2. Charles *
CHARLES
Charles avait des envies de meurtre. Il se mordit la lèvre inférieure, fou de rage et d'angoisse. Comment avait-il pu en arriver là ?
Le jeune homme s'était réveillé dans ce lieu qu'il ne connaissait pas. Complètement paniqué, il avait poussé un gros fauteuil abîmé sur le sol, déterminé à le retourner. D'où venaient cette colère et cette violence ? Il n'en savait rien. Toujours était-il qu'il avait fait tomber l'énorme siège rembourré sur son pied et qu'il s'était coincé en-dessous. Heureusement, il ne s'était pas brisé les os. Que faire, à présent ?
Charles inspira lentement pour se calmer. Rien de bon ne vient quand on agit sans réfléchir. Tout d'abord, où était-il ? Jamais il n'avait visité de monument pavé de pierres avec des fauteuils et des tableaux de natures mortes accrochés sur les murs. La Bastille ne devait pas ressembler à ça... De plus, elle était quasiment en ruines, à présent. La maison de Louis ? Non, il était incapable de ranger quoi que ce soit.
« Louis ? » tenta-t-il en fronçant les sourcils, sachant pertinemment qu'il n'était pas ici.
Le silence lui répondit de sa voix glaciale. Charles frissonna. On n'avait pas pu l'emmener à la Bastille, pas sans procès. De plus, on ne décorait pas les geôles !
Son sentiment de colère ne faiblissait pas.
Charles avait envie de tuer, de prendre un poignard et de couper des vêtements, des têtes, des tendons, de crier le plus fort possible en faisant mal, toujours plus mal, et surtout faire peur à tous ces imbéciles qui l'avaient méprisé... Un assaut ! Il en était persuadé, maintenant : il avait donné un assaut, il avait vidé ses poumons, les yeux exorbités, l'épée en avant, suivi du peuple, son peuple. Tous ces inconnus derrière lui étaient unis par un idéal invincible, un rêve éternel, un feu inextinguible. Il le savait, la liberté. Liberté, Egalité, Fraternité, ça c'est vrai. C'est sûr que c'est vrai. Mais qui suis-je ?
Il essaya vainement de bouger son pied toujours coincé et soupira. Charles. J'ai vingt-cinq ans. Je veux... la liberté, la liberté et l'égalité, surtout. La fraternité, ce sera pour un peu plus tard, pour le moment il faut s'occuper des traîtres. Les traîtres ! Ça, je m'en souviens. Tous ces gens qui sont un obstacle à la République... D'où venait-il ? Et Louis ?
Ses yeux s'écarquillèrent d'eux-mêmes. Oui ! Louis est mon meilleur ami, mon compagnon de lutte... Il est aussi impliqué que moi dans la Révolution. Oh ! Le 14 juillet 1789, j'étais là ! J'ai mené ma petite troupe d'émeutiers, nous étions devant le Faubourg Saint-Antoine depuis le lever du jour. Enfin, je crois que j'ai mené le bataillon, mais Louis était aussi présent... ainsi que d'autres amis. Il nous fallait de la poudre, et il y en avait à la Bastille.
Il avait vécu la prise de la Bastille, c'était évident. Toute cette matinée à attendre le reste des révolutionnaires qui allaient les aider à récupérer la poudre, les heures passées à discuter avec ses compagnons d'émeute, les regards inquiets lancés de temps à autre à Louis car personne ne savait s'ils allaient se faire tuer ou non... La Bastille était très sommairement gardée, mais ils étaient en première ligne.
Tout s'est bien passé, finalement. Alors, ensuite ? Des combats acharnés, des discours en pleine rue, la frustration de ne pas pouvoir participer aux assemblées pour une raison ou pour une autre, peut-être par simple désapprobation. La Révolution se faisait avec le peuple, dans la rue ! Elle ne se déroulait certainement pas dans une salle, intervenant après intervenant, discours après discours, avec des applaudissements nourris à la fin de chaque phrase. C'était parfaitement ridicule, et Charles s'était plus d'une fois retrouvé au cœur d'une dispute en donnant son opinion sur le sujet. Les soi-disant élites de la Révolution étaient éloignées du peuple, bien trop à son goût. Il n'était pas du genre à parler pendant des heures. Moi, j'agis.
