7. Geneviève
IL NE restait que deux petits jours à la location. Et après, retour à la normale. J'allais me terrer chez moi, pleurer ma rupture, voler les bouteilles hors de prix de mes parents, pleurer ma vie, cacher l'odeur de clope avec de l'encens, sortir par la fenêtre, tenter d'appeler Hélène, organiser des soirées, vagabonder à vélo, éviter d'être sobre.
La vie était trop dure quand j'avais pleinement le contrôle. Elle me heurtait de plein fouet. Je me ressassais l'intensité de mes ruptures, la culpabilité de mes amitiés manquées, de la mort de Raphaëlle. Je m'en voulais, de ne pas avoir fait les choses assez bien, de ne pas savoir protéger mon entourage ; je m'en voulais, de voir Lou souffrir pour un mec comme Charles. J'aurais dû m'en douter. Je l'avais vu, pourtant. Il avait été dans ma classe, en première. J'avais bien vu comment il s'était comporté avec Marianne. J'avais tenté, de dire à Lou que ce mec n'était pas un chic type, qu'elle allait souffrir, mais je ne l'avais pas assez bien prévenue.
Alors elle ne profitait pas de ses vacances, elle le regardait avec des yeux pleins de tristesse, elle espérait qu'il change d'avis. J'avais envie de lui dire de se réveiller, qu'il n'allait pas changer d'avis et que c'était pour le mieux, qu'elle méritait quelqu'un de sympa qui la regarderait avec des étoiles pleins les yeux, quelqu'un dont elle n'aurait pas besoin de quémander l'amour.
Mais j'avais vécu trop de fois sa situation, je savais qu'elle ne voulait pas comprendre.
J'avais hâte de la fin de ces vacances, que Charles se défasse du paysage. Je n'avais jamais voulu le voir intégrer le groupe. Marianne m'avait raconté trop de choses sur lui. Je l'avais vue pleurer trop de fois. Il avait souffert ? Très bien, nous aussi. Nous n'étions pas de terribles personnes pour autant. J'avais beaucoup de mal avec les personnes désagréables qui se justifiaient par une triste enfance.
Alors je n'avais pas de patience pour lui. Je le trouvais drôle, d'accord. Mais je n'aimais pas comment il traitait mes amies. Je lui avais donné une seconde chance, mais depuis qu'il avait quitté Lou, je ne faisais plus d'efforts.
J'avais le vague souvenir, d'en avoir parlé avec lui - d'avoir tenté, en tout cas. De lui avoir dit quelque chose comme "mais pourquoi tu les traites mal comme ça ?". Il m'avait regardé, puis mon verre vide. "T'es bourrée", avait-il répondu. Puis il était parti. Il n'avait pas tort. Mais quand même.
Depuis qu'il était là, le paisible équilibre du groupe s'était effondré. Augustin en voulait à Estelle, Lou était rongée par la jalousie - je connaissais ce sentiment, on ne me la faisait pas, et ne parlait plus à Estelle, qui était, elle, exaspérée par Augustin. La dynamique changeait, des petits groupes se formaient. Il y avait deux groupes, à présent, avec un Rémy qui allait d'un groupe à l'autre. J'essayais de me mélanger aussi, mais c'était compliqué de ne pas en vouloir à Charles.
Même si, étant parfaitement honnête, j'en voulais aussi à Estelle, de mettre Augustin dans cet état, de causer tant de discorde sans rien changer. J'en voulais à Daphné, qui m'envoyait promener par respect pour son ex, et j'en voulais à Heidi d'être restée dans les parages sans qu'on sache trop pourquoi. Je leur en voulais quand j'étais sobre. Quand j'étais ivre, c'était bien, j'avais envie de danser avec tout le monde, de comprendre comment fonctionnait leur cerveau, leurs pensées. J'étais bavarde, drôle, aimante.
J'étais la meilleure version de moi quand j'avais bu.
