57. Stanislas
STANISLAS
Stanislas avait laissé brûler une crêpe, tout obnubilé qu'il était par sa journée à venir. Il avait un très mauvais pressentiment. À chaque fois qu'il avait repensé aux cuisines du château de son seigneur, une boule s'était formée dans son estomac. Il ne se souvenait pas de tous les détails, mais... Ses commis de cuisine silencieux, ses pas vers l'un des paniers en osier... ou bien était-ce un récipient métallique ? Tout cela était si loin, à présent. Depuis la disparition des fantômes qui lui avaient redonné partiellement la mémoire, Stanislas n'avait plus rien retrouvé de son passé.
Le cuisinier nettoya sa plaque, surpris d'avoir gâché de la nourriture. Je suis bien trop triste, ces derniers temps. Il ne va rien se passer d'affreux. B nous protège. Stanislas n'avait jamais cru en quoi que ce soit, mais le maître des lieux était une présence qui le rassurait.
« Alors, Stan, c'est le grand jour ? »
Il se retourna et fit face à Agnès, qui n'avait pas été très bavarde avec lui ces derniers jours.
« Oui, mais j'ai fait brûler une crêpe..., se désola-t-il.
— C'est pas très grave, tout ça. Tu vas voir, les filles ont essayé de s'habiller comme des princesses du Moyen-Âge, tu vas leur baver dessus !
— Vraiment ? Je ne sais pas comment sont habillées les femmes de mon époque, pour être honnête... Je ne sortais des cuisines qu'une fois le repas terminé.
— Je sais pas pourquoi, mon gros, mais ça ne m'étonne même pas. Eh bah les nobles de ton époque s'habillaient comme moi, tu vois ? J'ai fait un effort pour coller avec ton onzième siècle paumé, et toi tu me parles de tes crêpes ! »
Stanislas prit la peine de regarder la tenue d'Agnès, intrigué. Elle portait une robe rouge interminable avec des manches immenses.
« Pardonne-moi, Agnès, je n'avais pas vu ! C'est une robe magnifique. Elle me fait penser aux fraises mûres que Julius voulait mettre dans une tarte. Je ne connaissais même pas ce fruit !
— Stan, sans blague, si la terre était comestible tu la boufferais sans hésiter.
— J'ai essayé, mais le goût était désagréable.
— Ah parce que tu l'as fait, en plus ! s'exclama Agnès en éclatant de rire. Tu t'es pris pour une tortue ? T'as aussi mangé des cailloux, comme les chèvres ? Tu sais, Stan, je crois qu'on a été enfermés ici parce qu'on est tous des boulets. Je vois pas d'autre explication. »
Stanislas ne voyait pas le lien entre l'armement et lui, mais il avait entendu Agnès utiliser cette expression plusieurs fois. Elle pense que nous sommes tous des imbéciles sans talent. Peut-être étaient-ils rassemblés ici pour développer leurs talents respectifs ? Dans ce cas, Stanislas faisait exactement ce qu'il fallait faire : il devenait de plus en plus savant et doué en cuisine. Après avoir fait quelques crêpes supplémentaires pour oublier son accident culinaire, il les posa dans un grand plat sur la table.
« Bon appétit ! Je pensais que vous aimeriez manger des crêpes dès le matin. J'espère que ce n'était pas une mauvaise idée...
— Pas du tout ! dit Agnès. Par contre, tu parles tout seul. Lève le nez. »
Stanislas s'aperçut que les autres n'étaient toujours pas arrivés et qu'il s'adressait à une table vide. Encore une fois, j'étais peut-être un peu trop dans mon monde... C'était à nouveau quelque chose qu'il avait entendu de la bouche d'Agnès – il était dans son monde. Un monde rempli de nourriture et parfois de quelques personnes qu'il voyait à peine. Il s'attabla pour attendre ses amis, espérant que ses crêpes ne refroidiraient pas. Lorsqu'il les vit enfin arriver, il ne put s'empêcher de leur adresser un sourire jovial. Toutes les femmes portaient des robes similaires à celle d'Agnès, et les hommes étaient habillés comme lui. Au bonnet près.
« Magnifique ! s'exclama Stanislas.
— Il n'a pas été aussi content de me voir moi, fit remarquer Agnès. Vous devriez tous être super flattés ! »
Stanislas était confus d'avoir été si impoli avec son amie. Le repas se passa dans le calme et la bonne humeur. Lorsqu'ils furent tous repus, le cuisinier leur proposa d'aller visiter son époque.
