48. Philémon
PHILÉMON
Le gentleman regarda Nok et Maurice quitter la pièce. Ils avaient promis de revenir pour le dîner. C'est une excuse pour partir, et je les comprends. Philémon n'avait pas voulu inquiéter les autres, mais ils devaient bien se douter de ce qu'il s'était passé dans la cave à vin. Agnès s'était jetée sur lui, passant instantanément du sommeil à la plus grande violence. Julius avait compris ce qu'il avait vu, même dans la panique. L'explication selon laquelle Agnès possédait un poignard pour tailler les tonneaux ne pouvait pas lui convenir ! Il était le spécialiste des dolia, ces énormes poteries d'argile servant à conserver le vin et autres substances en tout genre. Tailler de l'argile au couteau ? Jamais il ne serait tombé dans le panneau.
Anna non plus ne l'avait pas cru. L'expression qu'elle arborait en traduisant son histoire en grec ancien en disait long. Agnès se promenait avec un poignard parce qu'elle était aussi paranoïaque que Juka, point, pas parce qu'elle taillait des paniers. Combien de temps avant la révélation finale ? Et si Agnès ne pouvait s'empêcher d'attaquer quelqu'un d'autre ?
Philémon se sentait coupable de mentir à Anna, en particulier. Elle avait très mal pris sa blessure et surtout sa désinvolture apparente. La jeune aristocrate le surveillait de près. Elle ne s'était pas détendue devant le film, comme prête à le défendre en cas d'attaque surprise. Rien n'allait la calmer tant qu'Agnès serait parmi eux, c'était certain. Y avait-il un moyen de la mettre hors d'état de nuire ? La question pouvait se poser. On ne peut pas l'enfermer quelque part, ce serait cruel. Un gentleman se devait de respecter les femmes tant qu'elles n'avaient pas fait de victimes. Il n'y aura jamais de victimes si B continue de nous soigner juste après l'attaque.
Philémon frissonna à cette idée. Non, ce n'est pas une façon de vivre ! Nous ne pouvons pas attendre de nous faire poignarder par Agnès et espérer une guérison rapide ! Autant retourner chez nous, dans ce cas. Ce serait sans doute moins dangereux que ce manoir. Comment demander à B de calmer Agnès ? Une substance somnifère de longue durée, peut-être ? Non, c'est à l'encontre de mes principes.
Anna dut sentir qu'il tergiversait car elle lui glissa à l'oreille :
« Je sais très bien ce qu'il s'est passé, Philémon. Cette femme est folle, il faut l'enfermer.
— Non, je ne peux accepter une chose pareille. Nous allons pour l'instant éviter de la laisser seule avec quiconque.
— C'est une solution temporaire et vous le savez.
— En effet.
— Elle recommencera. Elle nous aura tous.
— Gardez votre calme, mademoiselle, nous n'avons pas besoin de cela. »
Anna haussa les épaules, ce qui amusa Philémon malgré la gravité de la situation. Elle prenait sans s'en apercevoir les tics de ses nouveaux amis. C'est Charles qui hausse les épaules ainsi !
« Quelque chose vous fait rire ? s'indigna Anna.
— C'est tellement incroyable d'être ici, avec des personnes de plusieurs époques historiques !
— Oh, fit-elle en se détendant. Oui, c'est vrai, je me demande si nous nous y habituerons un jour. Nous devrions profiter de cette accalmie pour en apprendre plus sur chacun d'entre nous à la bibliothèque. »
Philémon secoua la tête.
« Pas tout de suite. Il me semble que Nok et Maurice veulent rester seuls là-bas.
— Alors... que pourrions-nous faire ? Il doit être à peine quatre heures de l'après-midi ! Je n'ai pas très envie de rester ici... »
Camille, qui avait manifestement écouté leur conversation, proposa :
« Nous pourrions aller... chez nous.
— Comment cela ? demanda Philémon en haussant les sourcils.
— Vous aviez parlé de tourisme... Eh bien nous pourrions faire du tourisme chez nous. Seuls.
