8. Augustin
JE ME levais, prêt à profiter de notre dernière journée. Demain, c'en était fini des vacances avec tout le monde. Ensuite, tout s'enchaînait. J'allais fêter mes dix-huit ans, voir ma cousine Mélissa à Londres avec Estelle, je partais avec mon père chez ma grand-mère, je préparais ma venue à Poitiers... tout s'enchaînait et je voyais déjà septembre pointer le bout de son nez. Je n'avais pas l'habitude de préparer autant de choses ; c'était à moitié pour me déplaire.
J'avais toujours été un peu casanier, mais j'étais heureux de tout ce qui s'annonçait. J'étais heureux de partir, surtout avec Estelle, j'étais heureux de commencer une nouvelle vie, de décorer mon appart comme il me le semblait, de ne plus avoir ma mère dans les pattes. J'avais hâte de la vie de grand. J'avais fait le repérage de ce qu'il y avait à voir, à faire, dans les environs. Plus qu'à passer le permis.
J'en parlais beaucoup à Estelle, quand nous allions dormir, quand nous nous levions. Elle enfouissait son visage dans son oreille. On est en vacances, on en parlera plus tard, grognait-elle. Elle marquait son affection différemment. Elle dormait dans son coin la nuit, cherchant la fraîcheur des draps.
Je me demandais quand est-ce que nous avions commencé à nous aimer sans vagues.
On m'en avait parlé, du début de la relation, de la lune de miel. J'avais cru que nous échapperions à cette règle. Mais je le voyais, que je ne faisais plus partie de ses habitudes. Je le voyais bien, que je la lassais. Mais je ne savais pas comment faire. Elle me disait jaloux ; comment faire, quand on voyait comme il la regardait ? Devais-je le laisser faire ? Le laisser la séduire ? Attendre tristement mon sort ?
Je le savais, que c'était Estelle qui me quitterait. Je l'avais toujours su. Je ne serais pas capable de l'abandonner, d'abandonner ce qu'elle représentait pour moi : avec Estelle, il fallait que ça marche. si ça ne marchait pas, alors je n'avais plus de repères. Je n'avais plus mes parents. Ils étaient deux entités séparées, maintenant. C'allait être officiel. Marcus Favreau et Sophie Verhaeghe. Sans Estelle, je ne voyais pas comment avancer dans le futur. C'était ma lumière dans ce tunnel noir qu'était l'avenir.
Elle avait ses moments de tendresse. Parfois, elle se blotissait contre moi et je n'avais qu'à ouvrir les bras pour avoir l'impression de la protéger du monde. C'était notre endroit hors de tout. Elle s'endormait et je passais mes doigts dans ses cheveux. Bien entendu, qu'elle m'aimait encore, je le savais. Je le sentais, quand elle m'embrassait, quand elle riait à gorge déployée, quand elle prenait ma main dans la rue.
J'avais juste peur du jour où elle ne m'aimerait plus. Je me doutais, qu'il arriverait, ce jour. Je ne croyais plus en grand chose. Je pensais que nous pouvions tout surmonter, comme mes parents l'avaient fait avant nous. Et encore, moi, je n'avais pas mise Estelle enceinte à dix-huit ans.
"A quoi tu penses ? demanda la brune en se roulant sur le ventre.
- A Londres."
Elle me sourit et tendit son bras, mêlant ses doigts à mes cheveux.
"Ca va être trop bien"
Je ne voulais pas lui demander si elle allait appeler Charles tout les jours pendant notre voyage. Elle allait encore m'en vouloir. A la place, je l'embrassais.
"Tu sais à quoi je penses, moi ? A ta soirée d'anniversaire.
- Ah oui ?
- Ouais. J'ai trop envie que ce soit la meilleure soirée de ta vie."
C'était comme ça, que je la reconnaissais. Dans ces démonstrations. Elles se faisaient rare, maintenant. Avant, elle venait souvent chez moi avec une viennoiserie, un truc qu'elle pensait que j'allais aimer, qu'elle voulait me partager. Elle le faisait moins, maintenant. Mais elle le faisait.
Je tus alors mes questions bourdonnantes. Evidemment qu'elle allait me demander si Charles pouvait venir. J'essayais de faire taire cette colère qui grondait dans ma poitrine.
"Enfin fini, de sortir avec un mec mineur, rigola-t-elle."
Je ne répondis pas. Il y'avait quelque chose d'épineux dans notre relation. Une sorte de tabou, quelque chose qu'on taisait. Avant, j'aurais rigolé, j'aurais dit "bah quitte moi alors" - humour plus ou moins douteux, certes. Mais je me contentais de rire légèrement à la remarque, presqu'heureux qu'elle se projette jusqu'à mes dix-huit ans.
Je l'attirais contre moi et volais quelques instants de sa compagnie. Dans la peur de la perdre, je les savourais presque plus qu'avant. J'avais l'impression de la redécouvrir, qu'à chaque fois que je l'embrassais, que je touchais sa peau, que je l'aimais, c'était comme la première fois. Avec moins de maladresse, moins de nervosité au creux de l'estomac.
"Tu veux faire quoi aujourd'hui ?"
A son sourire, elle envisageait une réponse salace. Mais elle se contenta de proposer une promenade. Juste nous deux.
Au bord de la mer, ses cheveux s'envolaient. Elle riait. Nous eûmes des viennoseries pour le déjeuner, comme au début.
"Au fait... j'ai un truc à te dire, annonça ma copine.
- Mmh ?"
Je mordis dans mon croissant à belles dents.
"Je...pour Poitiers...
- Ah oui, j'ai commencé à chercher. Je sais que t'aimes pas trop ça.
- Je sais pas si...si on va vivre ensembles.
- Comment ça ?"
Elle leva ses yeux pour affronter mon regard. Son visage était contrit. Elle me sentit déçu et posa sa main sur mon genou. Les secondes flottèrent.
"Ma mère est pas chaud, avoua-t-elle. Et genre... j'sais pas du tout vivre seule.
- Moi non plus. On apprendra."
Je pensais qu'elle avait aussi hâte que moi de ce projet. Non seulement j'avais commencé à chercher, mais j'avais mis des accessoires en favori sur des sites internet, je me projetais, je me renseignais.
"Ca te fait pas peur, toi ? De vivre avec moi ?
- Pourquoi j'aurais peur ?
- J'ai pas envie qu'on se dispute. J'suis sûre qu'on serait capable de se disputer pour une chaussette qui traîne ou parce que l'autre a oublié de racheter du papier toilettes.
- On sera jamais ces couples-là, Tily."
Je cherchais sa main. Mon croissant me laissait un goût amer. Je faisais de mon mieux pour ne pas me montrer déçu, mais mon visage trahissait trop souvent mes émotions. Mon coeur semblait peser lourd dans ma poitrine.
"On en reparle plus tard ? proposais-je.
- Si tu veux, répondit-elle d'une petite voix."
J'entrepris de finir mon croissant et elle ajouta, si bas que sa phrase faillit se perdre dans le vent :
"Je t'aime, tu sais ?"
Je ne répondit pas en retour. Nous finîmes la balade tranquillement, mais les tensions ressurgissaient. Je me demandais sa réaction si Charles lui proposait une colocation.
Je vouais une obsession à ce type. Une colère à peu près méritée, qu'il attisait par des sourires impertinents. Je posais la question à qui voulait bien m'entendre, je voulais savoir si j'étais le seul à voir comment il la regardait. Gene m'avait répondu "mais on s'en bat les couilles Gus", Daphné "mais moi aussi je veux la pécho ta meuf", Heidi trouvait que je me montais la tête et Rémy ne voulait pas se prononcer. Seule Lou allait dans mon sens.
Forcément.
"Tu voudras l'inviter à mon anniversaire, hein ?
- De qui ?
- Charles."
Je savais que je n'aurais pas du en parler. Les mots m'avaient devancés. Ses yeux gris se couvrirent d'éclairs. L'orage était tombé sur le visage d'Estelle.
"Mais c'est quoi ton problème à la fin ? cracha-t-elle.
- Dis moi que j'ai tort.
- J'en sais rien, moi. J'y ai pas réfléchi."
Elle mentait, je le savais. Elle savait que je savais. Le mensonge ne faisait pas partie des talents d'Estelle, ou alors je la connaissais trop bien.
"Est-ce que c'est un problème, demanda-t-elle froidement, si je veux que vous vous entendiez bien ?
- C'est juste que-
- Que tu peux pas t'en empêcher. Faut toujours que tu parles de lui ! Si t'as tant envie d'apprendre à le connaître, va lui parler. Tu crois que je sais pas ce que tu fais ?"
Je ne savais sincèrement pas le problème.
"Que tu demandes à tout le monde s'il est pas amoureux de moi. La honte. Tu me fais pas confiance à ce point ? Tu dois aller demander à tout le monde si mon meilleur pote veut me baiser ?
- Je voulais juste savoir ce qu'ils en pensaient.
- Quand Lou était amoureuse de toi, j'en faisais pas toute une affaire ! Je savais que ça lui passerait, je te faisais confiance. T'en tapais pas, des grands scandales, hein ? T'aimais bien ça, l'idée de plaire ?
- C'est dégueulasse de me ressortir ça."
Je m'allumais une cigarette. Comme elle avait arrêté, je faisais un effort de ne pas trop fumer devant elle. Mais mes nerfs s'agitaient.
Nous étions incapables de nous parler correctement. Une étincelle et tout s'embrasait. C'était toujours la même chose.
"Si t'es pas capable de me laisser être amie avec qui je veux, tu vaux vraiment pas mieux que tout ces mecs toxiques que tu critiques bien fort.
- C'est pas pareil !"
L'air franchement blessée, elle me regardait, les yeux bordés de larmes. Je détestais la voir dans cet état. Je détestais la mettre dans cet état. Je ne voulais pas la voir triste.
"Je sais pas comment le dire pour que tu comprennes. Fous moi la paix avec lui."
La fin de la promenade fut silencieuse. Je m'isolais pour réfléchir à ce qu'elle me disait. Ses mots tournaient en boucle, comme à chaque fois.
Forcément, une fois de retour à la maison de location, Estelle retrouva Charles. Je me demandais parfois si elle faisait ça par provocation, de courir vers lui dès que les choses se compliquaient. Si elle n'y voyait pas un propos passif agressif.
Je pris ma douche pour me rafraîchir les idées ; la colère bouillonnait encore un peu. Les mots d'Estelle me revenaient, encore, incidieux. Rien que du savon ne ferait pas partir. Pourtant, j'avais l'impression d'avoir les mains sales.
J'avais tort, sûrement, de ne pas lui faire confiance. Que je ne valais pas mieux que ces mecs que je critiquais - à juste titre. Que ce n'était pas la chose la plus saine, de lui en vouloir.
Ce n'était pas l'amitié, le problème. Je m'en foutais pas mal, qu'elle traîne avec d'autres que moi. Ca me piquait un peu, parfois, d'accord, de me sentir remplacé. Mais je ne lui en voulais pas pour ça. J'avais simplement peur.
Parce que Charles lui correspondait mieux que moi. Ils avaient les mêmes idées, les mêmes envies de voyage, les mêmes goûts musicaux. Je le savais bien, qu'elle n'était pas enchantée par Poitiers, qu'elle aurait aimé partir plus loin.
Au fond de moi, je le savais, qu'Estelle et moi, ça ne marcherait pas pour toujours. Je m'en étais rendu compte au divorce de mes parents. Un mariage, ça ne sauvait pas tout. L'amour ne perdurait pas. Les problèmes du passé, ils ne disparaissaient pas avec le temps. Ils restaient tapissés dans l'ombre et finissaient par crier jusqu'à ce qu'on ne puisse plus les ignorer.
Alors j'assistais, silencieux, à sa lassitude croissante. J'attendais qu'elle réalise qu'elle n'avait pas grand chose à faire avec moi.
J'essayais de me découvrir une passion pour le voyage, l'aventure, les nuits tardives : la vérité était que j'avais peur de partir trop loin de ce que je connaissais déjà. Je ne voulais pas laisser ma mère trop loin de moi. Je n'avais pas envie de veiller jusqu'à six heures du matin avec de la musique hurlante dans mes oreilles. Je m'essayais à la spontanéité, sans grand succès. Je n'avais jamais été un grand meneur.
J'essayais de m'intéresser à ce qu'elle aimait. J'aimais sa musique mélancolique, j'accrochais un peu avec ses films contemplatifs, mais elle s'intéressait de plus en plus à des choses sombres, des romans sur le suicide, des poèmes de Sylvia Plath, des choses qui m'effrayaient.
Et puis il y avait Charles, qui lui avait prêté des livres russes, qui aimait des films dérangés qui exploraient les tréfonds de l'humanité, dont la série préférée était Hannibal - en compétition avec Bojack Horseman.
Estelle se complaisait un peu, dans toute cette tristesse. Elle aimait sa mélancolie, elle ne voulait pas forcément aller mieux quand elle se sentait mal : elle voulait juste écouter de la musique déprimante et fumer beaucoup de cigarettes. Et elle avait trouvé la bonne personne pour le faire. Alors je n'étais plus là.
Elle me parlait moins de ses états d'âme. Elle me racontait des choses très banales, sans mentionner ses sentiments. Parfois, elle pleurait un peu, mais c'était plus rare. Une sorte de pudeur s'était immiscée dans notre relation. Elle n'était plus vraiment elle. Et je la cherchais déséspérement.
J'essayais d'aller bien. Je n'avais jamais été à plaindre, je le savais. J'essayais d'être heureux, d'être positif, de trouver le meilleur dans chaque situation. Parfois, ce n'était pas évident, mais je voulais m'entourer de positivité. C'était ça, qui nous soudait, avec Heidi, Lou et Rémy : nous ne voulions pas aller mal.
"Ca va, Gus ? demanda Lou.
- La routine, hein."
Elle se laissa couler contre le mur, bras croisés, avec un sourire désolé.
"Vous vous êtes encore disputés ? demanda la brunette.
- Comment tu sais ? ironisais-je.
- Sinon elle serait partie prendre sa douche avec toi ? supposa-t-elle."
Je laissais échapper un grognement. Lou semblait aller mieux, la rupture commençait à s'imprimer dans son crâne, doucement. Ou alors c'était le fait de ne plus dormir sur le petit matelas grinçant.
Ses traits étaient moins tirés, elle souriait plus et avait recommencé à tresser ses mèches de devant et garnir ses cheveux de barettes colorées.
"Ca fait quoi, d'avoir bientôt dix huit ans ? demanda-t-elle, pour changer de sujet.
- Oh, bah, c'est cool. Ca changera pas trop, je crois.
- Tu peux te faire tatouer !
- Mmh. C'est pas trop dans mes plans, j'crois."
Je savais qu'Estelle réfléchissait avec soin à son premier tatouage. Elle voulait un truc avec des étoiles, forcément, mais n'arrivait pas à savoir comment. Que Gene épluchait les comptes des tatoueureuses de Paris à la recherche de la perle rare. Que Daphné et Heidi avaient pris rendez-vous, que la brune était ressortie avec un petit bouquet de violettes sur son mollet et la blonde arborait un nuage pluvieux sur son avant-bras.
Mais moi, je ne m'y voyais pas : j'attendais l'inspiration divine et ma peau restait vierge. J'avais cherché des idées, en vain.
"Dommage. Moi j'en ai, des idées pour toi.
- Balance ?
- Un gros soleil, là, dit-elle en posant le doigt sur mon épaule.
- C'est un matching tattoo avec Estelle ou je rêve ?"
La brune laissa échapper un rire.
"Bin non, ça te va bien, je trouve. T'es lumineux, comme mec. Et puis c'est un peu cool, comme endroit, l'épaule.
- Je te laisse l'idée pour toi."
Je continuais à parler à Lou. Elle me révéla que Gene voulait absolument prendre quelqu'un dans les bras pendant son sommeil, qu'elle avait un peu hâte que les vacances se finissent pour "faire d'autres trucs" - traduction : ne plus voir Charles. En ce moment, elle avait envie de faire des petits bouquets de fleurs séchées et de se mettre à dessiner des flashs de tatouage.
"Je te les montrerais, promit-elle. Peut-être que tu trouveras un truc qui te plais ?"
Je n'étais pas grandement convaincu. Je ne voulais pas franchement me faire tatouer le dessin d'un.e ami.e.
Je sortis m'allumer une cigarette et contemplais le calme qui berçait la maison. La brise, Heidi qui dormait dehors, allongée sur une serviette avec Gene. Rémy au téléphone, avec un sourire flottant sur son visage. Un sentiment de sérénité s'empara de moi. Je me sentais bien, j'étais heureux. Malgré tout, j'étais heureux.
J'allais m'excuser auprès d'Estelle, pour de bon. Lui dire que je comprenais sa colère, que j'avais simplement peur de la perdre, que j'étais maladroit mais pas méchant. Que j'allais arrêter, promis. Que j'allais me battre pour elle, pour nous, qu'elle en valait la peine.
Le coeur plein de courage, je m'en allais à sa recherche. Elle était sûrement dans la chambre de Charles et Rémy. Je pris une grande inspiration et toquais à la porte. Je l'ouvris : vide. J'eus le sentiment honteux d'envahir leur intimité. Je cherchais dans notre chambre, juste au cas où, puis dans chaque pièce de la maison. La jalousie mordit mon coeur à l'idée qu'ils aillent à la plage rien que tout les deux, mais j'essayais d'ignorer ce sentiment tant bien que mal.
Finalement, en errant, je les trouvais dans un parc. Ils ne me voyaient pas. Estelle rigolait et s'allumait une cigarette.
J'avais l'impression d'être trahi. Depuis quand ne se sentait-elle plus à l'aise avec moi au point de me cacher quelque chose d'aussi bête qu'une cigarette ? Je me sentais nauséeux, triste, je m'en voulais de réagir ainsi et pourtant je lui en voulais avant tout.
Depuis quand ?
Je rentrais à la maison et me mit à réfléchir à toute vitesse. Qu'avais-je fait pour qu'elle ne veuille pas se confier à moi ? Est-ce que notre relation fonçait droit dans le mur ? La panique me saisissait. Et puis une révélation me frappa de plein fouet.
Si elle me cachait quelque chose d'aussi insignifiant qu'une cigarette, que me cachait-elle d'autre ?
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