« Mais je vous préviens... je ne connais que les cuisines. Éventuellement ma chambre.
— Voir pays Sanisas, dit Juka.
— Stanislas, corrigea Camille. Elle a du mal à dire ton prénom, mais elle fait des efforts ! Elle passe tous les cours de français à s'entraîner à le prononcer. C'est plutôt mignon, je trouve. »
Stanislas devint tout rose. Juka m'aime bien ! Ses cheveux roux étaient presque coiffés, pour une fois. Elle était parfaite, quasiment distinguée. La meilleure amie dont on puisse rêver ! Ils se retrouvèrent à nouveau dans le couloir menant à l'extérieur. Stanislas pria pour que B les fasse apparaître directement dans les cuisines. Il n'était pas totalement certain de savoir comment retrouver son chemin en arrivant de l'extérieur. Pourtant, il avait vécu dans le village adjacent, mais... J'ai perdu la mémoire, voilà mon problème.
Juka baragouina quelque chose de confus pour exprimer son bonheur d'être chez Stanislas. Le cuisinier appréciait la manière dont sa voix résonnait entre les murs du château. Le bourdonnement qui atteignait ses oreilles et faisait écho dans son crâne le rendait plus serein. Ce genre de choses lui avait beaucoup manqué !
« Alors, Stanislas, où nous trouvons-nous ? demanda Philémon, un peu moins fébrile qu'à l'époque de Maurice mais tout de même très curieux.
— Nous sommes dans le couloir qui mène aux cuisines. Entre les fourneaux et la salle à manger.
— Je veux d'abord voir là où mangent les seigneurs ! dit Nok en se dirigeant vers la pièce des invités. On finira par les cuisines, si ça ne te dérange pas.
— Le meilleur pour la fin. » acquiesça Stanislas, très fier de son métier.
Ils se dirigèrent les uns à la suite des autres dans le couloir étroit – Stanislas expliqua que son seigneur n'était pas le plus riche du royaume et qu'il avait déjà eu bien du mal à faire construire les murs – jusqu'à ce qu'ils parviennent dans la salle à manger. Elle n'était pas très spacieuse mais suffisante pour accueillir les nobles du voisinage. Anna demanda à Eric si son château ressemblait à ce qu'ils avaient vu jusque-là.
« Parbleu, c'est une bonne question. Je crois bien que oui ! Ma famille n'a jamais été très prétentieuse. Notre château n'a pas beaucoup changé, mais il est un peu mieux chauffé.
— C'est vrai qu'il fait frisquet, dit Maurice en se frottant les bras. Du coup, ça, c'est la table où les invités mangent ? C'est sacrément austère. Même si ça doit être marrant à entendre de la part d'un Soviétique d'adoption.
— Ça l'est, confirma Nok avec un sourire espiègle. En tout cas, c'est un peu moins glauque que je ne l'imaginais. Peut-être parce que ce n'est pas immense comme chez les très grands seigneurs. Les puces d'infos ne sont pas au taquet sur les détails des moins riches, je dois bien l'avouer. On apprend tout sur les plus puissants et les pauvres, mais au milieu ce n'est pas très fourni. Dommage, parce que c'est très intéressant ! »
Stanislas ne savait pas de quoi parlait Nok, mais il se promit de lui poser la question plus tard.
« Stan, c'était qui ton roi, déjà ? demanda Agnès en faisant le tour de la longue table.
— Je ne sais pas, admit-il.
— Je m'attendais à ce qu'il soit aussi distrait que d'habitude, intervint Nok, alors j'ai un peu révisé avant de venir. »
Le cuisinier lui fut infiniment reconnaissant de parler à sa place. Je vais apprendre beaucoup de choses de ma propre époque ! Il serait peut-être temps que je me concentre un peu sur ce qui m'entoure.
« Le roi de Stanislas a régné de 1031 à 1060. Il s'appelait... devinez !
— Charles ? proposa Camille.
— Manquerait plus que ça, marmonna le révolutionnaire.
— Louis ? dit Maurice avant de s'excuser précipitamment en se tournant vers Charles. Pardon, pardon, j'ai abusé là.
— Pas grave, fit Charles. Henri ?
— Henri Ier ! s'exclama Nok. Bravo, Charles, c'était bien un Henri. Parmi ses hauts faits, on peut citer la Trêve de Dieu. Ça consistait à s'arrêter un peu au milieu de la guerre pour ne pas passer son temps à se taper dessus. Cette règle a été créée au concile de Toulouges, ou quelque chose comme ça.
