55. Lemnos
LEMNOS
Le son du piano emplissait la pièce. Philémon avait demandé à B de lui installer quelques instruments de musique. Lemnos ne savait jouer... de rien. Il songea qu'il demanderait un peu d'aide à Philémon, un jour.
C'était l'heure du dîner. Chaque convive était terriblement jaloux du talent musical du gentleman, comme Camille l'appelait, La plupart d'entre eux n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il jouait, cependant. Lemnos n'avait jamais entendu pareille mélodie. La mélancolie était inhérente à la musique de son époque, mais celle du XIXème siècle était différente. Anna semblait subjuguée. Agnès, qui n'avait pas trouvé assez d'appétit pour manger plus d'un morceau de pain, regardait le plafond en écoutant.
https://youtu.be/hOcryGEw1NY
Lorsque la mélodie prit fin, Philémon remit son haut-de-forme sur sa tête et annonça :
« Je viens de jouer la valse numéro 7, opus 64 numéro 2 de Frédéric Chopin.
— Pourquoi tant de nombres ? demanda Anna en applaudissant avec les autres.
— Car il y en a beaucoup, tout simplement. » répondit-il en les rejoignant à table.
Il s'installa avec ses amis et s'attaqua à une salade de riz. Lemnos songea qu'il n'avait pas encore le niveau pour comprendre des conversations en français. Philémon parlait trop vite !
« Musique triste, prononça Julius.
— Triste ! répéta Juka en se gavant de poisson séché – ou fumé, Lemnos n'était pas un spécialiste.
— C'était très beau, ajouta Nok. Je n'avais jamais pu entendre de Chopin... la puce d'infos était cassée. Elle faisait un vrombissement dégoûtant en boucle.
— Je connais d'autres compositeurs, dit Philémon, mais pas ceux qui ont suivi ma disparition. Y en a-t-il eu des bons ? »
Nok sembla réfléchir.
« Euh... Debussy ? Saint-Saëns ?
— Je ne les connais pas ! Je vais devoir me pencher sur ces puces d'infos, moi aussi... Sur ce, bon appétit à tous ! »
Camille regarda autour d'elle pour vérifier que personne ne l'écoutait et expliqua à Lemnos en grec :
« Philémon joue de la musique mélancolique. C'est très cliché, quand on voit ses vêtements, sa façon de s'exprimer... Il fait tout comme un gentleman riche, triste et torturé.
— Il a bien dit qu'il avait ruiné sa famille en donnant de l'argent à des savants, non ?
— Peut-être..., dit Camille. Il vit sans doute au-dessus de ses moyens, dans ce cas.
— On peut vivre avec de l'argent qu'on ne possède pas ?
— Oui, mais on en paie sévèrement les conséquences. »
Sur cette conclusion énigmatique, Lemnos passa au plat principal. Lorsque son ventre fut rempli à exploser de légumes et de porc, il s'appuya contre le dossier de sa chaise. Anna avait décrété qu'elle en avait assez de manger assise sur un banc et B s'était exécuté. Chacune des chaises était maintenant recouverte d'une matière moelleuse de couleur rouge. Lemnos se sentait presque riche ! En parlant d'Anna, elle a l'air d'avoir sympathisé avec Charles... L'ancien esclave grec ne se souvenait même pas si Charles lui avait adressé la parole une seule fois. Il était souvent silencieux et ne discutait qu'avec Nok... jusqu'à maintenant.
Heureux de voir que l'ambiance était de plus en plus sympathique au manoir, Lemnos ferma les yeux. Il entendit alors Agnès poser une question qu'il ne comprit pas. La jeune femme avait un accent très différent de celui de Camille, qui elle-même ne parlait pas comme Anna. Camille lui avait expliqué qu'Anna était plutôt Parisienne alors qu'elle venait d'Alsace. L'accent d'Agnès, quant à lui, était impossible à déterminer. Le jour du tourisme dans son époque, je lui poserai la question, se promit-il. Il rouvrit les yeux lorsque Camille lui secoua le bras.
« Agnès a dit qu'elle allait jouer plein de morceaux au piano ! Tu devrais la regarder jouer, au lieu de dormir. Je ne savais pas qu'elle était musicienne.
— Est-ce que c'est son métier ? demanda Lemnos.
— Non, mais elle a dit qu'elle en avait fait au moins quinze ans... c'est beaucoup ! »
Lemnos songea qu'il aurait peut-être dix-sept ans à tuer pour jouer parfaitement du piano, lui aussi. L'éternité avait quelques avantages notables. Agnès s'assit tranquillement devant l'instrument et se lança dans un morceau que personne ne reconnut... sauf Camille.
« C'est du Muse, non ?
— Laisse-moi finir, Tartempionne ! » s'exclama Agnès sans cesser de jouer.
https://youtu.be/bgdr1AnlP8s
Camille afficha un sourire satisfait malgré sa réaction un peu sèche. Lorsque la jeune femme de 2310 se mit à chanter – assez faux – par-dessus le piano, plusieurs convives grimacèrent. Pour couronner le tout, Agnès semblait s'exprimer dans une langue inconnue de plusieurs d'entre eux. Heureusement, la chanson comportait peu de paroles. Lorsque la jeune femme se tut enfin, Camille l'applaudit à tout rompre.
