59. Anna
ANNA
Le grand jour était enfin arrivé ! Anna avait revêtu la plus belle robe de sa penderie géante. Elle était maquillée à la perfection. Tout devait être impeccable : la visite, sa toilette, le bal pour clôturer la journée. Stanislas avait préparé des sandwiches, d'après ce qu'avait dit Camille, afin qu'ils pussent manger chez François Ier sans attendre d'être servis par les domestiques. Quelle bonne idée ! Nous allons pouvoir nous promener toute la journée sans aucune inquiétude !
Comme pour les journées de tourisme précédentes, chacun avait fait l'effort de s'habiller dans le plus pur style de la Renaissance. Philémon portait un costume bien trop excentrique pour l'époque. Certes, les manches bouffantes étaient à la mode, mais pas en vert et jaune... Le jeune homme se rendit compte du regard inquisiteur d'Anna.
« Oh ! C'est peut-être... un peu trop euh... voyant ?
— Très voyant, confirma Anna. La mode est plutôt au pourpre et blanc, ou bordeaux et blanc. Mais c'est amusant ! Nous ne vous perdrons pas dans la salle de bal ! »
Anna avait décidé de porter une robe aussi bleue que celle qu'elle arborait le jour de son arrivée au manoir. Au moins, la nouvelle n'était pas déchirée ni tachée de terre. Juka semblait toujours aussi empêtrée dans ses vêtements. Anna ne pouvait s'empêcher de penser que les robes en peau de vache lui allaient beaucoup mieux que les habits sophistiqués. Elle était si sauvage... Mince, vais-je être obligée de m'habiller comme elle lorsque nous visiterons son époque ? Elle réprima un frisson, terrifiée de devoir se vêtir comme une sauvageonne.
Lorsque tout le monde fut fin prêt, Anna ouvrit la porte menant à son monde, son univers à elle. Enfin un peu de classe, de luxe, de culture ! Ils arrivèrent immédiatement en face du château de Fontainebleau. Tous étaient bouché bée, même Agnès.
« J'avais jamais vu ce truc en vrai, dis donc... c'est vachement bien ! s'exclama-t-elle avec une pointe de respect. Eh, Stan, t'as pas l'impression que c'est vingt fois le tien, de château ?
— C'est immense ! chuchota le cuisinier.
— Effectivement, c'est magnifique, dit Anna. Je vais vous présenter les environs du château, pour commencer. Suivez-moi ! »
Ils empruntèrent la grande allée encadrée de belles pelouses vertes et fleuries menant au château. Anna expliqua qu'il s'agissait de la Cour d'Honneur. François Ier passait toujours par cette allée lorsqu'il devait s'absenter.
« Toute la Cour est présente sur les côtés pour le regarder lorsqu'il nous quitte, et également lorsqu'il nous revient.
— La Cour ? s'étonna Stanislas. Je croyais que c'était par terre, la Cour. La Cour d'Honneur.
— C'est aussi comme cela qu'on nomme les courtisans, dit Anna avant de se rendre compte que ce n'était pas plus compréhensible pour le cuisinier. Les nobles et les invités de Sa Majesté le suivent toute la journée. C'est une tradition toute nouvelle.
— Et pour quoi faire ? insista Stanislas. Pourquoi le suivre partout ?
— Parce que c'est le roi, intervint Nok. On continue, Anna ? »
L'aristocrate lui adressa un sourire reconnaissant. Il lui avait évité une explication fastidieuse sur la superficialité de son époque. Oui, effectivement, ils étaient toujours comme collés à Sa Majesté. Non, ce n'était pas très utile. C'était même plutôt dangereux : le roi était toujours entouré et risquait des tentatives d'assassinats en permanence. Il en avait peut-être assez d'écouter les histoires sans intérêt que ses courtisans lui racontaient pour qu'on les vît en sa compagnie. Cependant, c'était une habitude que François Ier avait créée pour être respecté. Les nobles passaient leur temps à essayer de lui plaire et un peu moins à comploter contre lui. C'était du moins ce que le père d'Anna lui avait expliqué et elle le croyait sans hésitation ! Effectivement, en augmentant le risque d'être attaqué, François Ier était plus en sécurité. Paradoxal...
« Derrière le château, vous pourrez voir d'autres jardins. Le Jardin de Diane, par exemple, dans lequel j'adore me promener.
— Qu'est-ce que tu faire pendant les journées ? demanda soudain Lemnos, qui avait fait des progrès fulgurants en français.