— D'autres anecdotes passionnantes ? ironisa Agnès.
— Il a appelé son fils Philippe, et c'était la première fois que ce prénom était donné en France.
— Bien, je crois qu'on a fait le tour. » conclut Maurice.
Stanislas savait très bien qu'on parlait de son époque. Pourtant, tout lui semblait étranger. Était-ce à cause de ses pertes de mémoire ou avait-il vraiment vécu en dehors de tout à ce point ? Il avait assuré à plusieurs reprises à ses amis qu'il n'était pas intéressé par ce qu'il se passait autour de lui. C'était peut-être vrai... ou un mensonge pour ne pas leur dire que ses souvenirs étaient inexistants. Lui-même n'avait pas la réponse à cette question. Je n'ai demandé que de la nourriture et des fourneaux à B, mais je dois penser à autre chose. Ma mémoire... Une voix résonna alors dans sa tête, et il sut en regardant les autres d'un air effaré qu'il était seul à l'entendre.
« Stanislas... Je fais tout cela pour vous. Ne tentez pas de trouver plus de réponses. Il n'y a que le présent, maintenant. Vivre tous ensemble dans ce manoir est votre but collectif. »
Mais, songea Stanislas le plus fort possible, comment avancer sans notre passé ? Je ne sais pas comment faire. J'ai l'impression que quelque chose d'horrible est caché au fond de mon esprit et que c'est très important !
« Ce n'est pas important. Raison de plus pour ne pas essayer de savoir. Stanislas, votre nouvelle vie est ici, profitez-en. »
B a sans doute raison, pensa le cuisinier. Je peux vivre de ma passion sans faire attention à ce que me disent certaines de mes pensées. Mais... plus je veux me focaliser sur la cuisine, plus je réfléchis au reste. Être un homme simple n'était pas si facile. Agnès et tous les autres le prenaient pour un benêt amoureux de la cuisine – ce qui n'était pas complètement faux – mais il était certainement plus torturé qu'eux. Du moins à l'instant présent.
Décidément, Stanislas n'était pas habitué à réfléchir, il en avait mal au crâne ! Je suis peut-être, comme dirait Agnès, un boulet.
Tous ses amis faisaient le tour de la salle à manger avec intérêt.
« Il n'y a même pas de tableaux aux murs, remarqua Philémon. C'est étrange, je pensais que les nobles aimaient en accrocher partout.
— Il y en a chez toi, pas vrai le richou ? le nargua Maurice.
— C'est en effet une mode qui s'est installée chez nous. Vous savez, je crois que je connaissais un collectionneur d'art qui nous aidait à décorer notre appartement. Il venait de Montpellier mais s'était installé à Paris. C'était mon ami ! Il s'appelait... Bruyas, quelque chose Bruyas.
— Ça ne s'invente pas, dit Nok. C'était un mécène d'art, comme toi tu en étais un pour les inventeurs ?
— Il a financé Delacroix et Courbet.
— Ah ouais, c'est pas ridicule, lâcha Maurice, impressionné. Eh ben, tu vois que tu peux avoir des souvenirs précis quand tu t'y mets !
— J'ai le sentiment que le tourisme peut nous aider à retrouver la mémoire. » dit Philémon en acquiesçant.
Stanislas songea que cela ne plairait pas beaucoup à B. Les cuisines, en particulier, étaient le lieu le plus riche en souvenirs pour lui, et il allait bientôt les faire visiter. Oh, et puis... je peux bien faire comme bon me semble ! Il croisa les bras et déclara :
« Finalement, nous allons commencer par les cuisines ! J'ai changé d'avis !
— Tu voulais pas les garder pour la fin ? demanda Agnès en fronçant les sourcils. Comme l'a demandé Nok ?
— Plus maintenant ! »
Nok ne dit rien et haussa les épaules en suivant le groupe dans les cuisines. Stanislas était fou de joie à l'idée de leur présenter son beau four à pain. Il est beaucoup plus rustique que celui du manoir, je le trouve si beau ! Cependant, alors que la salle à manger était vide, ce n'était pas le cas des cuisines. Guillot et Hugues s'affairaient dans le garde-manger.
« Eh ! s'exclama Stanislas. Poussez-vous de là, vous n'avez pas à fouiner là-dedans !
— Mais, m'sieur..., bafouilla Guillot.
