26. Nok
NOK
Nok se sentait incapable de faire confiance à Agnès. C'était presque physique.
« Je suis de 2310, se mit-elle à raconter. Ça vous en bouche un coin, pas vrai ? »
Personne ne parla. Agnès remonta ses lunettes noires et poursuivit :
« Je vis une vie paisible dans un super bâtiment, c'est vraiment l'éclate. On écrit des poèmes, on chante, on mange, on rigole.
— Est-ce que le monde était aussi joyeux, en 2310 ? s'étonna Nok. Je me souviens avoir entendu parler de tensions entre l'Europe et l'Asie.
— T'étais pas là, le bronzé, répliqua-t-elle avec un mouvement méprisant de la main. Je te dis qu'on s'éclate bien, moi.
— Et qu'est-ce que c'est que ce bâtiment ?
— C'est chez moi. T'es flic ? »
Nok releva le menton et se tut. Elle ne sait que provoquer, laisse tomber. Elle ne nous dira rien d'intéressant donc ne cherche pas à en savoir plus. Il décida tout de même de lui poser une dernière question.
« Tu peux nous parler de 2308 ? »
Ah, 2308. Tout un programme. Une épidémie mondiale d'un nouveau type de grippe aviaire avait frappé la Terre. Un véritable massacre qui avait brisé la confiance entre l'Europe et l'Asie de manière définitive. Si Agnès ne le savait pas...
« Non, fit-elle, on s'en fiche de ça.
— Au contraire, attaqua-t-il, ça m'intéresse.
— Et pourquoi ? »
Il allait devoir la jouer rusé.
« Je viens de 5032, tu sais, et j'aimerais savoir pourquoi la Corée du Sud a attaqué la Lituanie. Personne ne l'a consigné dans les puces d'infos que j'apprends par cœur. »
Pourquoi ? Tout simplement parce que c'est du bluff. Le pire était sans doute que la Corée du Sud était redevenue la Corée en 2144. Le pays n'existait donc pas sous ce nom à l'époque d'Agnès. Vas-y, invente-nous une provocation entre les Coréens et les Lituaniens...
Agnès croisa les bras et répliqua :
« La Corée tout court n'a jamais attaqué la Lituanie. »
Et m... C'est raté.
« C'était du bluff, hein ? s'irrita Agnès. Comment tu t'appelles, déjà ?
— Nok. Et oui, c'était du bluff, parce que tu ne veux pas répondre simplement à ma question. Puisque tu sais qu'il n'y a pas eu de déclaration de guerre, dis-moi ce qu'il s'est réellement passé. Ou alors, au pire, je m'en fiche. »
Silence. Maurice toussota et dit :
« Peut-être qu'elle a une mauvaise mémoire. Je ne me souviens même pas du nom de famille de Galina...
— Est-ce que tu aurais oublié quelque chose d'aussi important ? demanda Nok en fronçant les sourcils. Si je t'avais demandé ce qu'il s'était passé entre 1939 et 1945, qu'est-ce que tu aurais répondu ?
— La guerre, gamin. La deuxième.
— Exactement, pas je m'en fiche. Agnès, tu nous caches quelque chose.
— On a tous nos amnésies partielles, et c'est moi que tu saoules ? siffla-t-elle. Je m'en rappelle pas, et si je m'en rappelle pas je m'en fous. C'est clair ? Tu veux un dessin comme la sauvage avec son carnet, ou ça ira comme ça ? »
Nok haussa les épaules, sceptique mais vaincu. Elle ment, c'est évident, mais elle ne fait pas d'erreur. Elle est très forte à ce petit jeu ! Il décida de ne pas lui demander comment elle savait que la guerre Corée-Lituanie n'avait pas existé. Elle se fera avoir toute seule à un moment ou un autre, on ne peut pas se cacher indéfiniment au milieu d'onze autres personnes.
« Bon, intervint Philémon, je pense que nous savons à présent tout ce dont notre amie Agnès se souvient. »
Nok crut voir dans ses yeux qu'il n'y croyait pas lui-même. Un vrai gentleman, prêt à tout pour éviter à une gente dame de se faire un peu secouer.
« Pourquoi ne pas passer à vous, Nok, puisque vous avez donné votre époque à Agnès ? Poursuivez donc. »
Le jeune homme basané but d'un trait son verre d'eau.
« Je n'ai rien à cacher, moi. Je vis en 5032. La Terre est passablement... détruite. Certes, il reste des étendues vertes, sinon la vie n'existerait plus, mais elles se font rares. La guerre nucléaire n'a épargné personne, sauf peut-être les élites... Enfin, ce n'est qu'une supposition. Je pense que nos présidents se sont cachés dans des bases souterraines pendant que la radioactivité décimait la planète.
— C'est terrible ! s'exclama Anna. Je ne sais pas ce qu'est un président, mais François Ier n'aurait jamais fait une chose pareille ! Il ne vous aurait pas abandonnés !
— Qui sait ? soupira Nok avec un sourire triste. Toujours est-il que durant les siècles qui ont suivi la guerre de 2402, les survivants se sont organisés. Ils ont rassemblé les plantes les moins contaminées pour les féconder entre elles, encore et encore... Ainsi, chaque groupe de rescapés possédait un capital de végétation saine à consommer.