— Qu'est-ce que tu fais, le corrigea-t-elle avant de répondre. Je me promène, je me prépare pour les fêtes, j'essaie de parler à Sa Majesté et j'écris des lettres à mes amies qui vivent dans d'autres châteaux.
— Des préoccupations très sommaires, commenta Charles. Désolé de te le dire.
— Je préfère avoir une vie futile que mourir de faim, pour être honnête. Je pense que vous auriez aimé être heureux comme moi, Charles.
— Pas sûr. »
En entendant ces mots, Anna se souvint brusquement de la silhouette de cet homme blond qui hantait encore quelques-uns de ses cauchemars. Pourquoi ne parvenait-elle pas à savoir si ce souvenir était réel ou non ?
« Entrons dans le château ! déclara-t-elle en cachant du mieux possible ses tremblements. C'est là, c'est déjà ouvert. »
La porte était grande ouverte, ce qui n'était pas une habitude. Il y avait toujours quelques gardes des deux côtés et encore plus au portail d'entrée. C'est parce que ce n'est pas le monde réel, voilà tout. B leur avait rendu la vie plus facile.
Dès leur entrée, presque tout le monde poussa des exclamations de stupeur – sauf Camille, qui avait déjà visité le château quelques années auparavant. La première pièce qui s'offrait à eux était une explosion de dorures et de tableaux... comme toutes les autres salles, d'ailleurs. Ils allaient en avoir plein les yeux du début à la fin ! En voyant Camille soupirer, Anna lui adressa un regard interrogateur.
« Oh..., dit Camille, c'est peut-être bête, mais... En voyant toutes ces belles femmes dans des robes magnifiques, ces hommes bien habillés, ces dorures, ce quotidien incroyable... j'ai l'impression que mon époque est nulle. Mon tourisme n'intéressera personne.
— Je suis sûre qu'il y a des choses qui me surprendront chez toi. Tu m'as expliqué comment tu vivais, dans le labyrinthe, pour passer le temps. J'ai trouvé ça passionnant et j'espère en voir plus quand ce sera ton tour !
— Vraiment ? Il n'y a pourtant rien de spécial... C'est juste ma vie, rien de fou.
— Essaie de penser aux différences entre ce que tu vois ici et mon époque. Tout ce qui n'est pas identique va m'étonner. »
Anna observa Camille réfléchir. La jeune fille de 2012 murmura quelque chose comme Oh ! Les voitures... Anna se demanda à quoi elle pouvait bien faire référence.
L'aristocrate leur fit ensuite visiter un dédale de pièces de plus en plus luxueuses à l'exception des cuisines, qu'Anna se fit un plaisir de présenter à Stanislas.
« Il y a moins d'argent des impôts inutilement dépensé par ici, fit remarquer Charles avec une pointe d'ironie.
— Je ne sais pas si cela coûte si cher..., hésita Anna.
— Louis était un spécialiste de la dette publique, et elle date pour la plus grande part de Sa Majesté François Ier...
— Bref, s'interposa Maurice, on continue, on continue ! Pas de commentaires sur la richesse, sinon on ne va pas y arriver ! »
Anna savait bien que Charles serait vexé, blessé de voir autant de luxe autour de lui. Il avait vécu dans la pauvreté. Son meilleur ami dont il était amoureux avait peut-être perdu la vie en combattant la royauté. Anna avait essayé d'écouter un maximum de puces d'infos sur les époques de chacun après le dîner, mais il y en avait trop à entendre sur la Révolution française. Il n'y avait pas assez de place dans son esprit pour retenir tout ce qui sortait de ces machines. Charles a été très malheureux, c'est tout ce que je dois savoir. Mais lui aussi, il doit savoir ce que je ressens !
« Je vais vous dire quelque chose, Charles. Mon père est venu à Fontainebleau avec ma sœur pour tenter de nous marier à des nobles autour de la capitale. J'ai perdu toutes mes amies en venant ici. Ma sœur n'a plus le temps de me parler car elle est l'une des dames de compagnie de Sa Majesté les plus en vue pour devenir son épouse. Du moins, c'est ce qu'il lui laisse croire. Tout le monde sait qu'il n'épousera qu'une autre héritière de je ne sais quel trône d'Europe. Je n'ai que cela ! M'amuser, attendre, essayer de trouver un mari alors que je n'ai pas envie de dédier ma vie à qui que ce soit ! J'oublie tout quand je vais au bal. Alors voyez-vous, Charles, lorsque vous me parlez de vos aventures, aussi horribles soient-elles, caché dans un grenier transformé en chambre pour écrire des tracts incendiaires... quand Maurice montre sa passion dévorante pour la science... quand Stanislas nous révèle qu'il a espionné son seigneur, même si c'est mal... lorsque Juka pêchait en secret... J'ai honte ! J'ai honte de ma vie vide de sens, sans aucune aventure incroyable à raconter ! J'aurais préféré avoir quelque chose à vivre ! »
Elle se tut, rouge et essoufflée. Plus personne ne parlait. Même Juka, qui n'avait certainement pas dû comprendre un quart de sa tirade, restait parfaitement immobile.