— Pas de m'sieur ! On se dépêche d'aller faire cuire du pain ! Je vous apprendrai à aller vous gaver de pommes pendant mon absence... N'importe quoi ! »
Stanislas remit son bonnet en place, qui avait légèrement glissé sous le coup de sa colère. Il détestait que ses assistants tirent au flanc derrière son dos. Quelle bande d'empaffés ! Et cet Hugues qui me regardait avec son air idiot en montrant du doigt le coin où est entassée la viande... Que disait-il, déjà ? Mais m'sieur, ça a pas l'air très normal... Stanislas frissonna. Ça a pas l'air très normal... Cette phrase résonnait comme un glas sinistre dans son esprit. Hugues l'avait prononcée en regardant le coin à viande.
Tandis que ses amis commentaient avec amusement son ton autoritaire envers ses commis de cuisine, Stanislas se dirigea vers le panier rempli de sel. Il y a quelque chose d'étrange au milieu des côtes et du jambon. Je le sens. Le cuisinier remonta ses manches et se mit à fouiller dans le sel, de plus en plus inquiet. Ses souvenirs ne pouvaient pas être faux ! Il était persuadé que Guillot avait été trop lent pour éplucher les carottes et qu'Hugues était catastrophé par la viande. Il en sortit plusieurs morceaux. Du porc... du porc... et encore du porc. Il les passa sous son nez en guise de dernière vérification et soupira. Rien d'étrange.
« Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda Maurice, curieux. Tu respires ta viande comme ça, pour le plaisir ?
— J'ai eu un doute, avoua Stanislas. Ma mémoire... Il y avait quelque chose de louche dans le panier à viande, mais ce n'est que du porc.
— On a tous des souvenirs un peu bizarres, tu sais, le rassura l'inventeur. Moi-même, j'ai souvent mal au dos en me réveillant après avoir trop rêvé de mon passé.
— Vous êtes âgé, remarqua le cuisinier.
— C'est super sympa de ta part de me le rappeler, mais mon dos est le seul endroit qui ne me fasse pas spécialement mal ! Quand je me réveille ici, dans mon lit très confortable, j'ai l'impression qu'on me scie les vertèbres ! Y a des trucs louches dans ce manoir. »
Stanislas acquiesça, un peu perdu. Il ne comprenait pas pourquoi Maurice lui parlait de tout cela. Peut-être qu'il a besoin de raconter sa vie à quelqu'un. Le tourisme d'avant-hier ne lui a pas suffi. Stanislas n'avait rien contre un peu de conversation, sauf lorsqu'il était inquiet. Le silence était d'or.
« Bon, Stan, s'exclama Agnès en croisant les bras. C'est pas tout ça, mais on va pas regarder tes deux faux assistants galérer pendant des heures. C'était fun quand tu les as engueulés, on te voyait pas comme ça, mais maintenant il faudrait passer à autre chose ! Qu'est-ce qu'il y a à voir dans tes cuisines, à part ça ?
— Ce magnifique four à pain !
— Ah oui mais non, je te parle d'un truc intéressant, le cuistot. On l'a vu, ton four à pain, il est joli. Mais voilà, c'est bon, on a regardé, donc qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
— Je peux vous présenter ma chambre. » proposa Stanislas.
Ses amis apprécièrent beaucoup l'idée et le suivirent dans les couloirs de plus en plus glacials du château. Stanislas leur expliqua que les cuisines créaient un peu de chaleur grâce aux fours, mais qu'en s'en éloignant ils allaient devoir se couvrir. B leur fit la gentillesse de leur donner des vêtements chauds à enfiler et ils poursuivirent leur route. Ils montèrent plusieurs escaliers.
« En fait c'est un peu glauque, dit Nok. Je ne suis pas habitué à être confiné comme ça.
— On est littéralement tous enfermés dans un manoir, répliqua Maurice avec un rire sans joie. Qu'est-ce qui te choque, ici ?
— Il fait froid, c'est étroit et il n'y a rien d'accroché sur les murs. C'est plutôt... triste, je dirais.
— Mon seigneur ne s'intéresse pas beaucoup à la décoration, expliqua Stanislas en suant sang et eau pour gravir les nombreuses marches. Il est toujours très occupé par... les révoltes paysannes, je crois. Il en parlait beaucoup dans ses quartiers personnels. »
Même Charles, qui n'avait pas prononcé un mot depuis le début de la visite, s'arrêta au milieu de l'escalier pour le regarder.
« Qu'est-ce qu'un cuisiner faisait à écouter son seigneur parler de politique intérieure ? Tu étais si proche de lui ?
