54. Anna
ANNA
Anna, Camille, Lemnos, Julius et Juka étaient assis en cercle sur un tapis moelleux. La jeune aristocrate n'était pas habituée à s'installer à même le sol. Heureusement qu'en ce mercredi, elle avait pris la décision de porter un pantalon identique à celui de Camille ! Pour une fois, elle voulait faire plus moderne que coquette. Je suis habillée comme un homme... mais qu'importe !
Julius semblait d'humeur maussade, pour changer. Il portait sa sempiternelle toge blanche et Lemnos l'avait imité. Ces deux-là s'entendent bien, apparemment. Anna était rassurée de voir le jeune esclave bien intégré à leur groupe. Il avait l'air si effacé lorsqu'elle l'avait rencontré !
Juka, quant à elle, s'était ouverte aux autres depuis la veille. Son après-midi de jeux l'avait rendue enthousiaste et très bavarde. Elle avait agacé tout le monde au dîner, incapable d'arrêter de parler entre deux bouchées. Bien sûr, personne ne saisissait un mot de ce qu'elle disait. Elle tentait d'attirer l'attention de Philémon et Stanislas à grands renforts de Philamo ! et Sanisas !, qui la regardaient avec embarras sans comprendre la suite de la phrase. Heureusement, ce mercredi-là, Juka s'était quelque peu calmée. Maurice avait décrété qu'il faudrait éviter à l'avenir de l'installer devant des jeux vidéo.
Anna et Camille s'étaient mises d'accord pendant le petit-déjeuner : les cours de français seraient collectifs, mais les explications regroupées par langue maternelle. Eric n'avait pas souhaité participer pour traduire les leçons en latin, trouvant son niveau très moyen. Anna n'avait pas insisté – seuls les plus motivés devaient aider les étrangers ! Camille posa devant elle une petite sacoche pleine d'ouvrages qu'elle avait réclamés à B et déclara :
« Leçon 1. Euh, Anna... Comment on dit leçon en latin ? »
L'aristocrate lui sourit. Décidément, elles allaient aussi apprendre de nouvelles langues...
Après trois bonnes heures de cours intensif, ils étaient tous épuisés. Lemnos parlait presque comme un petit enfant, ce qui était excellent en une seule leçon. Et plutôt... louche. Juka n'arrivait pas à comprendre la grammaire car sa langue ne ressemblait pas du tout au français. Julius, un peu boudeur, faisait semblant de ne pas savoir de quoi on lui parlait. Pourtant, Anna voyait bien qu'il progressait à une vitesse ahurissante. Le Romain était loin d'être un imbécile ! Il était même plutôt doué.
« Le cours est terminé, dit Anna en articulant bien chaque syllabe.
— Anna, j'ai question. » annonça Lemnos en levant le doigt.
L'aristocrate sourit. Lemnos pratiquait déjà le français alors qu'il aurait juste pu discuter avec Camille en grec, comme avant !
« Vas-y, Lemnos, l'encouragea-t-elle.
— Est-ce que vous Philémon ?
— Il manque un verbe. Verbe.
— Est-ce que vous..., marmonna-t-il en cherchant frénétiquement un mot, les yeux fermés. Est-ce que vous bisou Philémon ? »
Anna maudit la leçon où elle leur avait appris ce mot.
« Non, Lemnos, je n'aime pas Philémon.
— Pourquoi ?
— C'est ainsi. »
Lemnos grimaça, incapable de continuer en français, et se mit à parler frénétiquement en grec ancien à Camille. La jeune fille enrobée parut hésiter à traduire.
« Euh... Il dit que vous aviez l'air proche de Philémon mais ensuite un peu moins, donc il se demande si vous avez essayé de l'embrasser mais qu'il vous a rejetée. Il est persuadé que c'est la raison de votre éloignement.
— Foutaises, fit-elle, pincée.
— Pour être honnête, je me pose la même question, avoua Camille. Vous aviez l'air très à l'aise, tous les deux, et plus tellement à l'heure actuelle.
