19. Charles
CHARLES
L'amoncellement de nourriture qui venait d'apparaître devant Charles, Nok et Eric n'était pas pour les rassurer. Les avis étaient partagés. Il va pourtant falloir prendre une décision. Charles pouvait entendre sans même y prêter attention les gargouillis incessants de son estomac, mais Nok restait méfiant.
« On n'approche pas. C'est un piège.
— C'est magique ! rétorqua Eric en saisissant une cuisse de poulet dégoulinant de gras. Regardez-moi ça, pardieu, je pourrais en perdre mon titre de noblesse si l'on me proposait de manger une telle merveille chaque jour !
— Vous êtes noble, cracha Charles avec dédain, vous n'avez pas à vous plaindre du manque de viande.
— Chaaaarles..., le prévint Nok avec un coup d'œil menaçant.
— Pensez un peu à Nok qui ne doit pas en manger tous les jours, lui !
— Chaa... Hein ? Oui, c'est vrai ça, fit le jeune homme basané avec étonnement. Ta considération me surprend, Charles.
— C'est la faim, sans doute. » dit Eric avec un léger sourire.
Ils se regardèrent en silence puis lorgnèrent la nourriture avec envie.
« Ça n'a pas l'air radioactif, murmura Nok.
— Ça n'a pas l'air royal, dit Charles en se frottant la joue.
— Ça n'a pas l'air... Oh, que les esprits m'emportent, bon appétit ! » conclut Eric en mordant avec avidité dans une cuisse de poulet.
Charles s'empressa de récupérer des fruits gorgés d'eau et de sucre. Marre des patates.
« Marre de ces saletés de graines ! lança Nok en remplissant ses poches de sachets colorés. Ça, au moins, ce n'est pas sec à en crever !
— Qu'est-ce que c'est ? demanda la révolutionnaire en s'approchant avec curiosité, suivi d'Eric qui mastiquait bruyamment.
— Des bonbons ! répondit Nok. Je les garde pour plus tard.
— Des quoi ?
— Des friandises, des confiseries, des trucs sucrés qui collent quoi !
— Donne. » ordonna Charles, vexé de ne pas avoir compris le mot bonbon du premier coup.
Nok roula les yeux de lassitude devant son impolitesse et lui tendit des petites billes roses.
« Ce sont des Boules Surprise, j'en trouvais plein dans les supermarchés en ruines. Ça ne périme jamais, ces machins. Enfin, en tout cas, ça n'a donné la colique à personne au village.
— Hm. »
Charles happa une bille avec précaution et sourit.
« C'est sucré !
— Oui, mais il peut y avoir des surprises. Tu veux essayer, Eric ?
— Et comment ! » s'exclama le chevalier déserteur en tendant sa paume ouverte.
Il mâcha lentement et grimaça.
« Ventrebleu, il est poivré votre sucré !
— Certains bonbons piquent, acquiesça Nok. C'est ça, la surprise... »
Charles renonça à l'idée d'en prendre un deuxième en voyant Eric se jeter sur une carafe d'eau pour faire passer le goût de l'infâme confiserie. Il se glissa discrètement vers les fruits et décida de rester devant eux, trop heureux de pouvoir en goûter toutes sortes de variétés. Il avait toujours adoré les agrumes en particulier, mais ils se faisaient rares en 1794. Louis me demandait souvent comment j'avais pu en manger un jour, mais je ne m'en souviens plus.
Lorsqu'ils furent enfin rassasiés, ils s'assirent tous trois dans le grand canapé trônant dans la pièce. Charles croisa les bras et décréta :
« C'était un bon repas. Et maintenant ?
— Je ferais bien une petite sieste ! s'exclama Eric en fermant les yeux.
— Je monterai la garde, dans ce cas. Juste au cas-où.
— Tu sais te battre, toi ? lui demanda Nok, amusé.
— Bien sûr ! rétorqua le révolutionnaire. J'ai pris la Bastille !
— Et après ça ? »
Charles se tut, les ronflements d'Eric résonnant déjà dans la pièce. Nok frotta son œil fermé par une blessure et répéta :
« Et après ça ?
— ...
— Charles ? »
Le révolutionnaire sentit ses épaules trembler et se mordit la lèvre.
« Louis XVI guillotiné en 1793..., marmonna-t-il en maîtrisant sa voix.
— Et entre 1789 et 1793 ?
— Des réunions diverses. Louis ne voulait pas prendre parti pour les Girondins ou la Montagne, alors on allait écouter tout le monde à l'assemblée.