— Non, mais Guillot m'apportait encore plus de viande si je lui répétais ce que disait notre seigneur. Je l'entendais parler à travers la porte de sa chambre. »
Anna était effarée.
« Mais c'est de l'espionnage, Stanislas ! Vous n'avez absolument pas le droit de faire cela ! Il aurait pu vous faire exécuter pour trahison !
— Eh bien, ce n'est pas arrivé. » fit simplement le cuisinier en poursuivant son chemin jusqu'à sa chambre.
Je sais très bien que je n'avais pas le droit de le faire... mais je viens tout juste de m'en souvenir. Oui, c'est vrai, j'espionnais mon seigneur pour Guillot qui me payait en gigots ! Est-ce que c'est vraiment mal ? Je ne comprenais même pas en quoi ces informations étaient si importantes !
Stanislas présenta sa chambre à ses amis, toujours un peu choqués. Il s'agissait d'une minuscule pièce avec un lit peu confortable. Dans le reste de la salle, rien.
« C'est extrêmement sommaire, commenta Philémon. Je ne peux pas dire que cela me surprenne, mais c'est très simple. Juste une sorte de matelas par terre. Et un seau pour... un seau, dit-il rapidement en regardant ailleurs.
— En même temps, lui fit remarquer Anna, Stanislas est cuisinier. Il n'est pas noble. Je trouve cela très bien qu'il ait une chambre aussi proche des cuisines où il travaille. J'ai connu une domestique de Fontainebleau qui vivait en ville et non à l'intérieur du château, même si elle était une exception !
— Guillot et Hugues vivent ailleurs, expliqua Stanislas. En tant que chef, j'ai droit à une chambre personnelle près de mon seigneur.
— Pour mieux l'espionner, se moqua Maurice.
— Est-ce vraiment mal ? Je ne savais pas ce que je faisais, honnêtement.
— Je pense que personne ici ne croit que tu puisses être méchant, manipulateur et comploteur ! s'exclama Eric. Mais, parbleu ! C'est une honte d'avoir agi de la sorte ! Quand tu retourneras chez toi, promets-nous d'arrêter ces bêtises. »
Stanislas ne savait pas s'il retournerait chez lui un jour, mais il promit sans hésiter de ne plus jamais écouter aux portes. Après tout, il n'aimait pas perdre son temps à ces sottises ! Chaque instant passé hors des cuisines était gâché.
Charles décida alors d'énoncer sa théorie sur leur présence dans le manoir.
« Et si nous avions fait quelque chose de mal pour nous retrouver ici ? Stanislas est un traître sans le savoir, moi... j'avais une vie un peu différente de la norme, disons. Julius a éjecté de sa vie la mère de ses enfants. Eric a déserté, même si je ne trouve pas ça honteux, mais à son époque c'était une infamie. Les autres, vous avez dû faire des choses négatives. Et si c'était une punition collective ?
— Tu ne crois pas que des tonnes d'autres gens seraient avec nous, si c'était le cas ? répondit Maurice. Je n'ai pas le sentiment que ce soit grave d'espionner son seigneur dont personne n'a jamais entendu parler. Pourquoi nous et pas de vrais monstres, des dictateurs, des assassins ?
— Je me pose la même question, répondit Charles. Non, oubliez ça, c'est sans doute une très mauvaise hypothèse. »
Camille resta silencieuse quelques instants puis déclara :
« À chaque fois que quelqu'un a une théorie, elle se révèle complètement fausse. Peut-être qu'il n'y a pas d'explication, tout simplement.
— Impossible, rétorqua Maurice. Pourquoi nous ?
— Pourquoi pas ? »
Stanislas ne voyait pas du tout où Camille voulait en venir. D'ailleurs, à bien regarder l'expression confuse de ses amis, personne ne le savait. Camille semblait être une jeune fille très simple, mais en réalité son cerveau tournait à plein régime. Elle réfléchissait sans cesse à leur situation, à la raison de leur présence dans le manoir, tandis que Stanislas se demandait juste ce qu'il y avait dans le sel. Le sel... Mais, m'sieur... Ça a pas l'air très normal... Il réprima à nouveaux les tremblements qui agitaient ses mains et se racla la gorge.
« Que voulez-vous faire, à présent ?
— Sortir ? proposa Anna. J'aimerais beaucoup voir la France de votre époque, Stanislas.
— Mais... je n'y connais rien ! Je ne sais pas ce qu'il y a dehors, du moins au-delà de ma ville...
— Eh bien, c'est le moment de le découvrir ! » s'exclama Eric.
