58. Philémon
PHILÉMON
Philémon était plongé dans un roman. Il avait décidé de passer la journée précédant le tourisme d'Anna à lire tous les livres de Jules Verne à sa disposition. Maurice, que l'auteur avait inspiré pour ses recherches, s'était étonné que Philémon ne le connût pas. Ils avaient ensuite découvert que son premier roman était sorti onze ans après la dernière année dont le gentleman se souvenait.
Philémon s'était immédiatement attelé à Cinq semaines en ballon, désireux de faire plaisir à Maurice et peut-être de découvrir son nouvel auteur préféré. Il ne s'y était pas trompé : Cinq semaines en ballon fut terminé en quelques heures ! Il était allé se coucher puis avait commencé à lire Voyage au centre de la Terre à table, en plein petit-déjeuner. Il ne parvenait plus à s'arrêter.
« Je savais bien qu'il aimerait Jules Verne, Monsieur Chapeau ! s'exclama Maurice en le voyant tremper sa tartine dans son verre de jus d'orange au lieu de son bol de chocolat chaud, captivé par le livre. Regarde où tu mets ton pain, ça va être immangeable.
— Oh ! lança Philémon en reposant sa tartine dans son assiette, confus. Excusez-moi de lire à table, c'est d'une impolitesse...
— Pas grave, dit Camille. De toute façon, on va bientôt partir pour donner des cours de français à Julius, Lemnos et Juka. Continuez de lire, c'est génial de vous voir si passionné ! »
Philémon adressa à ses amis un sourire désolé et reprit sa lecture. Il tenait absolument à savoir ce que Lidenbrock allait trouver au centre de la Terre avant le déjeuner. Julius, Lemnos et Juka disparurent ensuite avec Anna et Camille pour apprendre le français. Philémon resta à table avec Stanislas, trop concentré pour aller s'asseoir sur un sofa. Il mangeait pensivement des morceaux de fruits, les yeux fixés sur son livre.
« J'aimerais bien savoir lire, dit soudain Stanislas.
— Vous n'avez jamais appris la lecture ? s'étonna Philémon avant de réfléchir. Non, bien sûr, seuls le clergé et les plus hauts nobles le faisaient à votre époque. Eh bien, je ne sais pas quoi vous dire. Ce n'est pas facile de lire, et je crains de ne pas avoir assez de talent pédagogique pour vous l'apprendre...
— Je ne vous demande pas de m'aider, le rassura Stanislas. Seulement... pourriez-vous me dire de quoi parle ce livre ? »
Puisqu'il n'avait lu qu'une trentaine de pages, Philémon décida de recommencer du début à voix haute. Stanislas était pendu à ses lèvres, même s'il ne comprenait pas tous les mots du roman. Il ne sait même pas où il habite... Il est difficile pour lui de connaître tout ce vocabulaire qui a dû être inventé des siècles après lui...
Au bout de quelques chapitres, ils furent rejoints par Charles. Le révolutionnaire prit un gros morceau de pain et écouta la suite de l'histoire, mâchant lentement, les yeux perdus dans le vide. Philémon parla des heures, s'arrêtant de temps à autres pour boire un verre de vin. Il avait l'impression d'être devenu son ancienne nourrice. Si seulement elle avait pu lui lire du Jules Verne, d'ailleurs...
En sentant l'heure du déjeuner arriver, Philémon accéléra dans sa lecture. Son débit se faisait de plus en plus rapide. Charles et Stanislas attendaient la fin du roman avec impatience, peut-être même plus que Philémon lui-même. Nok les rejoignit à son tour, guidé par son estomac. Il écouta la fin du roman avec les deux autres, sans faire de commentaire.
Lorsque Philémon referma le livre, la bouche sèche d'avoir tant parlé, Stanislas et Charles l'applaudirent à tout rompre. Le cuisinier lui avoua qu'il n'avait jamais passé un meilleur moment en dehors d'une cuisine.
« Superbe histoire, dit Charles lâchant son morceau de pain. Mais pourquoi avoir lu tout ça à voix haute ? Je n'ai pas osé vous couper.
— Stanislas ne sait pas lire, expliqua Philémon. Je lui ai montré ce qu'un tel livre pouvait contenir.
— J'ai l'impression que ça lui a beaucoup plu ! commenta Nok. C'est gentil de ta part d'avoir fait ça. »
Stanislas le remercia une nouvelle fois et partit s'occuper du repas. Agnès entra dans la pièce et s'assit à côté de Philémon. Elle venait manifestement de se réveiller.
« Bien dormi ? lui demanda Nok.
— Impec' ! » répondit Agnès.
Philémon ne put s'empêcher de songer que ces deux-là se connaissaient plus qu'il ne pouvait l'imaginer. Il décida de ne pas s'attarder sur ces pensées qui créaient plus de questions que de réponses. D'autant plus que jusqu'à maintenant, Agnès passe pour une folle aux yeux de tous. Je lui ai pardonné son coup d'éclat guidé par le choc de l'avoir réveillée, mais elle n'est pas rassurante.