Louis n'avait jamais eu de désaccord profond avec lui. Il se souvenait très bien de son ami, mais la plupart de ses réminiscences restaient confuses. Après la prise de la Bastille, plus grand-chose. Si ! Il avait assisté de loin à l'exécution de Louis XVI. Il s'était assis sur un muret, derrière toute la foule massée et scandant des cris de haine. À cette époque, Charles ne savait pas s'il avait été fier de la mort du roi. Avaient-ils mal agi en allant jusque-là ? N'était-ce pas se rabaisser à son niveau, imiter les exécutions arbitraires de tous ces innocents à travers les siècles de monarchie ? Il avait beaucoup douté.
Certaines nuits, il avait même fait des cauchemars. Ses cris avaient réveillé Louis, qui l'avait rassuré sans relâche. Louis était toujours persuadé de tout : il avait les mots pour le consoler et lui disait n'importe quoi, que tout irait bien et qu'ils avaient pris les meilleures décisions. Lorsque Charles s'était installé chez lui pour être plus en sécurité, en décembre 1791, il s'était fondu dans la vie quotidienne de sa famille. Cette situation lui plaisait, malgré tout ce qu'on avait pu lui dire avec mépris. Un jeune homme qui s'installait avec les parents de son meilleur ami... Ce n'était pas bien vu, on pensait qu'il profitait d'eux et de leur bonté.
Je ne les ai jamais exploités, j'ai dilapidé tout ce qui me restait d'économies pour me nourrir sans piller leur garde-manger. Je n'ai pas à avoir honte de moi-même ! Louis savait que Charles était honnête, il l'hébergeait sans rechigner. C'était d'ailleurs lui qui lui avait proposé de venir, et Charles n'avait pas hésité une seconde. Les familles inspiraient plus confiance que les hommes vivant seuls. Quelques années plus tard, la vie était devenue insupportable à Paris.
À partir de 1793, le quotidien de Charles avait été plongé dans la peur et l'angoisse permanente d'être dénoncé pour des broutilles et exécuté. Le voisin de Louis avait été décapité car on l'avait accusé de ne pas utiliser le calendrier républicain. Selon Charles, ce n'était peut-être pas une raison suffisante pour guillotiner quelqu'un, mais Louis lui avait dit que c'était la meilleure solution pour faire naître et prospérer la République. Si Louis l'avait dit, alors c'était vrai...
Mais à présent, il était coincé sous un fauteuil. Plutôt que de se plonger dans ses souvenirs, il fallait qu'il comprenne ce qu'il faisait là et surtout qu'il trouve une solution. Il se redressa et tenta de toutes ses forces de soulever le meuble, mais rien ne bougea. Il n'avait aucune puissance dans les bras, ce qui le fit enrager plus que de raison... son deuxième problème. Pourquoi était-il si énervé ? Ça fait trois fois que je me pose la question, et c'est en train de me mettre dans une colère indescriptible ! Il ne pensait pas être un homme violent, il s'en serait souvenu. Ses cheveux blonds tombant sur ses épaules s'emmêlèrent dans ses cils et il secoua la tête avec exaspération. Il finit par les ôter de son visage de deux mouvements rapides de la paume, et soupira bruyamment.
« Aidez-moi ! hurla-t-il de toutes ses forces. Aidez-moi, s'il y a quelqu'un ! Je suis bloqué sous un fauteuil ! Aidez-moi ! »
Il répéta cet appel plusieurs fois puis s'allongea, désespéré. Personne ne viendrait le chercher. Il allait certainement mourir de faim sur ce sol inconfortable dans la pièce la plus glauque qu'il ait jamais vue. Il ferma les yeux en grommelant des paroles incompréhensibles, mélange d'injures et de plaintes, jusqu'à ce qu'il sente une légère pression sur son oreille droite.