Ils traversèrent plusieurs couloirs – peu selon Anna, qui vivait dans un château bien plus grand – et parvinrent enfin aux lourdes portes d'entrée.
« Un pont-levis ! s'écria Nok, fou de joie. En vrai ! C'est génial !
— Il y en avait toujours en 2012, dit Camille. Tout a été détruit, à ton époque ?
— Il n'y a même plus de Grande Muraille de Chine, alors des châteaux du Moyen-Âge avec un pont-levis d'origine... Pas vraiment. »
Autour d'eux défilaient des paysans qui transportaient des vaches jusqu'à l'intérieur des hauts murs du château. Stanislas expliqua que son seigneur protégeait quelques troupeaux et champs des envahisseurs pour garder un minimum de nourriture en cas de siège.
« C'est très intelligent de sa part, dit Eric. Je fais la même chose au château familial pour ne pas que mon village souffre de la famine, et également parce que je suis trop paresseux pour aller chercher de la viande en ville.
— Ça m'étonne à peine, fit Nok avec amusement. Je te vois bien sacrifier le bœuf à deux pas de chez toi par flemme. »
Le soleil brillait dehors. Stanislas songea que l'extérieur était un endroit un peu trop lumineux pour lui. Ses yeux étaient remplis de larmes.
« Stan, t'as l'air d'un ermite qui sort de sa caverne, rit Agnès.
— Donnez-lui vos lunettes de soleil, répliqua Camille. Vous voyez bien qu'il a mal aux yeux ! Il en aurait sans doute plus besoin que vous.
— Certainement pas, non.
— Je crois que si, insista Camille. Donnez-lui vos lunettes !
— Laisse-la, Camille, ordonna Nok. Je t'assure qu'elle en a besoin. Stanislas peut plisser les yeux ou mettre sa main en visière. »
Camille jeta un regard confus et agacé à Nok, surprise. Le jeune homme lui intima de ne pas poser de questions d'un geste de la main, ce qui la réduisit au silence. Je ne sais pas de quoi ils parlent. Agnès était un mystère qu'il n'essayait plus de comprendre.
« Là-bas, déclara Stanislas, c'est la ville dans laquelle je vivais avant d'être choisi comme cuisinier officiel du seigneur. J'habitais dans une petite maison, un peu plus près de l'église.
— J'appelle pas ça une église, dit Maurice. Tu as vu Saint-Balise, avant-hier ? Ça, c'est un tas de cailloux avec une croix au sommet.
— Je crois que l'Église se ruinait pour autre chose que le budget construction des petits villages de France, expliqua Nok. Stanislas appelle ça une ville parce qu'il n'a jamais vu Paris, mais ce n'est qu'un minuscule village.
— J'ai failli participer à un voyage vers Paris pour acheter des épices et des légumes, mais Guillot y est allé à ma place, dit Stanislas. J'étais un peu déçu. Le seigneur avait besoin de moi pour continuer de se nourrir. »
Anna éclata de rire avant de se calmer et de s'excuser pour son impolitesse.
« Pardonnez-moi, Stanislas, mais vous êtes le seul cuisinier de votre seigneur ? Sans vous, il mourrait de faim ? Je n'arrive pas à imaginer une chose pareille, c'est si différent de la Cour de François Ier...
— Effectivement, je suis son seul cuisinier.
— Votre seigneur n'aurait-il pas pu demander à Hugues de cuisiner à votre place ? Ou même à Guillot, tout simplement ?
— Ils sont incompétents. » dit Stanislas avec un long soupir.
C'était l'amer constat qu'il avait dû faire après plusieurs mois en leur compagnie : Guillot et Hugues étaient incapables de gérer une cuisine ! Ils auraient sans doute empoisonné leur seigneur sans même le vouloir ! Une fois, Stanislas avait vu Guillot déposer du bœuf déjà cuit sur du bœuf cru. Une folie ! Lorsqu'il raconta cette accablante histoire aux autres, Nok sembla comprendre son désespoir.
« C'était une très mauvaise idée de la part de Guillot ! Vous ne saviez pas encore que c'est à cause des bactéries qu'on ne doit pas le faire, pas vrai ?
— Des quoi ? demanda Stanislas. C'est parce que le cuit et le cru ne doivent pas se toucher.
— Oui, voilà, mais vous n'aviez pas encore d'explication.
