenez-moi. » conclut-elle avec un sourire poli mais factice.
Elle n'a pas beaucoup profité des bienfaits de cette si belle soirée au bal... Elle est presque aussi sévère que ma mère ! Lorsqu'Anna fut partie, Juka en profita pour se glisser dans le salon et regarder Stanislas cuisiner.
« Tu te cachais ! s'exclama Eric. Polissonne, va.
— Pas vouloir apprendre chaque jour, soupira Juka en aidant Stanislas à couper un poisson en fines tranches. Toutes les visites en premier, apprendre après.
— Pour comprendre les visites, tu dois comprendre le français. »
Juka haussa les épaules. Ses cheveux trempés gouttaient sur le sol immaculé de la cuisine. Bientôt, le déjeuner serait prêt.
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