12. Anna *
ANNA
Anna n'appréciait pas du tout Maurice. Cet homme était froid, arrogant, fatigant. Il lui avait parlé de ses expériences – dont elle se fichait éperdument – et lui avait fait comprendre qu'il n'aimait pas Camille. Il la trouvait grosse et le lui reprochait, ce qui n'était pas du tout l'avis d'Anna. Après tout, cela prouvait qu'elle était en bonne santé, n'est-ce pas ?
Maurice lui avait expliqué qu'il venait de 1949 et était un grand inventeur. Étrangement, elle ne l'avait pas cru. Un créateur, lui ? Il n'était sûrement arrivé à rien. En plus de son absence de gentillesse et de nuance, il avait quitté la France pour un pays de l'Est apparenté à la Russie, si elle avait bien compris. Anna n'avait à présent plus aucune estime pour cet homme. Il avait quitté le Royaume de France pour des raisons ridicules ! On ne fuyait pas son pays, selon elle. C'était la pire des hontes, pire que l'exil car c'était un choix. Et elle ne parlait même pas de ses vêtements ridicules...
Tous ensemble, ils avaient décidé de partir à la recherche d'autres personnes apparues dans le manoir. Lemnos lui avait adressé un regard plein d'angoisse, mais Anna l'avait rassuré par un sourire. Tout allait bien se passer, même si elle ne pouvait le lui dire avec des mots. D'ailleurs, elle avait vu Lemnos discuter simplement avec Camille – se comprenaient-ils ? Anna décida de lui poser la question.
« Excusez-moi, mademoiselle ? »
La jeune fille la regarda avec effarement.
« Y a-t-il... un problème ? demanda Anna.
— Non, je... Enfin..., bafouilla-t-elle en rougissant. Je ne sais pas ce que je fais ici, et... Votre robe... elle est si belle, et vous aussi ! Et vos cheveux, votre maquillage, même votre mouche... Je suis désespérée d'être aussi laide face à quelqu'un comme vous...
— Comment ? Oh ! s'exclama Anna. Non, ma petite, ne pensez pas comme cela. Vous êtes magnifique selon les canons de beauté de mon époque. Quelle est la vôtre ?
— Je ne suis pas belle en 2012...
— 2012, tant que cela... Le monde est devenu idiot, dans ce cas, commenta la jeune femme en haussant les épaules. Vous êtes si mignonne, avec vos taches de rousseur ! Vous êtes jeune ! Vous perdrez un peu de poids plus tard, si cela vous tracasse tant ! Et, en plus de cela... Avec tous les monstres vivant ici, nous allons sûrement devoir courir... Un bon moyen contre les rondeurs ! »
La jeune fille lui sourit avec sincérité, ce qui lui fit plaisir. Elle était heureuse d'avoir pu la rassurer, même s'il était très étrange de consoler des inconnues en leur rappelant qu'elles vivaient dans un endroit insolite et peuplé de créatures mystérieuses.
« Je m'appelle Anna de Viandreux, déclara-t-elle.
— Camille Barnet. Et... votre époque... ?
— 1527.
— François Ier ! dit-elle du tac-au-tac.
— Oui ! s'écria vivement Anna, extatique. Vous connaissez donc toutes les dates ?
— J'étudie la littérature et j'adore l'Histoire. François Ier est incontournable !
— Vous devez savoir tant de choses, murmura-t-elle, surexcitée. Suis-je entrée dans l'Histoire ?
— Peut-être que vous avez fait quelque chose d'incroyable dans un domaine autre que la littérature, et je dois avouer que je ne connais pas bien le reste...
— Ne vous inquiétez pas, je saurai lorsque je le vivrai. Je suis persuadée que nous rentrerons tous chez nous. C'est amusant, vous avez les mêmes réticences à me répondre que Philémon ! »
Camille haussa un sourcil.
« Philémon ?
— Oui, Philémon Marsanguet. » confirma Anna en hochant la tête.
Il y eut un silence. Anna écarquilla les yeux avec horreur.
« Philémon ! Philémon Marsanguet !
— Mais qui est Philémon ? demanda Camille, paniquée.
— C'est l'homme que j'ai rencontré en me réveillant, et je l'ai laissé... Oh, mon Dieu ! »
Mais qu'ai-je fait ?! Angoissée, elle se tourna vers Maurice et Lemnos à tour de rôle.