— C'est une bonne manière de passer le temps, convint-il. Mais pas tout de suite. Je vais faire une sieste, pour ma part. Je vous quitte, frappez à ma porte pour le dîner. »
Sans plus de cérémonie, Philémon se leva. Il sentait un poids au niveau de sa poitrine, là où Agnès l'avait poignardé. Jamais il n'avait ressenti une telle douleur. Lorsqu'Agnès s'était jetée sur lui, il avait baissé les yeux et vu la lame dépassant à peine de sa chemise tant elle était enfoncée sous sa peau. Le sang avait coulé jusque sur le sol ! Agnès n'avait eu aucune réaction pendant quelques secondes, son visage dissimulé derrière ses lunettes noires, puis elle s'était effondrée.
Pourquoi portait-elle ces lunettes, d'ailleurs ? En quittant la pièce pour retourner dans sa chambre, Philémon ne put s'empêcher de lui jeter un regard en biais. Elle était toujours prostrée dans son coin de sofa, silencieuse et inexpressive. Qui êtes-vous, Agnès ?
Arrivé devant la porte surmontée d'une pierre marron, Philémon se demanda s'il existait un système de fermeture des chambres. Il avait bien envie de tester toutes les poignées du couloir, mais... Et si quelqu'un venait et me surprenait ? Puis il se souvint qu'il avait envoyé tout le monde à l'autre bout de leur nouvelle habitation. Il y a également très peu de chances que Maurice et Nok sortent rapidement de la bibliothèque, ils font exprès de s'y cacher. En théorie, Philémon avait au moins quelques minutes devant lui pour marcher dans le couloir. Seulement marcher, bien entendu. Il était un monument de politesse.
Philémon posa sa main sur la poignée de la porte surmontée d'une pierre rose et appuya avec appréhension. Peut-être que le mécanisme allait produire un son extrêmement aigu pour prévenir tout le monde de son intrusion... À son grand soulagement, la porte s'ouvrit sans résistance. Oh... non, ce n'est pas une bonne nouvelle. Si je peux entrer n'importe où, cela veut dire que n'importe qui d'autre peut le faire ! Il pouvait raisonnablement craindre pour sa vie et celle de ses amis. Je demanderai une exception pour Agnès. Toutes les portes doivent être fermées pour elle. Peut-être que B acceptera.
Philémon devait refermer cette porte et aller dans sa chambre... mais la curiosité était trop forte. Il entra dans la pièce et retint son souffle. Toute la chambre avait été aménagée dans le plus pur style des nobles du XVème siècle – du moins, c'est ainsi que Philémon l'imaginait. Un immense lit à baldaquin trônait dans la pièce, recouvert de draps brodés et de coussins blancs moelleux. Les murs étaient de pierre beige, tout comme le sol. Plusieurs petits meubles en bois étaient disposés contre les murs, portant des bougies ou des livres. Un lustre en forme de bateau était suspendu au plafond. Aucun doute là-dessus : Eric avait du goût. Tout cela est vieillot, mais dans le bon sens du terme.
Philémon referma la porte, se sentant plus qu'impoli. Il se trouva alors face à la chambre surmontée d'une pierre noire et tenta de justifier son inacceptable curiosité. Je veux juste savoir à quelle personne correspond chaque couleur, voilà tout. Le gentleman, qui se transformait peu à peu en truand voyeur, ouvrit la porte.
Il fut très surpris de trouver une chambre dans le même état que celle qu'on lui avait confiée avant modifications. Je vais avoir du mal à deviner de qui il s'agit. Philémon entra sur la pointe des pieds et chercha des yeux un détail, un objet qui pourrait le mettre sur la voie. Tout est si... impersonnel. Après quelques minutes de recherche assidue, le gentleman s'assit sur l'oreiller du lit et se releva précipitamment. Il avait senti quelque chose d'inhabituel sous le coussin.
Philémon souleva l'oreiller et y trouva une bonne dizaine de petits livres. Chacun d'entre eux comportait un titre plus que révélateur.
« Préhistoire et Néolithique, murmura Philémon, Grèce Antique, Fin de l'Empire Romain, Moyen Âge (Première Moitié), XVème Siècle, Renaissance Française, Révolution Française, XIXème Siècle, Guerre Froide, XXIème Siècle, XXIVème Siècle. »
Quelqu'un a envie de tout savoir sur nous, manifestement. La seule époque qui manquait était celle de Nok. Philémon se souvint cependant que son monde était quasiment détruit : peut-être n'écrivait-on plus de livres sur Terre ! Ou alors... Il s'agit de sa chambre. Tout simplement. Nok était un jeune homme très curieux et instruit. Son besoin de connaître l'histoire de chacun d'entre eux lui semblait logique, à bien y réfléchir. Il ne doit pas penser à mal. Philémon replaça les livres sous l'oreiller avec soin mais ne les vit plus en le soulevant à nouveau. Oh ! Ils ont disparu ?