« J'adore Muse !
— Cross-Pollination, dit Agnès en hochant la tête et en rejoignant sa chaise. Tu connais leur sixième album et les suivants ? Je sais tout jouer, sauf quand c'est de la dubstep. C'est un peu tendu sur un piano, on va pas se mentir.
— Non, je suis arrivée ici en 2012... Mais de la dubstep dans du Muse ? »
Lemnos reporta son attention sur son assiette vide. Je n'ai vraiment plus faim du tout, mais je n'ai pas envie d'aller me coucher non plus ! Il décida de profiter de cet instant de flottement pour se lever et s'approcher du piano. Intrigué, il posa son doigt sur une touche au hasard. Une note résonna dans la pièce. Lemnos vérifia que personne ne faisait attention à lui et tenta de reproduire la mélodie d'Agnès – sans succès.
« Attends. » dit quelqu'un derrière lui.
Lemnos se retourna vivement et se trouva nez-à-nez avec Charles. Le blond le regardait avec calme, intéressé par l'instrument. Il posa ses doigts sur les touches et joua quelques notes avec hésitation.
« J'ai l'impression de savoir m'en servir..., marmonna-t-il.
— Toi jouer ? fit Lemnos, espérant que Charles lui réponde lentement et avec des mots simples.
— Oui. Souvenirs de jouer. »
Lemnos acquiesça, reconnaissant. Il laissa Charles interpréter un morceau très carré et mécanique, bien moins mélancolique que celui de Philémon. Les convives se turent au fur et à mesure en se tournant vers eux. À la fin du morceau, certains applaudirent mais Nok semblait très sceptique.
https://youtu.be/--WOImiq7TQ
« C'est rare pour un pouilleux de Paris de maîtriser Bach au piano, dis-moi.
— Je ne jouais pas là-dessus, on appelait ça un piano-forte mais c'est presque la même chose.
— Ça ne change rien au problème ! Je ne vois aucune occasion pour toi d'apprendre cet instrument !
— Qui te dit que c'était un instrument de riches ? intervint Maurice. Peut-être qu'il y en avait un quelque part dans son quartier et qu'il en a profité pour apprendre. Tout est possible, le muté, calme-toi.
— Le muté ! » s'exclama Nok en ne pouvant retenir un petit rire.
La dispute que Lemnos n'avait pas pu comprendre prit fin aussi vite qu'elle avait commencé. Lorsque Camille lui expliqua le problème, l'ancien esclave haussa les sourcils.
« C'est vrai que c'est bizarre... Il est très doué pour la musique mais c'était réservé aux riches ? Il a expliqué qu'il s'était révolté contre son roi parce qu'il mourait de faim...
— Le chant était enseigné à la population par le clergé, je crois, expliqua Camille. Comme ça, les gens pouvaient chanter à l'église pendant la messe. Mais le piano, et même le piano-forte qui est son ancêtre... non, c'était sûrement très difficile de suivre des cours de musique sans argent. Il n'y avait pas d'écoles pour ça et je vois mal un pauvre se payer un professeur particulier. Charles était peut-être riche, ou bien quelqu'un le lui a appris gratuitement.
— C'est sûrement ça ! devina Lemnos. Il était pauvre, sinon il n'aurait pas voulu tuer son roi.
— En plus, les nobles ont été obligés de fuir et beaucoup ont été exécutés... Je le vois mal se révolter contre son propre bien. Il était sans doute assez intelligent pour apprendre un instrument dans des conditions un peu difficiles. »
Lemnos hocha la tête et croisa le regard de Julius. Le Romain semblait plus que dubitatif.
« Trop de mystères. » dit-il simplement.
Lorsque Lemnos se retrouva à nouveau seul dans sa chambre, il repensa à la journée qu'il venait de vivre. Il avait acquis un bon niveau en français, très satisfaisant pour ses tout premiers cours. Bientôt, il serait capable de discuter avec Charles pour tenter de découvrir la vérité à son sujet. En y repensant, il pourrait parler à tout le monde... J'aimerais bien comprendre ce que disent Maurice, Stanislas et Philémon. Ses conversations avec Julius commençaient à tourner en rond, même pendant le dîner après avoir parlé de Charles. Julius était très secret, un peu froid malgré son évidente gentillesse. Il était très sensible concernant sa famille, un sujet qui intéressait pourtant Lemnos. Il aurait aimé parler de ses enfants, mais le Romain passait à autre chose dans l'instant qui suivait.
Ils cachaient tous des secrets. Pas moi. Je n'ai jamais menti à qui que ce soit ! Lemnos n'avait rien caché. Ce dont il n'avait pas parlé aux autres était encore un mystère pour lui. L'ancien esclave se considérait comme honnête. Peut-être que les langues de chacun se délieraient au fil du temps. Impossible de cacher son passé pendant l'éternité qui leur restait à vivre dans ce manoir ! Un jour, ils se connaîtraient tous à la perfection. Et après ? Qu'est-ce qu'on fera de nos journées ?
Lemnos dormit mal, cette nuit-là.
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