— Pas de viande ?! s'étouffa Eric en tapant du poing sur la table, faisant glapir Camille de surprise.
— Quelles plantes ? demanda Stanislas avec un regard affamé.
— Je vais y venir ! les stoppa Nok. Peut-être. Nous avons dû attendre la dissipation de la radioactivité pour consommer de la viande. Les animaux avaient sévèrement muté, et les manger provoquait des cancers de façon systématique. À mon époque, ça va beaucoup mieux de ce côté-là. La viande est comestible mais beaucoup de plantes ont disparu. Ma tribu n'était pas assez douée pour faire perdurer les cultures... En fait, nous sommes restés tranquillement dans une ville dévastée jusqu'en 5020 où il a fallu reprendre la route. »
Il jeta un coup d'œil à Maurice qui buvait ses paroles.
« Vous trouvez ça intéressant ? lui demanda Nok.
— Passionnant ! J'aimerais étudier ces bêtes mutantes.
— On les appelle les ernaques. Avant de pouvoir manger de la viande, les tribus se servaient dans les magasins en ruines. Notre ville était assez grande pour nous contenter de ce côté-là. Nous réparions les bâtiments de temps à autres, des siècles durant. Les tribus étaient bien trop peu nombreuses pour que ces magasins ne se vident, donc tout allait... pour le mieux.
— Il y avait si peu de gens que ça ? demanda Maurice.
— Oui. Nous faisions très attention au nombre de naissances. En plus... beaucoup d'enfants mourraient en bas âge. La nourriture n'était pas toujours suffisante, même si en général c'était acceptable...
— Et ce n'était pas périmé ? s'étonna Camille.
— Non, il y a des dates de péremption immenses à mon époque. »
La jeune fille acquiesça et se remit à manger ses pommes de terre. Profites-en, on ne sait jamais quand il ne reste plus que de la terre à mâcher. Il continua :
« Je fais partie de la tribu des Balkans. Nous vivons près de Marseille mais plusieurs membres venaient des Pays de l'Est, d'où le nom. Mes parents sont en quelque sorte les chefs du groupe !
— Vous êtes la Juka du futur ! s'amusa Anna, et la sauvageonne renifla en entendant son prénom.
— Sans doute. »
Il laissa Anna traduire son histoire à Juka – qui ne faisait plus attention à rien – et Julius. Camille maîtrisait assez le grec ancien pour que Lemnos comprenne tout en un temps record. C'est très impressionnant... Je ne parle que le français, moi.
Philémon posa ses couverts dans son assiette.
« Bon, déclara-t-il, je dirais qu'il s'agissait d'un exposé détaillé. Nous comprenons mieux dans quelle terrible époque vous vivez, Nok. Quelqu'un veut-il poser des questions ?
— Oui. » répondit Charles en se redressant.
Ah tiens, voilà qu'il se réveille, lui ! Nok dut s'avouer qu'il avait peur de ce que Charles allait lui demander. Il n'avait peut-être pas encore digéré leur dispute.
« Je voudrais savoir pourquoi tu t'es retrouvé ici.
— Moi aussi, Charles, mais je ne m'en souviens pas encore.
— Faux. Et cette blessure à l'œil ?
— Un ernaque m'a mis un coup de patte au visage. J'ai perdu la vue et ma paupière s'est refermée.
— C'est pratique, ça. Je ne te crois pas, mais je te l'ai déjà dit.
— Quand j'aurai retrouvé tous mes souvenirs, tu seras le premier mis au courant. Je te le promets. »
Quand Charles émit un court soupir méprisant, Nok répliqua :
« Ou sinon, on peut parler de ton Louis en échange. »
Charles se mordit la lèvre et lui décocha un regard si noir qu'il aurait pu liquéfier un mutant sur place.
« Ne cherche pas la guerre, lui dit Nok. Chacun ses... amnésies.
— Très bien. »
Quelque chose changea en Nok. Il se sentit brusquement très calme, plus calme qu'il ne l'avait jamais été. Dans ces deux mots si simples, il trouva une paix précaire mais partagée. Charles et Nok se penchèrent en avant et s'échangèrent une poignée de main polie devant les autres convives médusés. Tous devaient penser que le révolutionnaire avait répondu sèchement, sans franchise, mais Nok avait compris son intention. Charles soutint son regard sans animosité. Il avait beau être assez immature et colérique, il comprenait ce que signifiait le devoir de garder son calme. Il n'était pas comme Agnès...
Notre relation est vraiment étrange. J'ai envie de lui mettre des gifles pour le réveiller, mais c'est sans doute réciproque. Nok était entouré d'inconnus tous plus hauts en couleurs les uns que les autres. Pourtant, c'était Charles qui l'intriguait le plus. Le plus simple à comprendre d'entre eux et qui semblait cacher le passé le plus sombre.
« C'est oublié, dit Nok en se rasseyant. Vous savez tout.
— Je n'aime pas vos discussions bizarres, déplora Maurice, mais j'ai l'impression qu'on n'en saura pas plus.
— Et à raison, commenta Charles. Bon, à qui le tour ? »
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