En retournant dans le couloir, Philémon se demanda pourquoi la chambre de Nok était si vide de personnalité. N'avait-il pas envie de recouvrir ses murs de tableaux ? Oh. Non, je crois que j'ai compris... Son confort habituel était si sommaire qu'il a cru que sa chambre était luxueuse. Il n'a rien demandé de plus ! Effaré à l'idée de vivre sans rien, au milieu d'une terre désertique dans un campement miteux, Philémon eut du mal à reprendre ses esprits. La vie pouvait être si cruelle !
La culpabilité le frappa soudain de plein fouet. Il n'aurait pas dû découvrir ce genre de choses. Il n'aurait pas dû avoir à plaindre Nok.
« B, écoutez-moi ! s'écria-t-il en regardant le plafond. Suis-je impoli d'être allé dans les chambres d'Eric et de Nok ? Dois-je arrêter immédiatement ? »
Il attendit une réponse. Rien ne vint.
« Êtes-vous présent ? »
Silence.
Est-ce qu'il serait... parti ? Se pouvait-il que leur hôte les eût abandonnés ? Effrayé, Philémon retourna dans sa chambre et posa son haut-de-forme sur le porte-manteau qu'il avait fait mettre à l'entrée. Lorsque le chapeau tomba avec un bruit mat sur le sol, le gentleman compris qu'il s'était trompé de porte. Mince, ce n'était pas le bon côté du couloir... Ma porte est à côté de celle d'Eric, pas de Nok. Il ramassa son chapeau et s'apprêtait à sortir lorsque son regard s'arrêta sur un immense portrait fixé au mur.
Qui est-ce ? La peinture, très détaillée, représentait un jeune homme brun au regard d'une intensité effrayante. Philémon fronça les sourcils. Il n'avait jamais vu cette personne et elle ne ressemblait à aucun de ses camarades. Ce n'est pas un portrait de famille, il me semble. Il s'approcha du tableau et lut la petite inscription gravée sur le cadre : Louis Loguend, 1794. La date était plus qu'évidente. Est-ce l'ami dont Charles nous a parlé à table ? Oui, c'est bien cela, c'est le jeune homme qui l'hébergeait.
Philémon quitta la pièce et refusa à nouveau d'aller faire la sieste. Je dois en savoir plus sur Agnès. Une fois que j'aurai trouvé sa chambre, j'arrêterai de jouer à l'espion. Il ouvrit la porte suivante surmontée d'une pierre blanche et éclata de rire. La pièce était remplie de fourneaux divers. Non, c'est Stanislas. Les cuisines du manoir ne lui suffisent donc pas ?
Il referma la porte et tenta celle d'en face. La chambre à la pierre grise lui rappela instantanément les dessins de Juka dans le carnet d'Anna. Une jolie table en bois, très sommaire, prenait presque toute la place. Seul le lit dépareillait, trop luxueux pour être du Néolithique. Juka a voulu garder un matelas confortable.
Philémon se sentait de plus en plus sale, mais il poursuivit son enquête. La porte surmontée d'une pierre jaune contenait deux statues de marbre blanc représentant des enfants frisés identiques. Ce sont les fils de Julius, sans aucun doute.
La chambre à la pierre violette était celle de Maurice. Le scientifique avait fait poser une petite plaque sur la porte : Maurice Lalie, inventeur. Sa fierté allait économiser un peu de culpabilité au gentleman. La porte surmontée d'une pièce rouge menait peut-être à la chambre de Camille. Philémon n'en était pas sûr, mais les livres posés sur son étagère dataient tous des années 2000. Non, j'en suis certain maintenant. C'est bien Camille.
Il ne lui restait que deux chambres à fouiller. Lorsqu'il ouvrit la porte à la pierre bleue, Philémon soupira. Il était manifestement entré chez Lemnos. L'immense portrait qui veillait sur sa chambre était sans aucun doute celui de Psamathé. J'ai réussi à finir par la chambre d'Agnès. Incroyable. La porte surmontée d'une pierre turquoise était donc la sienne.
Philémon posa sa main sur la poignée avec appréhension.
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