« Anna..., commença Philémon.
— Je n'ai pas besoin de votre pitié.
— Tout le monde ici trouve sa vie ennuyeuse, poursuivit-il. Même Maurice, j'en suis persuadé. N'est-ce pas, Maurice ?
— Oui, bien sûr. Je suis passionné, mais je vis seul dans mon petit appartement. J'aurais bien aimé avoir une famille, soupira-t-il en baissant les yeux.
— Vous vous souvenez de ce que vous m'avez dit, en entrant ici ? demanda Camille. Tout ce qui est différent de nos époques nous intéresse. Même si vous avez l'impression que vos journées sont vides de sens, elles nous paraissent incroyablement luxueuses et folles. Il ne faut pas en vouloir à Charles, il est né au pire moment pour pouvoir apprécier votre quotidien. Et puis, de toute façon... personne ici n'a une vie ennuyeuse. Qui peut se vanter de faire du tourisme dans toutes les époques de l'Histoire ? »
Mais... c'est vrai ! Ma vie était peut-être sans intérêt avant... mais aujourd'hui, nous sommes tous devenus spéciaux !
« Nous sommes uniques, souffla Anna. Nous sommes tous là, ensemble, sans explication. C'est la plus grande aventure qui puisse exister. Sans les drames. Sans la mort qui guette à chaque coin de rue. »
Elle crut entendre Philémon pousser un léger cri de stupeur et se tourna vers lui. Il ne semblait pas à l'aise.
« Un problème, Philémon ?
— Non, rien, j'ai pensé à quelque chose. C'était votre façon de formuler... rien, c'est peut-être un souvenir, peut-être que non.
— Vous êtes confus.
— Non, tout va bien, mais vous avez raison ! lança-t-il pour se calmer. Nous sommes tous extraordinaires. Une éternité folle s'offre à nous. Nous allons tout visiter, tout savoir ! Peut-être que lorsque nous serons tous devenus des Sages, nous pourrons savoir pourquoi nous sommes ici. Voilà ce que nous devons atteindre : la sagesse. »
Ils acquiescèrent tous avec ferveur. Anna essuya discrètement les quelques larmes qui perlaient au coin de ses yeux depuis son accès de colère. Ce coup d'éclat lui avait fait du bien. Finalement, ils se sentaient tous comme elle : déçus de ne pas avoir mieux vécu, partagés entre la frustration et la peur de subir les foudres de l'avenir. Le luxe était la particularité de sa vie, elle devait l'accepter et en être fière !
« Mon quotidien était peut-être inepte, dit Anna, mais maintenant c'est aussi le vôtre. Vous allez vous amuser comme moi ! Nous viendrons faire la fête ici à chaque fois que vous en aurez envie !
— J'aime pas faire la sérieuse, intervint Agnès, mais je vais le dire bien pour que ce soit beau... Il faut ranger les rancœurs du passé. Tu vois ? Il faut arrêter de pleurnicher parce que machin était pauvre, machine était riche, truc faisait la guerre alors qu'on glandait tous comme des koalas et qu'il nous prend pour des feignasses.
— Koalas... ? murmura Julius, habituellement muet comme une carpe.
— Des trucs poilus qui font rien, expliqua assez mal Agnès. On est tous différents, c'est tout, faut accepter. Alors Charles, t'arrêtes les réflexions moches sur les dorures, c'est pas de la faute d'Anna si elle est née dans sa famille à son époque. C'est dit vite fait, mais tu comprends le truc ?
— Je comprends le truc. » confirma Charles avec un regard soutenu en direction d'Anna.
Heureusement, l'aristocrate vit instantanément que ce regard était déterminé et non agacé. Charles était sans doute vexé d'avoir provoqué une dispute et de s'être fait réprimander de la sorte, mais il avait décidé d'être mature et de ne pas se mettre à crier plus fort qu'Agnès.