« Il faut aller chercher Philémon !
— Quoi ? grogna le vieil homme.
— File Amo ? dit l'esclave en ouvrant de grands yeux.
— Oui ! Je l'ai laissé enfermé dans une pièce avec les fantômes ! Ils vont lui faire du mal ! Il faut se dépêcher, mon Dieu, je suis une idiote ! »
Je l'avais complètement oublié ! Quelle imbécile !
Elle désigna aux autres la porte par laquelle elle était arrivée.
« Par ici ! Suivez-moi ! »
N'attendant pas leur réponse, elle se précipita – avec cependant une classe aristocratique, car il ne fallait pas perdre ses bonnes habitudes – vers la pièce adjacente. Elle se dirigeait vers la porte lorsque celle-ci s'ouvrit brusquement sous ses yeux.
Une jeune femme aux cheveux de feu surgit de l'encadrement et se jeta sur elle, un poignard à la main. Anna recula précipitamment en hurlant et tomba à la renverse sur Lemnos. Elle entendit Camille et Maurice pousser des cris effrayés lorsque l'inconnue fondit sur elle, la menaçant de son arme. L'aristocrate écrasa un peu plus Lemnos sous son poids, incapable de bouger. Empêtré sous sa robe bleue, l'esclave était asphyxié et muet de stupéfaction. Anna tenta de saisir le poignet de la sauvageonne, qui l'immobilisa en poussant un cri guerrier quasiment bestial.
Les yeux exorbités, Anna se demanda si elle allait se faire égorger là, maintenant, tout de suite, et mourir d'une façon aussi stupide devant tous ses nouveaux amis. Excusez-moi, Philémon, je n'ai même pas pu atteindre la porte... Elle se demanda pourquoi elle avait pensé à lui à un instant aussi critique et ferma les yeux, résignée. Ma vie fut pathétique, mais je rencontrerai la mort avec courage.
Soudain, son assaillante cria :
« Philamo ! Philamo tsanek maré ! »
Elle ne parlait pas français mais avait presque prononcé le nom de Philémon. Était-ce un hasard ?
« Juka ?! Juka, mais que faites-vous ? s'exclama une voix qu'elle connaissait bien.
— Varik ! Nukan tsanek maré ! TSANEK MARÉ ! cria la guerrière avec insistance.
— Je ne comprends pas, Juka, quand allez-vous vous en souvenir? »
Philémon s'arrêta net en voyant Anna au sol, puis il se précipita vers elle en repoussant Juka. Il fit reculer la sauvageonne et lui présenta l'aristocrate :
« Juka, voici Anna. Anna.
— Anna... ? fit la guerrière, confuse.
— Je suis désolé, Anna, elle a cru que vous étiez une créature de ce manoir. Juka a très peur des étrangers, je crois qu'elle vient du Néolithique. C'est un mot que l'on m'a rapporté, je ne sais pas à quoi il correspond. Je ne comprends pas un traître mot de ce qu'elle raconte, mais son ton est très éloquent... Il est aisé de savoir quand elle est effrayée ! »
Philémon aida Anna à se redresser en regardant avec surprise les personnes qu'il ne connaissait pas encore et s'inquiéta de l'état de Lemnos. Ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il vit les taches bleues recouvrant la peau de l'esclave.
« Il a l'air de s'être fait très mal ! lança-t-il en fixant ses jambes teintées d'ecchymoses.
— Non, il était déjà blessé avant cet... incident. » expliqua Anna.
Philémon remit la robe de l'aristocrate en place, visiblement fébrile et empli de culpabilité. Il marmonna :
« J'aurais dû prévoir sa réaction, elle a failli vous tuer... »
Anna murmura :
« C'est bon, Philémon, tout va bien.
— En êtes-vous sûre ?
— Oui. Par contre, vous n'avez pas l'air dans votre assiette. Comment êtes-vous sorti de cette salle pleine de... »
... fantômes ? Elle baissa les yeux, regrettant immédiatement tout ce qu'elle lui avait fait subir.
« Philémon, je–
— Non, ne dites rien, Anna. Vous n'avez rien à vous reprocher.
— Rien ? »
Anna prit une grande inspiration et prononça une phrase qui lui coûta beaucoup en amour-propre :
« J'ai été égoïste. »
Philémon secoua la tête.