— Et après Louis XVI ? »
Charles frémit et donna par réflexe un coup de coude au chevalier pour qu'il cesse de ronfler. Une agressivité gratuite que Louis lui reprochait lorsqu'il était agacé et inquiet... Enfin... je crois ? Nok fit la moue en voyant ses yeux rougis par des larmes qui menaçaient de couler et murmura :
« Toi aussi, tu ressens ce genre de choses ? Comme des souvenirs qui ne te reviennent pas en mémoire mais qui laissent des... impressions ?
— C'est ça, fit-il d'une voix blanche.
— On a dû mal finir, soupira Nok en s'enfonçant dans le canapé.
— Tu penses qu'on est morts ? s'alarma Charles en écarquillant les yeux.
— Ecoute, Eric était à deux doigts d'être achevé par un soldat anglais, et moi... moi je n'en sais rien. Toi, tu vivais sous la Terreur, tu es donc en sursis dans ta vie en général.
— J'aurais été guillotiné en 1794 ? lança Charles en secouant la tête. Tu délires. Tu divagues, Nok, le cancer te monte au cerveau. »
Nok haussa les épaules avec un petit sourire pincé et ferma les yeux à son tour. La discussion avait tout de même laissé un doute germer dans l'esprit du révolutionnaire blond. Quelle infamie aurait-il pu commettre pour être exécuté ? Un plaidoyer pour le retour de la monarchie ? Impensable. Jamais il n'aurait pu changer d'avis à ce point. Je n'ai pas apprécié cette ambiance violente autour de la guillotine pour la mort du roi, mais de là à le regretter...
Chaque jour passait si lentement, au sein de la famille de Louis. Ils se levaient à l'aube et lisaient les nouveaux tracts du jour, quelle qu'en soit leur provenance. S'il n'y en avait pas, ils en écrivaient des faux en pouffant silencieusement avant de les déchirer en mille morceaux et de les brûler. Parfois, ils écrivaient de vrais discours à déclamer dans la rue. Louis adorait inventer des textes et les dicter au révolutionnaire blond en prenant un ton résolu à la Saint-Just. Charles maîtrisait la lecture et l'écriture, contrairement à son ami qui déchiffrait les pamphlets avec difficulté.
Leur routine était immuable depuis la prise de la Bastille. Leur sentiment de sécurité était factice et ils le savaient. Charles trouvait son ami imprudent. Pour trouver mieux que des pommes de terre, Louis était prêt à être insolent en public. Il ne faut surtout pas se faire remarquer, mais il n'arrive pas à le comprendre ! Si je ne vivais pas avec lui, il serait mort depuis quatre ans.
Louis se plaignait de temps à autres de leur attitude timorée.
« On est trop planqués ! déclarait-il souvent à table devant ses parents silencieux. Robespierre ne va pas assez loin, il faut étendre la Révolution à tous les pays du monde ! Plus de rois, d'empereurs, de tsars, juste le peuple et son assemblée. Qu'est-ce que vous en dites ? »
Charles acquiesçait sans répondre. Il mourait de peur à chaque instant d'être accusé de trahison pour une raison ou une autre. Ses nuits étaient peuplées de cauchemars et d'exécutions publiques.
Louis tenait absolument à se rendre à toutes les décapitations en place de Grève. Il applaudissait en regardant les traîtres à la République perdre la tête tandis que Charles n'y voyait que son propre reflet. Des gens comme moi. J'y finirai aussi, si Louis commet la moindre imprudence. Son ami n'avait jamais perdu son esprit de liberté post-1789, alors qu'il aurait dû se calmer rapidement. Tout a changé, tout est dangereux aujourd'hui. On guillotine les héros d'hier sur de faux arguments. Danton, du grand n'importe quoi... Il s'était bien gardé de faire part de ses doutes à son ami qui croyait dur comme fer à sa culpabilité.
Louis, pourquoi est-ce qu'on s'est retrouvés dans cette galère ? Je rêvais d'une autre vie pour nous... Tu te moques de moi, Charles, ce n'est pas comme ça qu'il faut faire...
Charles cilla soudainement et s'aperçut qu'il était secoué par Nok et Eric.
« C'était un fantôme, Charles ! Il est parti ! lui criait le jeune homme basané. Charles ?
— Ne le secoue pas comme ça, s'interposa Eric. Je sais ce que c'est, il est déboussolé.
— Je..., bredouilla Charles en se frottant les yeux. Je me sens mal. Que s'est-il passé ?