Certes, je devais gérer les petits aléas, supprimer quelques stories et quelques messages le lendemain. J'avais le "tu me manques" un peu facile. C'était ça, d'être affectueuse. Je me taisais si souvent quand j'étais sobre, je voulais que tout sorte. Parfois j'appelais Hélène. Mais elle m'agaçait, ces temps-ci. Le temps avait assez passé pour que je vois ses défauts. Je ne l'avais pas appelée depuis un moment. Je ne me rappelais plus assez des bons moments. J'avais installé Tinder. Je gagnais de l'attention par moment. Même si je recevais plusieurs messages qui me demandaient "Geneviève c'est vraiment ton nom mdrrrr?". Au moins, je lançais une piètre conversation.
De rares fois, j'aventurais les vagues aventures que j'avais eu. Je prenais contact, rarement, toujours avec un peu d'alcool dans le sang. Des fois, nous parlions, longtemps ; j'espérais me faire inviter, avoir l'attention que je méritais.
Dans les messages, j'étais drôle, cynique, je savais draguer sans trop en faire. Oui, pas de doute, le moi ivre, c'était le meilleur moi.
Je regardais Heidi se baigner. Elle faisait ses longueur, dans son petit havre de paix. Je me demandais à quoi elle pensait. A Daphné, sûrement. Ou au prochain film français qu'elle allait regarder. Lou qui essayait de dessiner les paysages. Elle n'y arrivait pas très bien, mais pour une autodidacte, c'était plutôt pas mal. Augustin qui coupait les tomates pour la salade de ce midi. Daphné qui l'aidait. Depuis qu'elle m'évitait, elle s'était mise à la cuisine.
Estelle qui aidait en mettant de la musique. Ils discutaient tout les trois et elle entreprenait de donner une envie collective de se foutre en l'air, avec des musiques plus mélancoliques les unes que les autres.
Rémy et Charles étaient partis faire les courses.
Je regardais mes matchs de la veille. Des filles que je ne trouvais pas forcément jolies. Je me demandais ce que j'avais pu leur trouver, la veille. Un joli sourire, j'imaginais.
Je proposais une bière. Personne ne me répondit. Je me demandais si j'avais fait quelque chose la veille. Je restais avec l'équipe de la cuisine.
Ils jetaient machinalement les tomates et la mozarella dans un grand saladier ; faisant comme si je n'étais pas là. Seule la musique déprimante d'Estelle résonnait. Personne ne me posait de questions. Je buvais mes gorgée.
Qu'était-il arrivé à ma sociabilité ? Avant, j'y arrivais. Je savais quoi dire, je savais les faire rire. J'avais l'impression de ne plus y arriver, plus quand j'étais sobre.
C'était terrible. Nous étions proches, et pourtant je ne savais plus quoi leur demander. Comme si nous ne parlions que des mêmes choses. Nous les avions épluchées, les conversations sur l'enfance.
Je revenais en boucle sur mes parents. Personne ne voulait plus m'entendre dire que mes parents ne m'aimaient pas. Pour appeler leur fille Geneviève, déjà, il ne fallait pas franchement l'aimer. Alors bon, certes, mon père était anglais et il trouvait ça classe, à l'anglaise, mais quand même. Geneviève, et puis quoi encore ?
"Tomates mozza, hein ? dis-je alors."
Ils me regardèrent. Sauf Daphné. Augustin sourit.
"Ca va à tout le monde, se justifia-t-il.
- Pourquoi on mange jamais dehors ? On reste toujours plantés là, à attendre que la semaine se finisse. On pourrait bouger, non ?
- Personne t'empêche de bouger, tu sais, répondit Estelle."
J'avais l'impression qu'elle m'en voulait. Peut-être sentait-elle qu'elle m'agaçait. Peut-être que Daphné lui avait tout raconté.
"J'sais pas, je proposais juste. Ca peut être cool de faire un truc tous ensembles.
- On peut faire ça demain ? tenta Augustin, dans sa résolue peur du conflit."
Daphné haussa les épaules. Elle ne me regardait pas. J'avais l'impression d'être une pestiférée. Je me demandais à qui elle en avait parlé. Pour nous.