« Non, ne vous inquiétez pas pour cela. Vraiment pas.
— Cessez d'être aussi... compréhensif ! Je ne le mérite pas. Je vous ai enfermé avec ces fantômes, ils ont dû vous faire souffrir !
— Peut-être. »
Philémon avait le regard dans le vide. Un pâle sourire rendait son visage encore plus effrayant. Il semblait épuisé, angoissé même, ce qui déplut fortement à Anna. Il n'était pas si triste lors de leur rencontre...
« Vous souvenez-vous de tout ? Vous ont-ils regardé très longtemps ?
— Je me rappelle de beaucoup plus de choses qu'auparavant, mais toujours pas de ce qui a pu se passer juste avant que je n'apparusse ici. Je suis un mécène qui rémunère des inventeurs pour qu'ils mènent à bien leurs projets. Je m'apprêtais à donner de l'argent à Henri Giffard, un ingénieur qui crée des dirigeables... »
Anna ne savait pas ce qu'était un dirigeable, mais elle se garda bien de lui couper la parole alors qu'il reprenait des couleurs.
« Je suis la honte de ma famille, soupira-t-il en évitant son regard.
— Pourquoi ? demanda Anna, bouche bée. Aider la science est honorable !
— Ce n'est pas l'avis de mon père. Il aurait aimé que je reprisse l'empire immobilier familial. En dehors de cela, je ne me souviens de rien.
— C'est déjà... une bonne avancée. »
Un silence gêné s'installa et Anna ne le supporta pas longtemps.
« Philémon, je tiens à m'excuser officiellement. J'ai honte de ce que je vous ai fait, et j'espère que vous me pardonnerez. Vous avez l'air horriblement secoué, et je souhaite que vous alliez rapidement mieux. »
Elle voulut poser sa main sur son épaule mais le prit dans ses bras sans réfléchir, le serrant très fort contre elle. C'était contraire à toutes les règles qu'une femme de son rang se devait de respecter. Philémon eut l'air d'en être parfaitement conscient car il l'enlaça à peine, embarrassé. Anna mit fin à leur étreinte en se demandant ce qui lui avait pris. Je perds la raison !
Ils échangèrent un regard rapide et Anna constata qu'il était moins pâle. Il lui adressa un maigre sourire.
« Que puis-je faire pour me faire pardonner ? lui demanda-t-elle.
— Rien de spécial, mademoiselle. Sortons d'ici, quittons cet endroit, tout ira mieux ensuite.
— Nous devrions peut-être... »
Elle s'arrêta, prenant conscience de l'incongruité de l'idée qu'elle venait d'avoir.
« Oui ? dit Philémon en haussant les sourcils.
— Non, c'est une mauvaise idée.
— Parlez tout de même, Anna, je ne vous en voudrai pas.
— Vous êtes beaucoup trop miséricordieux, Philémon..., murmura la jeune femme en baissant les yeux. Je pensais que... Si notre objectif est de retrouver la mémoire, nous devrions peut-être aller voir ces fantômes. Mais de manière contrôlée et encadrée, bien sûr, ajouta-t-elle précipitamment. Au bout d'un certain temps, nous mettrions fin au contact avec les esprits. »
Philémon pencha la tête sur le côté, sceptique. C'était peut-être osé après ce qu'il a vécu... Anna espéra qu'il réagît avec calme, sans lui reprocher quoi que ce fût. Philémon lui sourit avec candeur et finit par hocher la tête, acceptant son offre. Soulagée, elle lui sourit à son tour et murmura :
« Je savais que vous comprendriez. Vous comprenez toujours.
— Ne dites pas cela, Anna, vous ne me connaissez que depuis quelques heures..., bafouilla-t-il, gêné.
— Cela ne change rien ! Je sais que vous êtes ainsi. Vous ne devriez pas vous sous-estimer. » lui conseilla Anna.
Ils prirent brutalement conscience de la présence de Camille, Lemnos, Maurice et Juka. L'atmosphère de la pièce pavée de marbre devint pesante et Anna décida de briser le silence sans plus attendre.