— Je n'ai jamais embrassé Philémon, répliqua Anna. Je ne suis simplement pas obligée d'avoir l'air heureuse en permanence. Ne me demandez plus ce genre de choses, merci. »
Camille acquiesça, toujours gênée. Anna savait qu'elle avait mal agi en ouvrant son cœur à Philémon lorsqu'ils flottaient dans le vide, nul besoin d'en rajouter. Ils n'en avaient jamais rediscuté et une tension ridicule régnait entre eux à chaque repas. Lorsqu'ils s'amusaient, cependant, tout embarras disparaissait. La création de l'emploi du temps, les parties d'échecs... Mais peut-être qu'Anna s'inventait des histoires. Il était fort probable que Philémon ne s'en souvînt pas, tout obnubilé qu'il était par les nouvelles technologies qui l'entouraient.
« Pardon, dit Lemnos.
— Il n'y a pas de problème. » l'assura Anna en lui faisant un signe de la main.
Anna laissa Camille tenter de raconter une petite histoire aux trois étrangers pour conclure la leçon du jour. Dans le couloir, elle décida de bifurquer vers la bibliothèque. Avec toutes ces péripéties, elle avait oublié de s'intéresser à son avenir. Il lui restait quelques heures avant le dîner... suffisant pour lire un peu.
Lorsqu'Anna ouvrit la porte de la bibliothèque, elle reconnut immédiatement Charles. Le jeune homme était assis devant un livre ouvert qui projetait une image bleutée.
« Est-ce que c'est un écran qui flotte dans les airs ? » s'étonna-t-elle en oubliant de le saluer.
Charles parut surpris et se releva maladroitement en refermant le livre. L'image disparut.
« C'est possible, bafouilla-t-il, je ne connais pas bien le vocabulaire du futur. C'est une puce d'infos, on peut poser des questions sur l'Histoire... Je vais partir.
— Non, vous pouvez rester. J'allais aussi m'instruire... Expliquez-moi donc comment cela fonctionne. »
Charles n'avait pas l'air très satisfait de se trouver en sa présence. Avait-elle interrompu quelque chose d'important ? Le révolutionnaire soupira et l'invita à s'asseoir avec lui sur l'un des canapés de la bibliothèque. Il attrapa au passage quelques livres sur une étagère et les posa sur ses genoux.
« Est-ce que tu te souviens de ce que j'ai raconté au dîner ?
— Sans vouloir être impolie, je me souviens très mal des histoires de chacun. Toutes ces époques, c'est si compliqué ! »
Elle décida de passer sous silence l'habitude désagréable qu'avait Charles de tutoyer certaines personnes et pas d'autres. Il ne semblait pas en état de recevoir des réprimandes.
« J'ai participé à la Révolution française. Ça te dit quelque chose ? lui demanda-t-il.
— Je crois que j'ai rêvé les yeux ouverts pendant que vous racontiez votre histoire... J'en suis profondément désolée.
— Tant pis, ça ne peut pas intéresser tout le monde. Je n'ai pas trop écouté les autres non plus, honnêtement. Ce que tu dois savoir, c'est que j'ai aidé mes compagnons à prendre la Bastille, ce qui a entraîné la mort de Louis XVI... pour résumer très grossièrement.
— Vous avez laissé votre roi mourir ? murmura Anna, choquée.
— On l'a fait exécuter. Il a été décapité en 1793.
— ...
— Ça n'a pas l'air de te faire plaisir, remarqua Charles. Le peuple était soulagé, tu sais. Il agonisait. »
Anna ne cessait d'écarquiller les yeux.
« Comment peut-on être soulagé d'avoir commis un crime si odieux ? s'exclama-t-elle.
— C'est bien une réflexion de riche, ça.
— Comment ?!
— Je te dis que le peuple crève de faim, et tout ce que tu trouves à me dire c'est ça ? Que c'était méchant de tuer le roi ? J'aurais dû m'en douter. Louis avait tellement raison... »
Anna était vexée et perdue.
« Qui est Louis ? Raison sur quoi ?
— Laisse tomber. Je n'aurais pas dû essayer de t'expliquer quoi que ce soit, c'était stupide. »
Il tenta de se redresser mais Anna plaqua sèchement sa main sur les livres posés sur ses genoux, le forçant à rester assis.
« Vous allez commencer par le commencement, lui intima-t-elle. Qui est Louis ? Je vous ai entendu parler de lui, mais ce n'était pas précis.