— Les invités meurent quand on range la viande crue sur la viande cuite. C'est une explication suffisante. »
Nok fit la moue. Agnès conclut :
« Désolée, Nok, mais là il t'a démoli. C'est pas parce qu'ils étaient un peu à la ramasse niveau microbio qu'ils attendaient de mourir en regardant le plafond comme des boulets.
— Oui, c'est vrai, admit Nok, j'ai dit une bêtise ! Ils voyaient bien que c'était dangereux. Même s'ils en ignoraient la cause, ils savaient que c'était mal. J'ai tendance à oublier que les gens vivaient avec une science qui leur était propre... »
Tous acquiescèrent, même ceux qui ne comprenaient pas très bien le français. Juka, en particulier, regardait poliment autour d'elle. La curiosité semblait la ronger mais elle ne courait pas partout comme en URSS. Sa réaction face à la neige avait tant amusé Stanislas et les autres ! Elle devait vivre dans un pays chaud pour n'en avoir jamais vu... Il pensa qu'il en aurait le cœur net lorsqu'il verrait son époque de ses propres yeux.
Stanislas les amena au pied de la petite église communale. Autour d'eux, des paysans criaient des ordres à leurs enfants à travers les ruelles. Camille semblait estomaquée de voir ces adultes miniatures en plein travail.
« Je sais que c'était normal, marmonna-t-elle, mais j'ai du mal à voir des enfants faire ce genre de choses.
— Il y en avait toujours à ton époque, remarqua Nok. Juste pas chez toi. »
Camille baissa la tête, attristée. Stanislas non plus n'aimait pas spécialement que des enfants participent aux travaux de la ferme. Lui-même avait dû aider ses parents à traire les vaches et n'en avait pas gardé un très bon souvenir. De son côté, Charles ne semblait pas très à l'aise. Il avait l'air surpris et confus.
« Je pensais qu'il y avait des troubadours dans les rues. Ce sont des gens qui chantent des histoires, ajouta-t-il devant l'air interrogateur de Stanislas.
— Non, personne n'a le temps de chanter au milieu des vaches. Mais nous avons un messager qui rapporte des nouvelles de Paris au seigneur.
— Les troubadours n'existaient pas avant les croisades, rappela Eric. J'ai connu quelques chanteurs dans ce genre-là, on les payait pour nous raconter toute sorte de contes !
— Je croyais que les croisades avaient commencé à l'époque de Stanislas, dit Nok en fronçant les sourcils. C'est vrai, c'était après lui ?
— Parbleu, oui, répondit Eric avec un air désolé. Les croisades ont débuté quelques décennies après Stanislas. Très peu de temps, en réalité, une cinquantaine d'années tout au plus. »
Ils déambulèrent dans les rues en évitant les poules qui se cognaient contre leurs jambes. Les paysans ne semblaient pas faire attention à eux, trop occupés à rassembler leurs récoltes pour les revendre pour tard.
« Est-ce qu'ils meurent de faim ? demanda Camille, inquiète. Ils ont l'air très concentrés et calmes, mais est-ce qu'ils souffrent au quotidien de la pauvreté ?
— Ça dépend des saisons. En hiver, la vie est très dure, répondit Stanislas en se souvenant de longues soirées au coin d'un feu mourant. Quand mon seigneur a organisé un concours de cuisine pour désigner le successeur de son vieux chef à moitié aveugle, mes parents ont su que j'allais m'en sortir.
— Où habitent tes parents, d'ailleurs ? Ils sont en ville ?
— Je vais vous les présenter. »
Ils suivirent tous Stanislas à travers les ruelles, se rapprochant de plus en plus de l'église du village. Le cuisinier entendit distinctement des cris étranglés lorsqu'il arriva au bout du chemin menant à la dernière demeure de ses parents.
« Stanislas, c'est..., bafouilla Anna. C'est un cimetière !
— C'est bien là qu'habitent mes parents, confirma le cuisinier en leur montrant du doigt une tombe très sommaire.
— Ils sont morts ! s'exclama Camille, horrifiée. Je suis désolée, je n'aurais pas dû vous en parler ! C'est terrible !
— Ce n'est pas grave du tout, la rassura Stanislas. Ils sont morts car ils ont tenté de se révolter contre mon seigneur.
— Et tu continues de faire le larbin pour lui ?! s'écria Agnès, catastrophée. Il a tué tes darons et tu lui fais à bouffer ?!
— Mon seigneur n'a pas donné l'ordre de les assassiner, c'est un soldat qui a pris cette décision tout seul ! Mon seigneur l'a fait exécuter pour s'excuser.