« Que diriez-vous de retrouver la mémoire ? »
Anna jeta un bref coup d'œil à Philémon et le vit acquiescer, ce qui lui donna un peu plus d'assurance. Elle sentit ses joues cuire sous un rougissement tel qu'elle n'en avait jamais connu. Ses jambes se mirent à trembler et sa respiration s'accéléra. Je crois que des pensées stupides se bousculent dans ma tête. Le jeune homme la troublait, aucun doute n'était permis. Ses yeux noirs brillants d'intelligence, ses lèvres parfaitement dessinées, sa moustache originale et indispensable, ses joues légèrement creusées... Je sais que j'adore m'inventer des histoires romantiques même si elles n'ont pas réellement lieu, mais... Sa capacité à pardonner était impressionnante, digne du meilleur des hommes, et il parvenait à se faire comprendre de la sauvageonne Juka. Les mots lui manquaient.
Suis-je en train de me créer des sentiments à cause de ma difficile situation ? Sous le regard inquisiteur et méprisant de Maurice, elle reprit ses esprits et déclara de sa voix la plus faussement assurée :
« Les fantômes ne vous feront pas de mal–
— Les quoi ? s'exclama l'inventeur en croisant les bras. Encore des machins surnaturels, après les tableaux qui parlent ? »
Les tableaux qui parlent ? ... Je ne vais pas relever.
« Exactement, affirma-t-elle. J'ai rencontré ces fantômes, monsieur. »
Anna ne devait jamais se départir de sa politesse. Elle n'était pas une souillon !
« Pour les voir, nous allons devoir nous organiser–
— Pourquoi ? la coupa Maurice, soupçonneux.
— Parce que... on ne sait jamais, voilà tout.
— Ah ! Je savais bien qu'il y avait un problème ! Comme si on ne pouvait pas juste chercher un moyen de s'enfuir, non, il faut que Mademoiselle fasse son caprice d'envie de surnaturel !
— Je... »
Du sang froid, Anna, du sang froid.
« Bien évidemment, si vous connaissez un autre moyen de quitter cet endroit, nous sommes tout ouïe.
— Ne joue pas à la plus maligne avec moi, Sissi, sinon ça va mal se passer.
— Hm, excusez-moi ? » s'interposa Philémon en se plaçant bien en face de Maurice.
Anna fut comme électrisée. Était-il en train de la défendre et de la protéger, comme le plus galant des gentilshommes ? Philémon était l'incarnation de l'homme courageux, héroïque et aventurier dont elle avait toujours rêvé. Comment avait-elle pu ne pas s'en apercevoir dès leur rencontre ? Il ne lui avait présenté que son côté maladroit et légèrement prétentieux, mais il était plus que ça. Mais quel cœur d'artichaut tu fais, Anna...
Philémon s'adressa à Maurice avec froideur :
« Aucun homme n'est autorisé à menacer une femme.
— Aucune femme n'est autorisée à me mépriser ! siffla l'inventeur en fronçant les sourcils.
— Prenez sur vous, ordonna Philémon sans perdre ne serait-ce qu'un millième de sa contenance. Nous n'avons pas de temps pour ces querelles. Nous avons un manoir à quitter. »
Philémon, un chef naturel au sein de leur groupe ? Elle ne l'aurait jamais imaginé.
« Bon, maintenant que ce petit problème est réglé, allons voir ces fant– »
BOUM.
Ils entendirent un bruit sourd résonner dans la pièce adjacente. Anna vit du coin de l'œil Lemnos se recroqueviller sur place comme s'il s'attendait à être frappé. Camille tentait vainement de le rassurer en lui caressant les cheveux. J'ai un mauvais pressentiment. Anna se tourna vers la porte en déglutissant. Les gonds tremblaient à chaque coup qui retentissait. La jeune femme recula de quelques pas, ne sachant à quoi s'attendre. Eux qui voulaient simplement traverser la pièce pour trouver les fantômes... pourquoi tout devait-il être une épreuve ? Juka, très concentrée, humait l'air comme si elle chassait. Anna sentit quelqu'un lui saisir le bras et entrevit le visage de Maurice.
« Ne restez pas là, bande d'imbéciles ! »
Son cri d'alerte les fit tous sortir de leur torpeur. Lemnos se redressa précipitamment, le regard perdu, agrippé à l'épaule de Camille, avant de se cacher avec elle dans un coin de la pièce. Philémon prit une grande inspiration en collant son oreille contre la porte. Anna attendit en se demandant ce qu'il pouvait entendre de si étrange pour faire une tête pareille. Soudain, il se redressa et cria :
« COUREZ !