— Louis..., dit-il d'un ton hésitant. Louis était mon meilleur ami. Il était le plus motivé de nous deux pour faire la Révolution. Il était assez extrême, mais je l'aimais beaucoup.
— Bien. Donc Louis était très heureux de l'assassinat terrible de Louis... XV ou XVI, c'est bien cela ?
— Louis XVI. Et oui, effectivement, il était fou de joie. Mais ça ne s'est pas arrêté là, beaucoup de nobles ont perdu la tête par la suite. Des exécutions du matin au soir...
— Vous avez potentiellement tué ma descendance. »
Anna cilla plusieurs fois en silence, prenant lentement conscience de ce qu'elle venait de dire. Charles la fixait d'un air interdit, visiblement gêné.
« C'est possible, en effet.
— Comment le savoir ? Vérifiez ça sur vos choses, là, vos puces. »
Charles lui obéit sans broncher. Il ouvrit l'un des livres.
« Vous avez ouvert la puce 213-B. Mise en place de l'écran. »
Anna haussa à peine les sourcils en voyant une image apparaître devant elle. L'aristocrate avait vu une quantité non négligeable de choses étranges ces derniers jours... elle commençait à y être habituée.
« Écran mis en place, annonça la puce.
— Joli tableau, commenta Anna.
— Le Serment du jeu de paume, par Auguste Couder (1848) d'après une esquisse de Jacques-Louis David, dit la puce.
— Je ne sais pas de quoi il s'agit. »
Charles ignora sa question indirecte, très soucieux.
« Sélectionnez l'information qui vous intéresse, poursuivit la puce.
— Quel est votre nom de famille ? demanda-t-il à Anna.
— De Viandreux.
— Recherche de De Viandreux dans la base de données, dit la puce. Recherche terminée. Information inconnue. »
Charles referma la puce d'infos en soupirant.
« Personne ne portant ton nom n'a été décapité pendant la Révolution française, conclut-il.
— Je suis une femme, mon nom de famille s'est sans doute perdu, répliqua Anna. Comment savoir si mes arrière-petits-enfants ont souffert ?
— On ne le saura jamais. Désolé. »
L'aristocrate avait pourtant envie d'en savoir plus. Je vais prendre le problème autrement.
« Et vous, alors, d'où venez-vous ? Qu'avez-vous fait pour vous retrouver dans cette histoire ?
— Je suis né à Paris. » répondit-il simplement.
Anna fronça les sourcils et se redressa.
« Vous l'avez oublié, n'est-ce pas ?
— Effectivement, avoua Charles, je n'en sais rien...
— Alors ne nous mentons pas, s'il vous plaît. Vous faisiez partie du peuple et avez voulu renverser la monarchie, si j'ai bien saisi. Vous voyez à quoi cela a mené ? Le monde de Nok prouve qu'il a été détruit !
— Tu as une drôle de façon de gérer les causes et les conséquences, toi ! s'irrita-t-il. Ce n'est pas à cause de la Révolution française qu'une guerre nucléaire, ou un mot comme ça, a détruit la planète ! Il y a 2000 ou 3000 ans d'écart entre les deux !
— Ah, je n'avais pas pensé à cela, effectivement. Mais qu'est-il arrivé à la noblesse ? Avez-vous massacré tout le monde ?
— Non. Beaucoup de nobles ont fui, d'après Nok. La Révolution s'est plus ou moins arrêtée quand ils ont commencé à se guillotiner entre eux... J'ai écouté presque tout ce qu'il y avait à entendre aujourd'hui. Robespierre, Saint-Just... Ils sont partis après moi. »
Robespierre ? Saint-Just ? Je ne les connais pas. Anna eut soudain envie de rassurer ce jeune homme malpoli mais terriblement fragile.
« Je suis sûre que personne ne vous a exécuté, Charles.
— Alors qu'est-ce que je fais ici ? Sincèrement ? Et toi ? Qu'est-ce que tu faisais avant de te réveiller ?
— J'allais au bal, comme souvent... C'était le centre de ma vie. Je ne pensais qu'à me faire belle pour Sa Majesté.