— Un fantôme te regardait dans les yeux, expliqua Nok. Est-ce que tu as retrouvé tes souvenirs ? »
Charles fronça les sourcils. Je me sens si... faible. J'ai peur de tout, j'ai l'impression de ne pas être la même personne. Son cœur se mit à battre la chamade, comme s'il allait faire un malaise. Ce qu'il s'était rappelé de lui-même n'expliquait pas sa colère et sa haine des nobles.
Il finit par comprendre qu'il avait dû se tromper. Je n'étais en réalité pas très impliqué dans la Révolution... Je crois que je me suis confondu avec Louis en arrivant ici ! Comment expliquer à Nok et Eric qu'il s'était fourvoyé ?
« Je réfléchissais à mon passé, dit-il. Des souvenirs un peu flous de mon quotidien avec la famille Loguend, voilà tout.
— Et donc ? Tu es mort ? demanda Nok avec curiosité.
— Pas du tout ! répliqua Charles avec colère. Je n'en sais rien, je n'ai pas pensé à ça...
— Pourtant, tu criais en regardant le fantôme. Tu disais que tu regrettais tout ce que tu avais fait et que tu aimerais bien tout recommencer à zéro.
— Je ne pensais à rien de terrible, je t'assure ! »
Charles serra les lèvres jusqu'à ce que Nok lui indique par un regard qu'il le croyait sur parole.
« Je vois, fit Nok. J'aimerais que ce fantôme revienne. Je suis le seul ici à ne pas l'avoir regardé dans les yeux !
— Si on doit rester ici à ne rien faire jusqu'à ce qu'un autre fantôme arrive, on risque de mourir d'ennui, grimaça Charles. Personne n'a quoi que ce soit à raconter ? Un souvenir, peut-être ?
— Depuis quand ça t'intéresse ? ironisa Nok en secouant la tête. Tu passes ton temps à critiquer le passé d'Eric et tu ne comprends pas grand-chose au mien.
— Je veux écouter quelque chose, faire quelque chose, vivre quelque chose, mais pas rester ici à mourir en attendant... en n'attendant rien, en fait ! Qu'est-ce qu'on fait là ?
— UN PROBLÈME ? »
Charles sursauta si fort qu'il se retrouva debout sur ses pieds.
« Est-ce que vous êtes le propriétaire des lieux ? demanda-t-il en tremblant de tous ses membres.
— OUI. JE CONSTATE QUE VOUS NE VOUS SENTEZ PAS BIEN. »
Charles jeta un regard en biais à Nok qui fit la moue.
« Euh..., hésita le jeune homme basané. Non, en effet. On s'ennuie et on voudrait savoir ce qu'on fait là. Est-ce que vous pouvez nous répondre ?
— NON.
— Nous aurons essayé, soupira Eric.
— JE VOIS QUE RIEN NE VOUS ÉTONNE. TOUS LES AUTRES ONT POUSSÉ DES CRIS.
— Après avoir vu des fantômes, plus rien ne nous surprend. » dit Nok en souriant presque.
Il y eut un silence et Eric s'exclama en se levant :
« Pardon ?! Quels autres ?
— VOULEZ-VOUS LES RENCONTRER ? »
La voix grave de leur hôte résonna dans la pièce avec force, faisant trembler les meubles.
« Eh bien, décida Nok, oui. Oui, on veut les rencontrer. Qui sont-ils ?
— JE VAIS VOUS Y MENER. »
Charles sentit ses muscles se relâcher et il posa une main sur l'épaule de Nok pour s'y agripper. Le jeune homme basané se tourna vers lui avec désapprobation. Charles avait l'impression que la scène passait au ralenti.
« Ne... me touche pas... froussard...
— Fr... froussard ? bâilla Charles en s'écroulant sur le sol. Pourquoi... cette fatigue ?
— Cette sieste... ne m'a pas suffi. » déplora Eric en fermant les yeux et se laissant tomber dans le canapé.
Le révolutionnaire essaya de bouger. Il était étalé contre le sol froid et sa tête était proche d'une poire qui avait roulé jusqu'à lui en tombant de la pyramide de nourriture. Une fatigue inimaginable s'était emparée de lui sans prévenir, telle une chape de plomb au sommet de son crâne.
« Nok... ? » fit-il, en désespoir de cause en le cherchant des yeux.
Il comprit qu'il avait rampé un peu plus loin en reconnaissant ses chaussures élimées.
« Nok... »
Et s'endormit.
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