— Philamo ! » s'exclama Juka, déboussolée, moulinant de son poignard dans les airs.
Anna prit sans réfléchir la main de Juka et la mena derrière une colonne. Paniquée, la guerrière secoua ses cheveux frisés décorés d'ossements, en perdant un au passage, et se dégagea de l'emprise de la jeune femme. Comment pouvait-elle lui faire comprendre qu'elle l'avait empoignée pour la protéger ? Visiblement, on ne faisait pas cela au Néolithique... D'ailleurs, le Néolithique, qu'est-ce ? Une époque assez primitive, sans aucun doute.
Juka la lorgna avec méfiance et reporta son attention sur la porte. Anna se fit toute petite derrière le pilier marmoréen. Personne ne doit me voir.
Soudain, la porte s'ouvrit et Anna vit Philémon se précipiter derrière une colonne. Il se retrouva brusquement plaqué contre le marbre. La jeune noble poussa un cri horrifié : un bras musclé de marbre sortait du pilier et enserrait le cou de Philémon, menaçant de l'étrangler.
« Non ! » hurla Anna en griffant la main de pierre, s'abîmant les ongles, ignorant la douleur qui déchirait ses doigts.
Philémon, les yeux écarquillés, tenta de lui dire quelque chose mais sa gorge était trop serrée. L'aristocrate se tourna vers les autres, indignée qu'ils ne vinssent pas l'aider à le libérer. Elle comprit qu'ils étaient tous plaqués contre des colonnes, des murs ou même le sol par des bras marmoréens. Elle courut autour de la pièce, muette de frayeur.
Juka lui hurla quelque chose qu'elle ne comprit pas, les chevilles bloquées contre le marbre, et Anna se retourna avec hâte. Elle se retrouva alors nez-à-nez avec un cafard de taille humaine, debout sur ses pattes arrière. La jeune noble resta paralysée de terreur. Mais... mais... qu'est-ce que c'est... ? Elle reconnut avec grand-peine la voix de Lemnos à l'autre bout de la pièce, noyée dans le brouillard qui lui tenait lieu de cerveau. Il a peur... Je dois faire quelque chose ! Philémon m'a aidée, et c'est maintenant mon tour !
« Allez-vous-en ! » s'exclama Anna, les sourcils froncés.
L'insecte géant ne réagit pas.
« Qui êtes-vous ? insista la jeune noble en sentant ses genoux s'entrechoquer sous sa robe.
— La menace. »
Elle frissonna. La voix du cafard était profonde et étouffante.
« Quelle menace ?
— La vôtre. Vous devez rester en sécurité, par conséquent vous ne devez pas bouger. Cela est bien mieux.
— Cela est bien mieux, répéta Anna, médusée. Ces bras de pierre étranglent mes amis ! Vous allez tous nous tuer ! Est-ce votre définition de la sécurité ?
— Cela vous fait-il souffrir ?
— Bien sûr ! »
Anna tremblait de tout son corps. Elle espérait que le cafard ne remarquât pas son angoisse. L'insecte fit quelques mouvements de ses pattes et les bras de pierre libérèrent ses compagnons. Je n'arrive pas à croire ce que je suis en train de faire. Les époques différentes, c'était fabuleux. Les insectes géants, un peu moins.
« Êtes-vous l'hôte de ces lieux ? demanda Anna.
— Le Créateur ? renchérit Camille en se massant la nuque.
— Je n'ai pas d'enveloppe corporelle, j'en choisis une comme bon me semble, répondit l'insecte démesuré.
— Et... pourquoi un cafard, si ce n'est pas indiscret ?
— Cela n'a pas d'importance. Je ne désire qu'une chose... que vous ne vous mettiez pas en danger. »
Un silence pesant s'installa, interminable. Anna ne savait plus quoi dire. L'hôte était devant eux, le responsable de leur présence ici se montrait enfin, et personne ne réagissait.
« Renvoie-nous chez nous, l'insecte, déclara brusquement Maurice.
— Ce qu'il veut dire, se précipita Philémon en lui faisant signe de se taire, c'est que nous voudrions retourner chez nous. Nous savons que nous venons d'ailleurs, et cet éloignement nous pèse.
— Non. »
Philémon haussa un sourcil. Il remit son chapeau en place.
« Comment cela, non ?