« Merci, Charles, lui dit Anna avec toute la douceur dont elle puisse faire preuve. Je sais que c'est très difficile pour vous. Vous êtes un jeune homme exceptionnel, intelligent, et...
— Oui, bon, la coupa-t-il en rougissant, on ne va pas y passer la journée non plus !
— Il n'aime pas les compliments ! s'amusa Nok. Oh, c'est un tableau de qui, ça ? » s'exclama-t-il sans transition en courant vers un mur.
Le tableau en question n'avait pas une once d'intérêt, mais Nok avait trouvé une solution très efficace pour changer de sujet.
Ils passèrent plusieurs heures à déambuler parmi les nobles, regardant chaque tableau, chaque meuble précieux, chaque tapis venant du bout du monde. Même Charles finit par se dérider et s'exclama à voix haute qu'il aimait beaucoup l'une des nombreuses cheminées du château.
« J'adore les cheminées, ajouta-t-il en souriant.
— Il y en avait une, chez Louis ? lui demanda Nok.
— Non. Mais j'aurais bien aimé. »
Anna trouva le révolutionnaire énigmatique. Il n'avait pas vu de cheminée chez son ami car il était pauvre, sans doute. Mais si lui aussi était miséreux, où en avait-il vu ? Ce n'est pas très clair. Se serait-il infiltré chez un aristocrate de son époque pour regarder sa cheminée ? Non, cela n'a pas de sens, c'est ridicule. Je lui poserai la question, plus tard. Ou pendant son tourisme, voilà ! Tant d'interrogations... Il allait falloir beaucoup de visites pour qu'ils se connussent tous à la perfection.
« On continue ! s'exclama Anna en se tournant vers une porte ouverte. Oh ! C'est... regardez ! »
Tout le monde avait les yeux fixés sur l'homme de deux têtes de plus qu'Anna entouré de dizaines de courtisans et de femmes ébahies.
« Voici Sa Majesté. » souffla Anna, toujours aussi impressionnée de voir François Ier.
Le roi était habillé encore plus élégamment que Nok, qui avait pourtant fait des efforts pour être magnifique malgré sa petite taille. Le monarque arborait des manches bouffantes d'une largeur invraisemblable, un petit chapeau qui devait coûter une fortune et un pantalon précieux. Les yeux d'Anna s'arrêtèrent comme toujours sur son nez pointu et sa barbe précautionneusement taillée. Il faisait fondre toutes les dames de la Cour, et pas seulement pour son sang royal. Sa beauté ne laissait personne indifférent.
Parmi les courtisans qui riaient bêtement à ses plaisanteries, certains devaient être troublés. Comme Charles, pensa-t-elle. Est-ce qu'il le trouve séduisant ? Anna se tourna vers le révolutionnaire. Il ne semblait pas plus attiré que cela par Sa Majesté. Bon, c'est donc très individuel, comme attirance. Il n'aime que son Louis. Anna songea qu'elle avait encore beaucoup de choses à apprendre sur l'amour.
« Anna, je crois qu'il veut vous parler. » dit soudain Philémon.
L'aristocrate se tourna vivement vers le roi, surprise. Elle avait réussi à lui adresser la parole une seule fois, il y a plusieurs mois. Il lui avait demandé si elle passait une bonne soirée. Elle avait répondu quelque chose d'indistinct, trop perturbée pour formuler une phrase correcte. Cette fois, Anna avait bien l'intention de paraître intelligente. Même si ce n'est pas le véritable François Ier, cela fera bonne impression. Le monarque la regardait avec calme mais volonté.
« Bonjour, mademoiselle de Viandreux, déclara-t-il de sa belle voix grave. Vos amis sont les bienvenus au bal qui se déroulera ce soir. Passez une excellente journée !
— Nous vous remercions, Votre Majesté ! » répondit Anna en s'inclinant devant le roi.
Elle jeta un regard sévère à ses amis qui firent à leur tour une révérence. François Ier détourna son attention d'eux pour discuter avec une autre dame de la Cour. Anna souriait jusqu'aux oreilles.
« Il est fantastique, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à ses amis lorsqu'ils se furent éloignés du roi. Il est également un excellent combattant. Courageux, beau, intelligent...
— C'est donc vrai que François Ier charmait quiconque le voyait, dit Philémon avec une pointe d'amusement.
