17. Lemnos
LEMNOS
Aïe...
Lemnos se frotta la tête, les yeux fermés. Il toussa, les poumons remplis d'une poussière épaisse et douloureuse.
« Camille... ! » s'exclama-t-il avant de s'étouffer à nouveau.
Son souffle était bruyant. Sa gorge piquait. Qu'est-ce que c'est que... Il se souvint alors que le sol s'était mis à trembler.
Lemnos ouvrit lentement les yeux, scrutant les environs avec attention. Il était entouré de grands murs de brique rouge à l'apparence vieillotte. L'esclave grec ne mit que quelques minutes à suivre le chemin délimité par les murs pour comprendre qu'il s'agissait d'un labyrinthe. Il leva les yeux au ciel et aperçut l'étage supérieur qui s'était effondré. Le maître du manoir nous aurait jetés ici volontairement en détruisant le sol ?
Il frissonna dans son pull vert et commença à courir en appelant Camille à grands cris. Elle était son seul espoir car Philémon l'intimidait avec son attitude paternaliste et impatiente. Sur quelques points, il lui rappelait Maître Adelphe...
« Ce n'était pas de ma faute. » murmura-t-il, se remémorant les paroles des fantômes.
Lemnos s'arrêta net et s'appuya contre le mur de brique, submergé par ses émotions. Il ne se souvenait pas de son passé, hormis le fait qu'il haïssait son maître tyrannique, mais quelques sensations lui étaient revenues. La panique, le désespoir, l'adrénaline... Il ferma les yeux pour trouver plus de détails.
« Psamathé ! » s'écria-t-il en recommençant à courir.
Oui, Psamathé... C'est la femme au service du maître depuis qu'il a quitté le sein de sa mère ! Gentille, compréhensive, belle malgré les poches sous ses yeux épuisés par des années de mauvais traitements, Psamathé avait pris le jeune esclave sous son aile depuis son arrivée chez Maître Adelphe. Oui, je me souviens ! Il avait environ cinq ans lorsque ses parents, déjà esclaves dans ce même palais, étaient décédés d'une maladie infectieuse. Foudroyés en une semaine. Maître Adelphe avait alors pris la décision de rendre Lemnos utile pour son domaine... et le nettoyage était devenu sa nouvelle spécialité.
Le jeune esclave se retrouva alors face à un cul-de-sac. Les murs de brique ne laissaient plus aucun passage possible et il fit demi-tour. Est-ce que le maître des lieux essaie de me séparer des autres ? se demanda-t-il, de plus en plus anxieux. La présence de Camille lui redonnerait sans doute du courage...
« Eh ! Est-ce qu'il y a quelqu'un ? » hurla-t-il en poursuivant sa course, vite essoufflé.
Il stoppa sa fuite après quelques minutes, éreinté. On ne lui avait pas appris à se déplacer très longtemps. Il était plutôt habitué à s'accroupir et frotter le sol...
Lemnos entendit soudain un couinement juste derrière son épaule et se retourna, alarmé.
Une forme indistincte de taille moyenne le regardait au fond des yeux, les orbites vides et le teint cadavérique. La silhouette toussa bruyamment et marmonna :
« Lemnos... Retourne... travailler... »
Proche de la crise cardiaque, le jeune esclave poussa un hurlement d'horreur et recula. Il glissa sur le sol recouvert de graviers et se releva en s'écorchant les genoux, horrifié de voir l'homme s'approcher de lui.
« Partez ! brailla-t-il de toutes ses forces en attrapant des poignées de cailloux pour les jeter sur lui.
— Lemnos... Tu ne me mérites pas... Reconnais-moi... Demande-moi pardon...
— Maître... ! »
Le jeune esclave jeta une derrière pierre sur la silhouette cadavérique de Maître Adelphe. Il regarda avec désespoir le projectile passer à travers son corps.
« Maître... » fit-il, incapable de s'enfuir, planté devant l'image de son tyran.
Je ne sais pas ce qui m'est arrivé avant de m'éveiller ici, mais c'était sans doute... mal. Maître Adelphe posa sa main blanche glacée sur son épaule et Lemnos frissonna d'horreur. Il s'aperçut alors que la silhouette s'étiolait lentement.