— Vous n'avez pas envie de rentrer chez vous. » murmura l'insecte d'un ton énigmatique.
Soudain, le cafard éclata en une multitude d'insectes qui s'enfuirent de tous les côtés, grouillant sur le sol de marbre, se faufilant entre leurs pieds. Lemnos ne bougeait plus, sonné.
Un silence de mort s'abattit sur le groupe. Personne n'osait parler. Ce maître des lieux est incompréhensible, songea Anna. Pourquoi leur parler à distance ou s'incarner en insecte ? Quel était l'intérêt de les garder ici en les forçant à rester en vie ?
Philémon s'éclaircit la voix.
« Bon, je pense que vous êtes aussi perdus que moi... Le propriétaire de ce manoir nous dit que nous refusons de rentrer chez nous. Est-ce votre cas ? »
Tous secouèrent la tête négativement, sauf Lemnos et Juka qui se regardèrent avec une expression désapprobatrice, ironiquement liés par leur mise à l'écart linguistique. Camille tenta de leur mimer un homme voulant s'enfuir d'un monde parallèle, mais si l'esclave sourit, Juka fronça les sourcils en la voyant gesticuler.
« Euh..., tenta à nouveau Camille. Un homme. Homme. Comme Philémon.
— Philamo djé ? demanda la femme du Néolithique en croisant les bras.
— Oui, voilà. Il veut partir, courir loin ! dit-elle en faisant semblant de fuir.
— Namak Philamo ? » s'exclama Juka, visiblement heurtée par ce qu'elle avait compris.
Camille secoua la tête, vaincue. Elle ne pouvait pas faire saisir quoi que ce fût à la femme du Néolithique, et cela allait très rapidement devenir un problème.
« Tant pis, décréta Philémon, on ne pourra pas lui apprendre notre langue en quelques heures... Maintenant, excusez-moi de changer de sujet, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais de manière très égoïste... j'ai plutôt faim. Je n'ai pas envie de finir mes jours assis contre un mur en agonisant. Trouvons de nouveaux éléments en allant voir les fantômes ! Juka, s'exclama-t-il en lui faisant signe de le suivre, venez. »
Il invita les autres à se rapprocher de la porte par laquelle était entré puis ressorti l'hôte des lieux. Anna appréhendait le moment où elle devrait faire face aux fantômes. Elle n'était absolument pas prête pour cela, car l'identité de l'homme blond qu'elle voyait par intermittence lorsque les esprits la regardaient lui était toujours inconnue... et quelque chose lui disait qu'elle n'avait pas envie d'en savoir plus. Tout ce qu'elle ressentait face à lui était très désagréable, moralement comme physiquement. Cependant, Philémon semblait déterminé comme tous les autres, sauf Juka qui ne comprenait rien.
Elle se mordit les lèvres. Non, Anna, il ne faut pas montrer ta peur. Philémon sait ce qu'il fait, et c'est toi qui lui as donné cette idée. Assume.
C'est pourquoi elle hocha la tête avec conviction quand Philémon lui demanda par un regard si elle était prête à passer la porte. Elle vit la femme du Néolithique reculer avec angoisse.
« Calme, Juka, calme, dit-il avec le ton le plus rassurant qu'il pût posséder. Anna, je dois vous dire quelques mots, suivez-moi. »
Elle sursauta à l'appel de son prénom. Décidément, je ne m'y habituerai jamais. La jeune femme le suivit en essayant de ne pas rougir, mais c'était peine perdue. Il la regarda avec attention, remettant machinalement en place sa fine moustache, les yeux bien en éveil mais toujours empreints de tristesse. Il a l'air... différent. Était-il possible de gagner en maturité si rapidement ?
« Anna, je ne sais pas à quoi vous pensez, mais votre regard en dit long. Y a-t-il un problème ? »
Elle baissa les yeux, très embarrassée.
« J'ai..., commença-t-elle avant que sa voix ne s'éteignît.
— Oui ? l'encouragea-t-il avec un sourire.
— Je ne veux pas me souvenir.
— Comment ? »
La déception qui se lisait dans ses prunelles sombres était insoutenable.
« Je pense que ce qui m'est arrivé juste avant d'apparaître ici est affreusement traumatisant. Cette douleur que je ressens lorsque je croise l'un de ces fantômes... Je préfère ne pas savoir.