Sûrement à Estelle. Malgré leurs caractères différents, les petits accrochages lorsqu'elles s'étaient rencontrées - Daphné refusait pratiquement de lui adresser la parole, convaincue qu'elle allait briser le coeur d'Augustin - elles s'entendaient à merveille.
Je supposais qu'Estelle en avait parlé à son copain. Ce n'était qu'une question de temps avant que Charles ne sache. Rémy était déjà au courant, je lui en avais parlé. Quelle idiote j'étais.
"Non mais laissez tomber, on aura tout le temps de faire ça à Saint-Palais.
- On peut faire ça demain, insista Augustin. Si tu veux.
- Laisse tomber, j'vais me doucher."
Je finis ma bière d'une traite et commençais à partir. Augustin me suivit. Un air sérieux barrait son front.
"C'est quoi, le problème ? demanda-t-il.
- Y'a pas de problème, crachais-je, sur la défensive."
J'en avais assez de sentir que le monde se dérobait sous mes pieds, de ne me sentir écoutée ni chez moi ni ici, de voir que personne ne tenait assez à moi pour garder contact avec moi, que je n'avais sûrement plus d'ami.e.s, que Léna et Margot faisaient leur vie sans moi, que je ne manquais pas à Marianne, que je gâchais tout. Je me sentais de trop partout, à ma place nulle part.
"Vous voulez pas bouger, on bouge pas, c'est tout.
- Et à part ça ?"
Il m'agaçait vaguement, avec ses manières de psychologue de lycée. Il allait me donner un verre d'eau et un carré de sucre et m'assurer que tout allait mieux. Tout m'agaçait.
Je me sentais seule et plus perdue que jamais.
"Gene, on s'inquiète pour toi."
Une tempête d'émotions bouillonnait en moi. C'était pour ça, que je ne voulais pas être sobre. C'était plus doux, plus mou, quand j'avais bu. La peine me cognait moins fort. J'étais anesthésiée du monde. Je ne voulais pas faire face au regard d'Augustin, sa gueule de con au regard plein de pitié.
"Pourquoi faire ?
- Tu bois beaucoup et-
- Et toi, quand tu fumes, on vient te dire quelque chose ? On est en vacances."
J'étais corrosive. Je le regretterais sûrement demain. J'étais en train de me mettre à dos tout le monde. Il était désabusé.
"Ok, excuse-moi. J'avais juste peur que t'ailles pas bien."
Evidemment que je n'allais pas bien. Ca se voyait. J'enchaînais les ruptures, j'avais toujours la culpabilité qui me rongeait la conscience - je m'en voulais, de ne pas avoir su aider Raphaëlle, de ne pas avoir pu faire quelque chose pour elle. Je m'en voulais terriblement, d'avoir laissé mes amies faire n'importe quoi et j'avais l'impression d'avoir mené une pauvre fille au suicide. Je m'en voulais, parce que c'était ça qui avait fait vriller Charles, avant le suicide de son amie, il était gentil, timide, il n'était pas cette personne froide et grinçante.
Je m'en voulais, parce que c'était sûrement de ma faute que tout s'effondrait. Que ce suicide, c'était le début de tout ; il n'y aurait pas eu de rupture avec Marianne, pas de rencontre avec Lou, qui n'aurait pas eu le coeur brisé, qui n'en aurait pas voulu à Estelle, pas de crises de jalousie, que c'était sûrement ma faute qu'Augustin était si malheureux et j'avais envie de hurler du plus fort que je le pouvais chaque fois que j'y pensais. Je me sentais responsable du malheur de tout le monde ici. Je m'en voulais de bien aimer Daphné, parce que je la savais mal à l'aise. Je m'en voulais parce qu'Heidi était mon amie et pourtant.
Je m'en voulais et je m'en voulais et si je pouvais remonter le temps je le ferais, je changerais tout, et pourtant j'étais condamnée à rester ici.
"Non, ça me saoule juste de pas profiter de la plage. J'trouve ça con.
- Bah... Tily a raison. Tu peux y aller, à la plage, tu sais. Nous on y est allés."