« Demain, dit le gentleman pour changer de sujet, nous visiterons l'époque d'Anna.
— Je pense vraiment que voir tout ce luxe va m'énerver, soupira Charles. C'est tout ce que j'ai passé ma vie à combattre avec Louis.
— C'est vrai qu'on risque de trouver ça ridicule, ajouta Nok, surtout moi qui vivais dans un monde détruit sans aucun confort. Mais il ne faut pas la vexer pour autant. Ce n'est pas de sa faute si elle est née au bon endroit, au bon moment, dans la bonne famille...
— Pour le coup, si elle avait vécu à mon époque, elle aurait été décapitée sur-le-champ !
— Tu vois bien que c'est relatif. Ce n'est que de la chance. »
Philémon songea qu'ils avaient raison. Il avait toujours eu conscience d'être un privilégié, même lorsque les remontrances de son père atteignaient des sommets inégalés. Lorsque des mendiants le suivaient en le suppliant de leur donner un peu d'argent pour manger, il prenait toute la mesure de sa richesse. Même ruiné par le mécénat, il était toujours bien au-dessus de ces vieillards tuberculeux pourrissant dans les rues de Paris. Il avait un toit, à manger, des parents en vie... Et une fiancée menteuse, laide et folle. Il frissonna en imaginant le visage d'Amélie.
« Philémon, vous êtes pâle, fit Charles, le tirant de ses pensées.
— Excusez-moi, je réfléchissais.
— Ça t'arrive très souvent de te déconnecter, remarqua Nok avec une pointe d'inquiétude dans la voix. C'est ton passé qui te torture à ce point ? Entre déprimés, on peut en parler. »
Le jeune homme basané adressa un sourire à Charles, qui ne le lui rendit pas. Philémon soupira, ne sachant pas par où commencer son histoire.
« J'ai déjà parlé de ce problème avec Anna... Elle m'a dit de ne pas me laisser faire, que j'avais trop d'honneur.
— Raconte ! s'impatienta Agnès en posant les deux coudes sur la table.
— Ma fiancée m'a menti. Elle m'a dit qu'elle était enceinte pour pouvoir m'épouser plus rapidement. Ensuite, elle a annoncé avoir perdu l'enfant.
— Tu t'étais protégé ? demanda Agnès.
— Euh... je ne comprends pas... ? Je ne l'ai jamais touchée de cette manière-là, si c'est ce que vous insinuez. »
Charles, Nok et Agnès poussèrent un très long soupir.
« Je ne sais pas comment sont faits les bébés, admit Stanislas de derrière ses fourneaux.
— En tout cas, pas en ne faisant rien ! dit Nok. Elle s'est fichue de toi !
— Mais que faire ? gémit Philémon. Mes propres parents la croient. Je passerais pour un mufle qui prend la virginité des femmes et qui les abandonne.
— Balance-la par la fenêtre et dis que c'est un accident, proposa Agnès.
— C'est peut-être un peu expéditif, intervint Nok. Essaie de lui faire comprendre qu'elle a abusé de toi et que tu ne l'aimeras jamais. Ça va peut-être la vexer et la faire partir. »
Philémon acquiesça, puis il remarqua que Charles semblait désespéré.
« Cette conversation n'a aucun sens, marmonna-t-il. Philémon ne retournera jamais voir sa fiancée pour lui parler.
— On peut peut-être la frapper pendant le tourisme, non ? demanda Agnès.
— Non, Agnès, on ne va taper personne ! s'énerva Nok. Mais tu peux demander à faire installer un punching-ball dans ta chambre, si tu veux.
— Je vais faire ça, acquiesça-t-elle. Elle m'a énervée, cette godiche ! Philémon, franchement, on dirait une peluche, il est tout gentil et tout maigre. Comment tu peux vouloir profiter de ce gars-là ? Il est adorable, mignon tout plein.
— Euh..., hésita Philémon. Merci... j'imagine. »
Ces compliments l'avaient fait rougir, ce qui égaya l'atmosphère. Si on oublie qu'elle a tenté de me tuer. Il avait l'impression de sentir le poignard entre ses côtes.
Eric arriva soudain en déposant trois faisans sur le comptoir de la cuisine.
« Du bon travail, sacrénom ! s'exclama-t-il, fier du résultat de sa partie de chasse. Dommage que Juka soit en cours de français, on en aurait eu deux fois plus en un rien de temps ! »
Il partit prendre une douche et se changer avant de venir s'attabler avec eux.
« Où sont les autres ?
— Maurice regarde un film, répondit Charles. J'étais avec lui, au début, mais je n'ai rien compris donc je suis venu ici.
— C'était si compliqué que ça ? se moqua gentiment Nok.