— Voulez-vous réellement rester ici, Anna ?
— Je ne sais pas...
— Avez-vous perdu la raison ? »
Son ton était calme, mais il était abasourdi. Anna voulut se rattraper avec toute la subtilité dont elle était capable, mais rien ne lui vint. Philémon la troublait bien trop pour qu'elle pût lui parler avec raison, ce qui n'arrangeait pas son cas.
« Je ne sais pas ce que vous pensez avoir vécu, Philémon, mais il doit s'agir de quelque chose de bien plus doux que moi. J'ai peur ! Je ne veux pas savoir, vraiment pas.
— Vous n'y pensez pas ! souffla-t-il, choqué. Il faut absolument que nous partions d'ici, sinon comment pourrons-nous continuer notre vie ? »
Anna fronça les sourcils puis sentit des larmes lui monter aux yeux.
« Que se passe-t-il ? s'inquiéta Philémon, le regard perdu. Je vous ai fait pleurer ? Non, excusez-moi, je ne voulais pas...
— Si nous retournons là-bas, si nous y retournons, Philémon... Nous allons vivre ce qui nous a fait venir ici, n'est-ce pas ? Avez-vous envie de cela ? Et si d'autres personnes ici étaient en réalité mortes ? Pouvons-nous les forcer à aller décéder dans le véritable monde, alors qu'ici elles peuvent vivre en paix avec de nouveaux amis ? »
Silence.
« Nous n'avons vraiment pas la même théorie sur la raison de notre présence ici, Anna.
— Je pense comme notre hôte, en réalité.
— Comme ce cafard ? répliqua Philémon avant de remettre en place son chapeau, s'excusant de son ton un peu agressif. Enfin... vous pensez que nous devrions rester ici en sécurité, comme il le dit si souvent ?
— Oui. Je crois que notre hôte ne nous veut que du bien, et que ces fantômes sont à éviter. Pensez-vous que je suis inconsciente ? Ou bien... comprenez-vous mon point de vue ? »
Philémon acquiesça.
« Bien sûr, je vois très bien ce que vous voulez dire. On dirait que parler avec lui vous a changée, n'est-ce pas ? Vous qui pensiez le contraire à notre rencontre... Vous n'êtes pas irresponsable, vous savez ce que vous faites. »
Comme vous enfermer avec des fantômes...
« Je ne sais que vous dire, soupira Philémon en tirant nerveusement sur les boutons de son veston noir. Je n'aime pas beaucoup l'idée de vous laisser seule ici, mademoiselle.
— Vous n'avez pas à vous inquiéter pour moi, l'assura-t-elle, pensant totalement le contraire.
— Vous ne voulez donc pas le faire. Vraiment pas. »
Ce n'était pas une question.
« En effet, répéta Anna, à présent convaincue. Je peux très bien rester dans cette pièce en vous attendant. Vous reviendrez juste après. Ainsi, si je ne vois personne au bout d'un certain temps, j'entrerai pour vous aider. N'est-ce pas une meilleure idée que de tous y aller en même temps ?
— Exact, je n'avais pas pensé à cela... Nous pourrions tous finir dans le même état que moi quelques minutes auparavant, ce qui ne serait pas souhaitable. »
Anna fit la moue. C'est de ma faute. C'est entièrement de ma faute.
« Allez-y, je vous attends, dit-elle à nouveau, de plus en plus impatiente qu'il s'en allât pour ne pas avoir l'occasion de changer d'avis.
— Je penserai à vous, mademoiselle. »
Elle sentit ses joues incendier son visage. Son cœur se mit à battre la chamade et elle murmura :
« Est-ce vrai ?
— Sans aucun doute. J'espèrerai à chaque seconde que vous ne soyez pas morte.
— Ah, fit-elle, légèrement déçue. Il en est de même... pour moi. »
Elle aurait préféré qu'il lui dît qu'elle allait lui manquer, pas qu'il serait dommage qu'elle mourût pendant son absence, comme n'importe quelle amie qu'on ne voulait pas voir disparaître. Elle regarda le groupe passer la porte en silence. Lemnos, plus que réticent, était littéralement traîné avec Juka par Maurice et Camille. Philémon fermait la marche. Anna attendit un signe quelconque, mais il passa la porte sans un mot. Elle avait encore rêvé les yeux grands ouverts.
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