Charles se redressa précipitamment et se retrouva face à un petit animal extrêmement laid et sale, sans doute un chien. Il tendit la main vers la bête qui bavait de la manière la plus répugnante qui soit, mais elle recula maladroitement en tombant sur son postérieur. Charles le caressa – ce chien avait beau être hideux, le révolutionnaire adorait les animaux – et la bête se laissa faire en tremblotant sur ses pattes. L'animal grogna de joie ou de réprobation, Charles n'aurait su le dire, et partit en trottinant par l'une des deux portes. Était-elle vraiment ouverte tout à l'heure ?
« S'il-vous-plaît ! » répéta-t-il.
Il ferma les yeux. Pourquoi attendre quelqu'un ? Il n'y avait qu'un chien ici, après tout. Il était hors de question que cet animal appartienne à quelqu'un. Qui aurait pu s'occuper aussi mal d'un animal de compagnie ? Sa tête tournait un peu, sans doute parce que le sang ne circulait plus dans sa jambe. Je me sens faible... si faible...
Lorsqu'on toucha son oreille pour la deuxième fois, Charles se sentit émerger d'un songe et comprit qu'il s'était endormi quelques instants.
« Le chien... ? » fit-il en se redressant.
Mais l'être en face de lui n'était pas un chien. Il s'agissait d'un jeune homme basané, particulièrement musclé et trapu avec une expression très sévère sur le visage. Son œil gauche restait fermé en permanence. Charles comprit qu'il s'était sûrement blessé, bien qu'il ne voie aucune trace de coup sur sa paupière. Il portait une chemise coupée au niveau des épaules et un pantalon s'arrêtant aux genoux, beaucoup trop large pour être celui d'un noble. L'inconnu ne semblait pas être riche, ni même bourgeois. Charles aurait d'ailleurs plutôt dit qu'il vivait au milieu du sable ou de la terre, un peu comme ces hommes du désert dont il avait entendu parler. Mais ce n'étaient que des rumeurs, il n'en avait jamais vu de ses propres yeux.
« Bonjour. » lui dit Charles sans même essayer de sourire.
Il n'avait aucune confiance en ce jeune homme. Le révolutionnaire n'était aimable avec personne, sauf peut-être avec Louis, et cet inconnu ne lui était pas spécialement sympathique. Le regard de l'étranger était dur et volontaire, empreint de maturité. En silence, il passa ses deux mains sous le fauteuil et le souleva sans effort. Quelle force ! L'étranger le regarda avec mépris.
« C'était juste du soulevage de base, idiot. Je peux pas croire ce genre de martigue.
— Pardon ? s'exclama Charles, tout autant surpris de son vocabulaire que de son ton agressif. Je n'ai absolument rien compris !
— Oh, je vois. Je connais ta langue, désolé pour l'accent. Ce fauteuil, là... je pensais qu'il serait bien plus lourd. D'où tu viens pour être une nouille pareille ? le fustigea-t-il.
— Quoi ? »
Charles se leva et fit un pas vers le jeune homme mat de peau, mais il ne faisait pas le poids. L'inconnu haussa les épaules et siffla :
« Franchement, comment tu fais pour être en vie ? Quelle est ta tribu ?
— Hein ?
— La vie a l'air bien facile par chez toi, dis-moi, fit-il d'un ton dédaigneux. Quelle tribu ?
— Mais je–
— Pas de secrets ! le coupa l'inconnu en saisissant son col. Tes vêtements sont plus esthétiques que pratiques, tu es beaucoup trop grand, tu n'as aucune force physique, tes cheveux longs doivent te gêner avec le vent... c'est quoi, ton problème ? C'est ta maison, pas vrai ? Ça ne ressemble pas à ce qu'on trouve dehors... »
Charles secoua la tête bêtement, abasourdi. Cet homme lui criait dessus et lui reprochait ses vêtements... ? Il portait la même chose que d'habitude, pourtant – son pantalon marron, sa large chemise crème, sa ceinture de tissu mauve. Il avait ajouté une rose jaune sur le côté de son haut pour décorer sa tenue. « La révolution ne se fait pas sans style ! », c'était une phrase de Louis. Dans la rue, ses habits passaient inaperçus : c'était l'uniforme des révolutionnaires, mais avec un peu plus de classe que les autres. Il savait cependant que ce n'était pas le moment de faire de l'esprit. L'inconnu le dévisageait avec un mélange de dédain et de fureur.