— Sa réputation a traversé les siècles ! s'exclama Anna. Il est parfait. Voulez-vous faire quelque chose de particulier avant de passer au déjeuner ? Nous avons nos sandwiches. »
Personne n'avait de meilleure idée. Ils étaient tous satisfaits de ce qu'ils avaient vu depuis leur arrivée. Du luxe, des gens bien habillés... C'est suffisant pour eux, et je les comprends ! Anna leur proposa de passer immédiatement au repas. Ils allèrent dans la salle de bal où des musiciens se préparaient déjà pour la soirée. Aucun noble ne les regarda de travers lorsqu'ils se mirent à manger du pain au jambon et au fromage. C'est un repas de paysans, mais c'est plutôt sympathique ! Ils passèrent le déjeuner dans un silence religieux. Après avoir terminé sa dernière miette de pain, Stanislas se plaignit.
« Trop de bruit ! Les gens parlent beaucoup trop fort !
— Il y a toujours une grande animation, au château, admit Anna. Ce soir, il y aura plus de musique et moins de discussions, je vous le promets. »
Juka insista à grand renfort de gesticulations pour aller voir les appartements personnels d'Anna. L'aristocrate, satisfaite d'avoir quelque chose à faire avant le bal, y emmena derechef le petit groupe. Elle présenta avec fierté sa chambre, sa salle de beauté, sa petite terrasse donnant sur les jardins de Fontainebleau.
« C'est beau, dit Philémon, mais pas excessivement grand.
— Il faut loger tout le monde, expliqua Anna avec une pointe d'irritation. De plus, je n'ai rien de spécial à faire ici. Si j'avais un mari avec qui passer le temps, j'aurais une chambre avec un lit plus grand.
— Ce n'était pas une critique ! s'excusa Philémon. Je disais cela pour rassurer notre ami Charles. L'argent n'est pas dépensé en vain dans chaque pièce de ce château. »
Charles arbora un sourire amusé. Depuis plusieurs heures, il ne tenait plus à critiquer quoi que ce soit.
« Indépendamment de l'absence de luxe, reprit Philémon, je trouve cela très joli. Les couvertures sont belles.
— N'est-ce pas ? se réjouit Anna. Je les ai commandées moi-même par l'intermédiaire d'une tante qui vit dans le Saint-Empire romain germanique ! »
Lorsqu'Anna vit Philémon, Maurice, Camille, Agnès et Nok réprimer un sourire, elle songea que le Saint-Empire romain germanique avait dû disparaître après elle. Un si grand territoire ? Décidément, l'avenir réservait d'incroyables surprises. Après avoir montré à Camille comment elle se maquillait le matin et le soir, Anna proposa à toutes les femmes de l'imiter.
« Je ne sais pas si je l'ai bien fait les jours précédents, expliqua Anna, mais je me souviens de tout devant cette coiffeuse. Il faut mettre de la poudre de céruse, c'est ce qui est blanc, ici. Vous en mettrez bien partout sur votre visage. »
Les femmes l'imitèrent et Agnès grimaça.
« Ça a l'air gavé de plomb, ce truc. On va avoir un million de cancers. Voire du saturnisme, ça vient de ce truc, je crois !
— Un million de... ? De quoi ? demanda Anna, confuse.
— Ce n'est pas une application qui va te tuer, Agnès, dit Nok. Allez, fais plaisir à Anna. »
Agnès maugréa des remontrances incompréhensibles en se blanchissant le visage.
« Bien, dit Anna. Maintenant, prenez l'ocre rouge qui est juste là... et faites-vous des joues bien roses !
— C'est ce que tu portais le premier jour ! s'exclama Maurice. C'est trop, c'est beaucoup trop, même Juka a l'air d'une cruche avec ça.
— C'est à la mode, Maurice, le réprimanda Anna. Il faut respecter la mode, sinon nous passerons pour des fous.
— Je crois que c'est déjà le cas, dit Philémon, mais admettons. Après le rose, que devez-vous mettre ? Il manque les yeux, encore.
— Il ne faut rien mettre sur les yeux ! Ils sont déjà parfaits ainsi. »
Tous furent étonnés de sa remarque.
« Vous cachez intégralement votre peau, dit Camille, mais les yeux sont parfaits ?
— Absolument.
— Je ne comprends pas.
— Les yeux sont le miroir de l'âme, récita Anna. Ils n'ont pas besoin d'être améliorés. Maintenant, la teinture de cochenille ! »
Plusieurs femmes poussèrent une exclamation de dégoût. Juka ne connaissait pas ce mot mais avait sans doute senti qu'il s'agissait d'un insecte. Son odorat était impressionnant.