— C'était en russe, répliqua le révolutionnaire. J'ai fait des efforts, mais c'était impossible !
— Alors c'est normal, je retire ce que j'ai dit, s'excusa Nok avec un grand sourire. Tous les autres sont en cours de français. »
Maurice finit par arriver à son tour. Il semblait calme et heureux. Il avait bien besoin de regarder un film, visiblement ! Stanislas continuait de s'affairer en cuisines, rendu tout guilleret par Voyage au centre de la Terre. Philémon se demanda avec quel roman il passerait l'après-midi. De la Terre à la Lune, certainement. Lorsqu'il énonça cette idée à Nok, celui-ci éclata de rire.
« C'est toujours très drôle de savoir que Jules Verne avait écrit des sortes de... prophéties.
— Quelqu'un est déjà allé au centre de la Terre ? s'alarma Philémon, choqué.
— Non, heureusement que non ! Mais sur la Lune, oui. »
Le gentleman en resta bouche bée. La Lune, qu'il regardait tous les soirs à travers les nuages parisiens... Qui avait bien pu aller jusque-là sans mourir ?
« Un dirigeable serait allé jusqu'à la Lune ?
— Non, une fusée, répondit Nok. Oh, toi, je vais te montrer où sont les puces d'infos, tu vas passer un bel après-midi... »
Ils s'assurèrent que le repas n'était pas prêt et s'éclipsèrent dans la bibliothèque. Philémon y était allé pour emprunter des livres de Jules Verne et quelques Victor Hugo au hasard, mais il n'avait pas remarqué que certains ouvrages étaient factices et renfermaient un mécanisme.
« Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu de magie, dit Philémon en voyant une image bleutée apparaître devant lui.
— On passe nos journées dans des environnements virtuels, et tu dis qu'il n'y a pas de magie ? s'amusa Nok. Ça, ce n'est pas magique. C'est une technologie qui existait déjà avant le quatrième millénaire. Regarde. Tu n'as qu'à demander un sujet en particulier avec la bonne puce. Ici, j'ai pris le XXème siècle.
— Écran mis en place. » récita une voix factice.
Philémon se retrouva alors devant une image effroyable. Des hommes armés, sales et tristes semblaient souffrir au cœur d'un sillon creusé dans la terre.
« Mais... qu'est-ce que c'est que cette image ? C'est une vraie photographie ? demanda-t-il, très inquiet.
— C'est la Première Guerre mondiale. Des soldats dans des tranchées. Je suis désolé que tu sois tombé sur ça en photo d'introduction, parce que c'est totalement déprimant. Tu pourras toujours regarder ça plus tard ! En attendant... Premier pas de l'homme sur la Lune, énonça-t-il clairement.
— Information prise en charge. » répondit la puce.
Philémon regarda en silence les images de Neil Armstrong marchant sur la Lune défiler devant ses yeux. Il ôta son chapeau et le serra contre lui, très ému. Il ne pensait pas qu'une telle chose fût possible.
« Fin de rubrique, annonça la puce.
— Ils ont traversé l'espace pour atterrir sur la Lune..., murmura Philémon lorsque le film prit fin. C'est incroyable... ! La technologie est devenue fantastique !
— On peut dire ça, soupira Nok. Jusqu'à ce que tout le monde en meure. »
Philémon se rendit compte qu'il avait glorifié la science devant quelqu'un dont la planète était décimée par la folie des hommes et de leurs machines. En retournant dans la salle à manger, il s'excusa platement.
« C'est rien, Philémon, le rassura Nok. Mais n'oublie pas que la technologie n'a pas toujours été positive pour l'humanité. Tu te souviens de ces soldats, au début de la puce ? Ils ont subi l'invention des gaz toxiques diffusés sur le champ de bataille.
— C'est inhumain ! s'exclama Philémon. Les hommes devraient se battre à armes égales, à la loyale.
— Ils ne devraient pas se battre du tout. »
Le gentleman acquiesça. Il essayait de s'imaginer en uniforme de combat, fourbu et affamé, transi de peur et de froid entre deux rangées de terre. Il serait certainement mort en quelques heures ! Philémon s'était rendu compte devant toutes ces puces d'infos posées sur une étagère qu'il ne connaissait rien des horreurs de l'humanité. Il n'était pas très doué en Histoire. Le passé comme le futur restaient assez obscurs pour lui. Il se promit de passer le reste de l'éternité à s'instruire.
Le déjeuner se déroula sans encombre. Anna parlait sans cesse des bals magnifiques auxquels elle promettait de les faire participer, tout en s'excusant de monopoliser la discussion. Pour patienter jusqu'au dîner, Philémon s'assit confortablement dans un fauteuil pour lire De la Terre à la Lune, bien décidé à comparer la réalité à la fiction. Lorsqu'il vit que Stanislas le regardait avec envie de l'autre côté de la salle à manger, il s'éclaircit la voix et reprit son rôle de conteur.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro