I. Une boîte à sentiments
Aïchö avance, chemine dans le dédale incessant des rues toutes semblables à la nuit tombée.
La morsure du froid de novembre la transperce de bout en bout, mais comme depuis qu'elle est née, Aïchö marche pour ne jamais s'arrêter. Elle va, sans but, sans objectif, sans fin, mais elle va, son vieux livre favori à la main.
Elle va,
un pied
devant
l'autre.
Aïchö n'est jamais figée, est toujours en mouvement. Elle fuit en permanence ses sentiments.
La colère brûle dans sa poitrine,
et elle avance,
Une tempête dévaste tout dans sa tête
et elle avance,
Un grand vide comble son cœur
et elle avance,
Le poids de tout ce qui est en elle la rend sur le point de s'effondrer
et elle avance.
Aïchö fuit sans arrêt ce qu'elle ressent, mais ne parvient pas à semer ce qui la tourmente derrière elle.
Elle étouffe
dans l'ouragan
qui lui vrille l'esprit,
et se laisse balloter
par son vent.
Aïchö se sent comme une boîte en carton rapiécée qui absorberait toutes les émotions des personnes qu'elle croise mais qui les retiendrait en elle. Elle est une éponge qui ne veut lâcher aucune goutte d'eau. Alors quand elle croise un passant en colère, cette rage flambe en elle, lorsqu'elle aperçoit une femme triste, un orage diluvien s'abat sur son cœur, et quand un musicien joue ses regrets en notes, elle a l'impression de n'avoir jamais rien accompli.
La jeune fille arrive à déceler, à comprendre les émotions, mais pas à les exprimer. La boîte ne veut rien lâcher, emprisonne tout ce qu'elle a volé aux autres, et se remplit de plus en plus et tout ce qu'elle contient ronge Aïchö de l'intérieur, comme la mer contre des rochers.
Les nuages de sentiments,
d'émotions colorées,
de sensations,
d'humeurs passagères
qui formaient une mer agitée en elle
se transforment en un tsunami débordant qui submerge les remparts
de rochers effrités qu'elle avait créés.
Alors quand la boîte se déchire une fois encore,
Aïchö se noie
Aïchö s'effondre
Aïchö glisse au sol
Aïchö explose comme une grenade oubliée,
Et s'écroule en sanglots lourds de non-dits, de tout ce qu'elle refoule et qui la blesse de l'intérieur. Le masque de son visage se brise, de neutre elle devient terriblement expressive. Aïchö n'arrive pas à exprimer ses sentiments car elle les a toujours refoulés au fond d'elle, alors quand ils remontent à la surface, elle n'est plus capable de rien.
Alors, en ce soir de novembre, où une nuit étoilée surplombe le dédale des rues dans lequel la jeune fille s'est perdue, Aïchö tombe. Elle inonde sa vieille copie de 1984 de tout ce qu'elle a voulu oublier. La frustration de ses camarades de classe, la jalousie d'autres, l'impatience d'un chauffeur de bus, le sourire triste d'un amoureux transi, la révolte d'un passant, l'exaspération d'un autre, la colère de son professeur de philosophie.
Elle laisse couler
en longs torrents
sur ses joues claires
tout ce qu'elle
ne dit pas,
s'efforce de ne pas ressentir,
étouffe.
La lumière change brusquement sur la couverture de son livre usé, et
Elle croise
le regard sombre
de l'inconnu
penché
au
dessus
d'elle.
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