« Moche ! s'exclama la sauvageonne. Pas sur moi ! Pas visage !
— Juka, c'est pour respecter l'époque d'Anna, la réconforta Stanislas. Essayez.
— Non ! Pas mettre petites jambes sur bouche !
— Elle parle des pattes des insectes, dit Charles. Elle trouve ça dégoûtant.
— Eh bien, soupira Anna, que B lui donne de quoi se maquiller les lèvres sans utiliser de teinture naturelle !
— Nous aimerions un tube de rouge à lèvres de mon époque, B. » demanda Camille en regardant le plafond.
Une espèce de cylindre noir apparut directement dans la main de Camille, qui l'ouvrit en deux avec une facilité déconcertante.
« Qu'est-ce que c'est que cette chose ? demanda Eric. On dirait un insecte, mais beaucoup plus gros.
— C'est juste un tube de rouge à lèvres, dit Camille. Regardez, ça se dévisse et le rouge sort tout seul. »
Anna était émerveillée par le mécanisme de ce minuscule objet. Elle laissa tomber la teinture de cochenille et insista pour se maquiller avec cet appareil du futur. Elle trouva le résultat bien plus précis et éclatant que d'habitude.
« Appliquez toutes ce rouge-là, il est bien plus beau ! »
Elle entendit plusieurs soupirs de soulagement. Après l'étape des lèvres, il ne restait qu'un tout petit détail – mais qui avait une importance capitale.
« Tout le monde doit se dessiner une mouche, maintenant. N'importe où, du moment que vous appréciez cet endroit. J'en dessine toujours une sous le coin droit de mes lèvres.
— Pour femmes, s'énerva Julius en croisant les bras, gêné par ses manches bouffantes. Pas pour hommes.
— Les hommes aussi, lui dit Anna.
— Pas envie de dessiner le point noir, insista le Romain.
— Que quelqu'un lui dessine sa mouche. » répliqua froidement l'aristocrate.
Elle entendit les exclamations de stupeur de Julius tandis qu'Eric lui tenait fermement les bras et que Maurice lui plaçait une mouche en plein milieu de la joue droite. Soudain, Philémon se figea. Il était devenu pâle comme la Mort.
« Euh..., hésita Nok. Philémon, tu es vivant ?
— J'ai... je suis choqué. Vous êtes là, devant moi, à parler de mouches... Mais personne n'en portait avant l'époque de Charles ! De plus, on ne les dessinait pas, elles étaient faites en tissu ! J'en suis persuadé ! J'ai vu ça dans une puce d'infos ! »
Anna écarquilla les yeux plus fort qu'elle ne l'avait jamais fait. De quoi parlait-il ? Elle avait toujours porté des mouches !
« C'est vrai que personne n'en avait, dans le château, tout à l'heure ! s'exclama Maurice, affolé. Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Tu ne viens pas de la Renaissance, Anna ?
— Mais... mais..., balbutia-t-elle. Si ! C'est impossible ! »
Son cœur battait la chamade. Elle crut qu'elle allait défaillir lorsque la voix de B résonna dans la pièce.
« Excusez-moi, tout est de ma faute. J'ai implanté ce souvenir dans l'esprit d'Anna par erreur.
— QUOI ?! hurla-t-elle, horrifiée.
— Anna, écoutez-moi. Vous aviez quelque chose de sale sur votre visage lorsque vous êtes arrivée ici. J'ai cru qu'il s'agissait d'une mouche esthétique et...
— De quel droit avez-vous mis ce souvenir dans ma tête ?
— Je ne l'ai fait que pour vous ! Je voulais vous redonner quelques souvenirs inoffensifs. Je me suis ensuite souvenu qu'il n'y avait pas de mouches à votre époque, et j'ai espéré que personne ne s'en aperçoive. Philémon est extrêmement cultivé. »
Anna était choquée.
« Vous êtes certain de n'avoir donné de faux souvenirs à personne d'autre ? insista-t-elle.
— Je vous le promets. »
Le silence retomba. Tous regardaient Anna avec tristesse, conscients qu'elle allait devoir oublier une partie de ce qu'elle avait intégré. Souvenirs inoffensifs... qu'a-t-il voulu dire par là ? Elle songea que l'homme blond ne devait pas être l'un de ces fameux souvenirs inoffensifs. L'aristocrate se ressaisit soudain et annonça :
« Bien. Désolée, Julius. On retire les mouches. »
(oui, c'est Anna qui bave sur Philémon habillé en François Ier)
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