— Je trouve ça insensé. Mais continue. Tu as dansé, et après ? »
Anna ferma les yeux, tentant de se remémorer ce qu'elle avait bien pu faire durant cette interminable soirée. Chaque soir avant de s'endormir, l'aristocrate réfléchissait au déroulement de la fête. Elle entrait dans la grande salle de bal, repérait Madame de Saint-Eloi près de l'orchestre... Elle se dirigeait vers elle avec joie, prête à passer une excellente nuit en compagnie de ses amies. Madame de Saint-Eloi connaissait tant de beau monde... Et puis il y avait cet homme blond...
« Ça, commenta Charles avec un sourire narquois, c'est la tête de quelqu'un qui se souvient de quelque chose.
— Pas tout à fait... Et vous, alors ? Comment pouvez-vous être si persuadé d'avoir été exécuté ? Vous en souvenez-vous vraiment ?
— Non, mais tout le monde a fini comme ça, alors pourquoi pas moi ?
— Si vous êtes ici... peut-être que vous êtes quelqu'un de spécial, Charles. Une sorte d'élu. »
Le révolutionnaire resta silencieux, sonné. Anna poursuivit son explication :
« Notre hôte, B... Peut-être s'agit-il d'un dieu qui nous a choisis. Avez-vous déjà entendu parler de personnes qui seraient revenues d'un manoir comme celui-ci ? Non.
— C'est bien la preuve qu'on n'en partira jamais... » soupira-t-il.
Anna se mordit la lèvre, abîmant son maquillage. Charles avait parfaitement raison mais il ne pouvait pas se permettre d'être aussi négatif. L'éternité avec ce jeune homme déprimé risquait d'être insupportable pour tout le monde. Heureusement pour elle, il changea de sujet sans prévenir.
« J'ai décidé de ne plus jamais demander à B de faire apparaître des gens que je connaissais. Et toi ?
— Je n'ai pas voulu essayer, pour ma part. Je ne saurais pas avec qui parler, de toute façon... Qui aviez-vous demandé ?
— Louis. »
Anna commençait sérieusement à douter de la relation d'amitié qu'entretenait Charles avec ce Louis. Elle avait entendu des rumeurs concernant Léonard de Vinci, en particulier ses goûts... inhabituels. On disait de lui qu'il fricotait avec ses élèves peintres. Anna ne s'intéressait pas à ce genre de relations car elles ne pourraient jamais la concerner. Pourquoi penser aux hommes qui en aimaient d'autres ? Elle en avait déjà tant à épouser ! Cependant, quelque chose lui disait que dans le cas de Charles, ce n'était pas réciproque.
« Vous l'aimiez ? devina-t-elle.
— Ça te choque ? répliqua-t-il. Personne n'était au courant. Même pas lui.
— Je me moque de savoir si ce que vous faisiez était bien ou non, Charles. Je n'ai pas à vous juger.
— Nok m'a dit que je n'avais pas à avoir honte.
— Nok a parfaitement raison. Vous avez aimé, et c'est la plus belle chose qui puisse arriver à un être humain. » affirma-t-elle.
Charles haussa les sourcils.
« Tu le penses vraiment ?
— Je pense toujours ce que je dis, sauf si c'est stupide. »
Cette fois-ci, le révolutionnaire ne put retenir un sourire. Ah, il commence à m'apprécier !
« Tu n'es pas comme les autres nobles, Anna. Je pensais que vous étiez tous des monstres hautains et inutiles.
— Je ne sais pas si je dois être satisfaite ou vexée, fit l'aristocrate. Mais je décide de bien le prendre ! Merci, Charles. »
Le révolutionnaire hocha la tête et sourit faiblement. Anna exultait. Contre toute attente, ils allaient peut-être devenir les meilleurs amis du manoir ! Non, pas forcément, Nok est un adversaire de taille. Au moins, il n'y avait plus aucune tension entre eux. Anna avait souvent aperçu le regard effronté de Charles lancé dans sa direction pendant les repas. Elle aurait aimé que tout le monde pût s'entendre aussi bien !
« Voulez-vous que je vous laisse seul, Charles ? proposa Anna en s'approchant de la porte.
— Non, ça va, répondit-il. On peut discuter. »
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