Il ne comprenait pas que ça n'avait rien à voir avec la plage. Que c'était histoire de partager des moments ensembles avant que la vie ne nous sépare, de partager un dernier été avant de se dire au revoir.
Pour quelqu'un qui voulait faire psycho, il n'était pas très perspicace.
Je réussis à m'en défaire et finit par prendre une douche. J'envoyais un message à Margot et Léna, pour prévoir un truc à mon retour. Mon pouce erra au dessus des contacts. J'ouvris une autre bière et j'appelais Hélène.
A ma grande surprise, elle répondit.
"Allô ? Allô ? répéta-t-elle face à mon silence."
J'étais perturbée, je ne savais pas trop pourquoi je l'avais appelée.
"Gene ? insista la rousse de l'autre côté du téléphone.
- Oui, oui, allô."
Silence gênant. Pourquoi l'avais-je donc appelée ?
"Tu vas bien ? demandais-je. J'pensais à toi, je voulais savoir si tu passais de bonnes vacances, tout ça.
- Ouais, tranquille. On traîne, avec Hippo et Callie. Et toi, t'es partie, non ?
- Ouais.
- J'ai vu tes stories."
Pourquoi était-ce si gênant ? Nous en avions fait, pourtant, des nuits blanches à parler. Alors pourquoi n'arrivais-je pas à aligner les mots ?
J'imaginais que je devais être flattée, qu'elle suive encore mon compte Instagram. Je l'alimentais aussi pour elle, pour qu'elle sache ce que je devenais, ce que je faisais. C'était à ça que servaient les réseaux sociaux.
"Ca te tente, un café ? Quand je rentre.
- Je sais pas trop...avoua-t-elle de l'autre côté du téléphone."
Un nouveau silence. Tout me pesait sur le coeur.
"Gene. Pourquoi tu m'as appelée ?
- Tu me manquais. Tu me manques, rectifiais-je.
- Pourquoi tu fais ça ?"
J'étais sortie avec Hélène et c'était la première fois qu'une de mes relations se passait bien. Je n'étais plus un secret, je n'étais pas une expérience bizarre. Elle m'avait présentée à ses parents - qui n'avaient pas tardé à me comparer à sa précédente petite amie.
Mais elle ne voulait pas s'engager, finalement. Ou alors c'était moi qui me braquais. Nous nous étions séparées trois fois. Nous avions du mal à nous apprivoiser, à nous faire confiance.
"J'sais pas, bafouillais-je. Je voulais juste te parler. Régler les problèmes.
- On en a déjà parlé quinze fois. Il faut que tu me laisses. Il faut que t'ailles de l'avant.
- Mais...
- Bonnes vacances."
On aurait dit un mauvais rêve. Je me passais de l'eau sur le visage. Ce n'était pas la première personne à me dire d'arrêter de vivre dans le passé. Mais comment faire, quand on avait autant de regrets ?
Je buvais ma bière.
J'écoutais les mauvais conseils d'Estelle et me rendis sur la plage toute seule. J'y restais une bonne heure à réfléchir. Les enfants piaillaient autour de moi.
Est-ce que je passais à côté de ma vie ?
Lorsque je rentrais, les courses étaient rangées, chacun.e menait sa vie, lisait ses livres, barbotait dans l'eau, vernissait ses ongles, discutait calmement. Je me demandais si quelqu'un s'était rendu compte que j'étais partie. Lou me glissa qu'elle avait gardé un bol de tomates-mozza pour moi. J'arrosais le tout de vin.
Comme d'habitude, je ne me souviendrais pas vraiment de ce soir. Je ne voulais pas m'en souvenir. Je voulais juste faire taire ce trou béant qui criait en moi. Je voulais juste oublier à quel point je me sentais mal.
nb : alors iels font toustes des choix de merde mais gene est l'exemple particulier du 'à ne pas reproduire chez soi', l'alcool c'est rigolo (pour certain.e.s) mais ça ne doit pas être un échappatoire à sa vie, une excuse pour envoyer des messages qu'on n'ose pas faire sobre, etc.... prenez soin de vous<3.
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