— Mouais. C'est déjà ça. Mais franchement, Stan, je trouve ça ignoble et carrément dégueu. On tue pas les gens parce qu'ils se révoltent, c'est nul. »
Stanislas acquiesça en silence. Bien sûr que c'était nul, comme le disait si bien Agnès. Nombre de ses anciens voisins avaient participé à cette émeute et avaient fini transpercés par les lances des gardes. Stanislas avait à peine entendu la rumeur qui était montée de la ville, tout affairé qu'il était dans les cuisines. Il avait encore une grosse truite dans les bras lorsque son seigneur était entré en trombe dans la pièce presque noire de fumée de cuisson. Guillot et Hugues s'étaient arrêtés net de bouger et de parler, estomaqués de voir un si noble personnage les rejoindre sur leur lieu de travail. Le seigneur s'était alors quasiment incliné devant Stanislas. Tes parents ont combattu les gardes du château, cuisinier. Ils sont tombés.
« Où est ce village, Stanislas ? demanda soudain Camille, l'extirpant de ses sombres pensées. Dans quelle partie de la France ?
— Euh..., hésita le cuisinier. Je ne sais même pas jusqu'où s'étend le royaume...
— Dans le Sud, proposa rapidement Agnès. On entend des cigales, tu trouves pas ? »
Ils restèrent silencieux pour tenter d'entendre des cigales. Sans résultat.
« Non, Agnès, intervint Philémon. Il n'y a pas de cigales.
— Est-ce qu'un Parigot comme toi connaît le bruit des cigales, franchement ? répliqua-t-elle, vexée.
— Une fois, dit Stanislas, mon seigneur a dit que des invités venaient de tout près.
— Et ? demanda Nok. Le nom ?
— Foie, comme du foie d'animal.
— Foix avec un x, devina Camille. C'est dans le Sud, Agnès avait raison.
— Je l'avais bien dit ! » triompha la jeune femme.
Soulagés d'enfin savoir où vivait Stanislas, ils finirent leur promenade par une visite de la petite église communale. Stanislas leur montra où ses parents avaient l'habitude de prier.
« C'est dans ce coin, par là. Ils aimaient bien aller le plus près possible des bougies.
— Chut ! leur intima une vieille femme assise au premier rang.
— Incroyable, chuchota Anna, c'est la première fois que quelqu'un réagit à notre présence à cette époque.
— Sortez ! s'énerva la vieillarde en les jetant presque dehors.
— On s'en va, on s'en va... » soupira Nok en pressant les autres de quitter l'église.
Après cette rencontre peu aimable, Charles décida de les gratifier d'une seconde théorie.
« C'est bien B qui fait apparaître toutes ces choses autour de nous, n'est-ce pas ? Alors écoutez bien. Il s'est mis en colère quand nous avons parlé dans cette église. Peut-être que B est le représentant du vrai Dieu et que ça ne lui plaît pas que l'on soit impolis dans un lieu dédié à sa gloire !
— C'est débile, Robespierre, répliqua Maurice.
— Et pourquoi ? s'irrita Charles, les bras croisés.
— Parce que Dieu n'a pas que ça à faire. On est juste une belle bande de bras cassés amnésiques, ne l'oublie pas. »
Charles resta songeur quelques instants et hocha la tête, vaincu.
« Je ne veux pas que Stanislas pense trop à de mauvais souvenirs liés à ses parents, intervint B. Voilà tout. »
Personne n'osa réagir.
Après ce nouvel échec, ils décidèrent de rentrer au manoir. Une certaine mélancolie flottait au milieu du groupe. Les sessions de tourisme commençaient joyeusement et se terminaient dans la morosité générale, du moins, c'était l'impression de Stanislas. J'espère que tout se passera mieux dans deux jours...
« Qui fera la prochaine visite ? demanda Nok. Anna, tu veux bien ?
— Oui, sans problème ! répondit-elle avec un grand sourire. Y a-t-il une raison particulière ?
— J'ai envie de voir ton époque de plus près. Des dorures, des bals... J'avoue que j'étais un peu dépité d'imaginer du luxe et des châteaux de la Renaissance, mais maintenant je suis très curieux.
— À la bonne heure ! Je vous emmènerai au magnifique château de Fontainebleau ! Vous verrez Sa Majesté le roi François Ier de vos propres yeux ! »
Stanislas songea qu'il allait visiter une époque plus proche de la sienne que celle de Maurice. Peut-être que ce sera plus simple... et moins bruyant que chez lui.
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