« Et d'où viens-tu, toi ? » demanda simplement Charles, oubliant que le jeune homme lui avait posé une question.
L'étranger fronça les sourcils et lâcha son col, la flamme diminuant progressivement dans son regard. Il secoua la tête comme pour se donner une contenance et répondit :
« Tribu des Balkans.
— Je te demande pardon ? s'étonna Charles.
— La tribu des Balkans, qui vit près de l'ancienne Marseille.
— Oui, donc la République française. »
L'autre le regarda avec dédain.
« La République française, voyez-vous ça. En quelle année tu te crois, sérieusement ? Tu... Oh ! Je sais. Tout s'explique. »
Il parut dégoûté par la seule existence de Charles et le fusilla du regard.
« On nous avait caché des choses, je le savais ! Ma grand-mère me l'avait dit, mais je ne l'ai jamais crue !
— Quoi ? glapit Charles, tétanisé par les yeux emplis de haine de l'inconnu.
— Ah non, la ferme ! s'exclama-t-il en le pointant du doigt. Assez de tout ça. Depuis combien de décennies... de siècles tes amis et toi, vous vous fichez de nous ? La République française, les vêtements qui rendent impossibles la course, la chasse, la survie tout simplement ! Et cet air propre sur toi... Tu fais partie de l'élite, j'en suis sûr ! Cette élite qui nous a mis dans cette situation... Vous devez tous vivre dans un confort hallucinant, bien évidemment ! Pendant que nous sommes obligés de manger dans la terre, la poussière, les quelques rats que nous avons réussi à trouver et qui n'ont pas l'air trop amochés par les substances radioactives... Vous avez vécu dans des bunkers souterrains, c'est ça ? Tout était prévu pour vous, pendant qu'on crevait de faim et du cancer dehors ! Est-ce que c'est ça ? Est-ce que je me trompe ? Mais réponds, c'est pas possible d'être aussi manche ! » explosa-t-il en giflant Charles avec vigueur.
Le révolutionnaire tituba et tomba sur le fauteuil qui lui avait écrasé le pied quelques minutes auparavant. Sonné, il porta sa main à sa joue douloureuse. Cancer ? Qu'est-ce que c'est, un cancer ?
« Tu vis dehors ? demanda Charles, hésitant un peu.
— Tu... ! Tu te moques de moi. J'hallucine. Pour qui tu te prends ? Nous ne valons pas moins que vous tous, l'élite, les meilleurs, c'est ça ? Vous avez commencé cette guerre nucléaire, et ça va être de notre faute ? C'est une plaisanterie ?
— Je ne comprends pas un mot de ce que tu me dis, excuse-moi, vraiment, mais... Quelle guerre nucléaire ? C'est la Grande Terreur en ce moment, pas la guerre nucléaire ! Je ne sais pas ce qu'est une guerre nucléaire, mais si c'était le cas, on m'aurait mis au courant ! De plus, je ne fais absolument pas partie de l'élite, comme tu dis, je suis allé sur les barricades avec le peuple ! J'ai brandi l'épée pour lui ! »
Le jeune homme le regarda, médusé, restant silencieux pendant une bonne minute. Charles se sentit très mal à l'aise et ses oreilles bourdonnaient. L'inconnu cligna plusieurs fois de l'œil et secoua la tête, hébété. Sa bouche s'ouvrit avant de se refermer. Au bout d'un interminable moment, il réussit à prononcer :
« Je crois qu'il y a eu un malentendu. »
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