« Regarde-moi bien... Lemnos... »
Le jeune esclave se mordit la langue en posant ses yeux sur le gouffre sans fin qui prenait peu à peu la place du visage de son maître.
« Tu ne veux pas... retourner me voir... Je suis ton... »
Il disparut et ses dernières paroles résonnèrent dans le vide :
« ... pire cauchemar. »
Lemnos détala sans demander son reste et se retourna à plusieurs reprises pour vérifier qu'il n'était pas suivi.
Lorsqu'il n'en put plus, il s'arrêta en haletant. Ses jambes frêles menaçaient de le lâcher. Le jeune esclave s'appuya contre l'un des murs de brique rouge pour reprendre son souffle. Heureusement, il n'y avait pas d'esprit à l'horizon. Cette chose était bien pire que les petits fantômes ! Quelle horreur... Au lieu de lui suggérer des souvenirs, cet ectoplasme lui avait directement adressé la parole. Est-ce qu'il y aurait une étape supplémentaire après les esprits ? Maintenant, on nous attaque ?
Lemnos frotta ses mains contre ses joues barrées de cernes et d'estafilades de fouet. Il était vanné. Et je suis le seul à avoir une tête pareille, en plus. Philémon, lui, semblait tout droit sorti d'une très bonne nuit de sommeil – du moins avant de rencontrer l'armée de fantômes. Cela faisait bien longtemps que Lemnos n'avait pas dormi plus de quelques heures à la suite. Je n'ai même pas compris de quelles époques venaient les autres, à part Camille. Philémon doit être riche. Ses vêtements ont l'air précieux. Il avait peut-être tort mais ne pouvait pas faire autrement pour l'instant.
Bon, je dois trouver Camille.
Il se remit à crier son nom à tue-tête, de plus en plus effrayé, de plus en plus seul. Le labyrinthe paraissait sans fin. Lemnos bifurqua à droite ou à gauche sans aucune logique. Il entendit enfin un bruit sourd et une voix dont il n'identifia pas le propriétaire. L'ancien esclave se plaqua contre un mur. Il s'approcha de l'origine du son sans faire de bruit.
Lemnos retint sa respiration pour ne pas pousser un cri perçant en voyant un homme menacer le scientifique. Maurice, c'est Maurice, je crois.
« Maurice, vous êtes doué, mais vous allez enfin nous servir... » susurra l'inconnu au chercheur.
Maurice recula de plusieurs pas, les deux mains devant son visage pour se protéger.
« Sales Russes à la con ! Vous m'aviez promis ! hurla-t-il d'une voix chevrotante.
— Promis quoi, Maurice ? Dites-le ! tonna l'autre d'un ton menaçant.
— Je ne m'en souviens même plus ! Je ne sais même pas pourquoi je dis ça ! Foutez-moi la paix ! Je n'y comprends rien ! »
Lemnos ne saisit pas un mot de leur discussion. Même le nom « Maurice » lui semblait prononcé d'une manière inadaptée... Ce n'est pas non plus la langue de Camille. Maurice est très cultivé ! L'homme qui se disputait avec lui disparut brusquement. Oh, ce n'était qu'un esprit ! Soulagé, Lemnos s'approcha du scientifique et murmura :
« Maurice ? Lemnos ! »
L'inventeur ferma les yeux quelques secondes pour retrouver son calme et grommela :
« Ah, voilà l'autre squelette avec son accent pourri. T'as pas trouvé d'autres gens ici ? Oh, je suis bête, il pige rien au français. »
Maurice le toisa sans ajouter un mot et lui fit signe de le suivre. Son pas était mal assuré mais Lemnos ne s'en plaignit pas : marcher lentement lui faisait le plus grand bien. Le jeune esclave se laissa guider, rompu mais rassuré. Cet hôte... pourquoi nous force-t-il à revoir tout ça ? Pourquoi peuple-t-il ces lieux de monstres, de mauvais souvenirs incompréhensibles ? Ce serait sûrement plus simple de tout nous expliquer, si ce n'est qu'une mascarade. Camille lui avait parlé à demi-mots d'un ultimatum. Elle croyait dur comme fer que l'hôte ne voulait pas leur malheur.
S'il y a quelque chose à comprendre, avait dit Camille, il va falloir s'en rendre compte rapidement. Je suis persuadée que tout ira de mal en pis, sinon.
Pendant qu'il réfléchissait, Maurice l'avait distancé. Lemnos le rattrapa en serrant les dents. Mes pieds... J'ai mal ! Lemnos brûlait de poser des centaines de questions à Maurice mais savait qu'il n'obtiendrait aucune réponse. C'est horriblement frustrant ! Ses sandales raclaient contre le sol de graviers et de terre sombre, bien plus abîmées que celles de l'inventeur. Et pourtant, les siennes aussi sont en mauvais état. L'esclave l'entendit toussoter, manifestement fatigué, et il s'inquiéta pour lui. Il est trop vieux pour courir partout et se faire attaquer. Pas assez entraîné.
Maurice s'étouffa à nouveau et enchaîna plusieurs quintes de toux avant de s'adosser contre le mur. Il adressa un sourire distant à Lemnos entre deux crises et murmura :
« Tu comprends rien, hein ? J'ai passé ma vie à me crever dans ce labo. J'ai respiré toutes sortes de saletés dont Marie Curie avait le secret. Brave femme, elle en est morte aussi. Le rotor à tentative d'immersion dimensionnelle m'aura bouffé. Mais bon, je ne devrais pas me confier à un manche comme toi, ça ne te dit rien. T'es juste bon à récurer le sol, pas vrai ? »
Lemnos haussa les sourcils. Il a sans doute besoin de se confier. Je devrais le laisser parler seul. Il hocha lentement la tête par politesse. Maurice soupira et grogna :
« Hm, c'est ça. C'est gentil, le Grec. »
L'inventeur tourna les yeux vers le plafond troué et soupira une deuxième fois.
« Allez. On y retourne. »
L'atmosphère était lourde et tiède, ce qui n'était pas pour déplaire à Lemnos. Tout ce qui pouvait lui faire penser à Athènes était une bénédiction, dans un lieu pareil ! De temps à autres, encadrés par les briques, ils croyaient percevoir un bruit, un cri étouffé, un grognement lointain. Ils s'arrêtaient alors et se regardaient sans un mot, pâles et angoissés. Est-ce que les autres ont trouvé des créatures, eux aussi ?
Maurice marmonnait parfois des reproches incompréhensibles avant de se taire pendant de longs instants. Lemnos préférait encore cela au silence qui l'oppressait de plus en plus. Pendant leur marche sans but, l'esclave tentait de se souvenir d'autres détails de Psamathé. Ses yeux bruns, ses cheveux châtain clair tombant en cascade sur ses épaules, ses larges mains... Son sourire chaleureux n'était qu'un faible point lumineux au milieu des ténèbres de son passé, mais un point fixe. Ça, et le fait que je déteste Maître Adelphe. Ce sont les deux choses dont je suis certain.
Lemnos s'aperçut que Maurice s'était arrêté. Il haussa les sourcils pour lui demander une explication et l'inventeur lui montra du doigt quelque chose au pied d'un mur. Lemnos se pencha pour le ramasser.
« Oh, c'est ma plaque d'argile ! »
Maurice haussa les épaules et continua de fouiner dans le secteur pour trouver autre chose, le laissant avec son morceau de terre cuite. C'est ma plaque, incroyable. Maître Adelphe avait pour coutume de distribuer à chaque nouvel esclave dont il faisait l'acquisition un bout de terre cuite où il gravait sommairement leur prénom. Ainsi, personne ne voulait s'approcher d'eux pour tenter de les acheter. Peut-être que d'autres maîtres avaient assez d'argent pour s'offrir Lemnos, mais Adelphe jouissait d'une image d'homme terriblement riche et intransigeant. Malheureusement pour ses esclaves, personne ne se risquait à proposer un prix...
Le jeune homme tourna la plaque entre ses mains. On dirait vraiment que c'est la mienne... Mais ce n'est pas possible, elle est à Athènes. À côté de ma couche. Sur ses doigts abîmés se déposait lentement une fine poudre ocre. Son nom était gravé à la va-vite et avec une faute d'orthographe. Le maître se fiche pas mal de tout ça.
Lorsqu'il s'allongeait, éreinté, sur sa paillasse, et que résonnaient à travers les murs du palais les pas précipités des esclaves de nuit, Lemnos songeait à se rebeller. Et s'il tuait les gardes et fuyait dans les ténèbres d'Athènes ? L'idée était alléchante mais stupide. Il savait très bien qu'il ne ferait pas long feu. On l'attraperait et on le ramènerait directement chez son maître. Impossible de le prendre pour quelqu'un d'autre ! Aucun esclave n'avait l'apparence émaciée de ceux d'Adelphe et ne portait leurs guenilles infâmes. Lemnos aurait bien troqué quelques années de sa vie contre un bain quotidien, mais il devait se contenter de la serviette avec laquelle il récurait le sol. De temps à autres, il regardait par-dessus son épaule et se nettoyait à toute vitesse en cachette, honteux mais soulagé.
L'esclave se tourna vers Maurice qui avait arrêté de scruter la terre sombre qu'ils foulaient depuis maintenant presque trois heures. Le scientifique tenait un petit tube transparent entre ses mains, qu'il venait certainement de ramasser par terre. Lemnos aurait juré qu'il avait les larmes aux yeux. L'inventeur renifla.
« C'est un tube qui contient ma vie. Enfin... ma deuxième vie après la Science. Est-ce que l'amour est une science exacte, Lemnos ? »
L'esclave haussa les épaules.
« Tu ne comprends pas, mais je vais te l'expliquer quand même, je crois que j'en ai besoin. Non, ne me regarde pas avec cette tronche de poisson tout juste ferré, ça me ferait presque pitié ! Dans ce tube, il y a un cheveu de Galina, la plus douce des secrétaires de laboratoire que le monde ait jamais porté. Je suis bien trop vieux pour elle. Le matin, elle me salue et me demande en français si j'ai passé une bonne nuit. Son accent est vraiment ignoble, mais elle est adorable... »
Maurice soupira et déposa le tube dans sa poche droite.
« Si tu savais, Lemnos. Mais tu es bien trop jeune. »
L'ancien esclave fit la moue.
« Ton teint blafard m'agace souverainement, le mioche. Continuons ! »
Maurice lui fit signe de le suivre à travers le labyrinthe et ils reprirent leur marche. Y a-t-il seulement une sortie ? Quelque chose au milieu du labyrinthe ? Peut-être allait-on leur redonner tous leurs souvenirs. C'était sans doute l'épreuve finale ! Retrouver la mémoire se mérite, visiblement. Il se baissa discrètement en marchant pour se masser les genoux, fatigué. Ses articulations craquaient de façon désagréable. Dire qu'il peinait à suivre un vieillard...
« Bon, on avance, Thésée, ou tu veux un Minotaure pour aller plus vite ? »
Lemnos serra les lèvres, ulcéré par la propension de Maurice à lui parler dans sa langue. Camille a appris le grec mais pas lui ... Quel mépris pour mon peuple. Ces hommes du futur sont prétentieux et froids. Il n'arrivait même pas à situer l'époque de Maurice. 1949 après J.C., vraiment ? Camille lui avait expliqué qui était Jésus Christ mais cela ne l'aidait pas à imaginer la vie de Maurice. À quoi pouvait ressembler le monde en 1949 ? Je ne sais même pas à quoi ressemble l'autre bout d'Athènes...
« Si je rentre chez moi un jour, je découvrirai le monde, c'est promis ! s'exclama-t-il tout haut, exalté.
— Qu'est-ce qu'il raconte, le récureur de carrelage ? grommela Maurice en se tournant à demi.
— Hm ? »
L'esclave secoua la tête, résigné. Il avait décidé d'ignorer l'inventeur tant qu'il ne ferait pas un petit effort pour le comprendre. Je suis sûr qu'il est assez cultivé pour avoir appris le grec. Après tout, il est scientifique... Il joue à l'idiot avec moi ! Mais le moment venu, il sortira une invention qui nous sauvera et nous pourrons rentrer chez nous. Persuadé de ses dires, Lemnos poursuivit sa route avec un peu plus d'entrain. Maurice le regardait comme s'il avait perdu la raison.
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