Chapitre 7 : Long-Marcheuse
Swann vécut le mois le plus court de sa vie. Entre ses tâches, que Thomas avait cependant eu la gentillesse d'alléger au maximum, son entraînement de long-marcheuse, et les moments qu'elle volait au temps pour être avec May et engranger le plus de bons souvenirs possibles, elle avait l'impression de ne pas dormir assez. Ce qui l'inquiétait, car c'était probablement les dernières fois qu'elle aurait le loisir de dormir son compte. Mais qu'importe ! Elle frémissait surtout d'excitation à l'idée de parvenir, enfin, à être long-marcheuse.
Elle eut la chance de rencontrer un autre long-marcheur dans le courant du mois qui lui donna des cours concernant les animaux dangereux, comme le rodeur nocturne que tout long-marcheur redoutait, les plantes comestibles et les façon les plus efficaces d'allumer un feu, qu'elle écouta religieusement en prenant des notes à toute vitesse dans un grand carnet qui l'accompagnerait durant son voyage.
Elle s'entraîna sans relâche au tir à l'arc, remerciant son père, où qu'il soit, de l'y avoir initié depuis l'enfance, apprit au côté d'une ado passionnée de sport de combat les bases de divers arts martiaux, elle s'entraîna en dehors du camp à chevaucher un fort cheval bai qu'elle avait choisi et que la Colonie acceptait de lui donner.
Le jour où elle était allée choisir son cheval, May l'accompagnait. Elle s'était arrêtée devant ce grand bai qu'elle avait déjà chevauché durant ses heures de rabattage. Elle l'aimait beaucoup. D'un coup, alors qu'elle réfléchissait, le cheval s'était mis à hennir et avait tourné ses gros yeux noirs vers elle d'un air d'assentiment. Cela avait décidé Swann.
« Il faut lui trouver un nom ! avait-elle déclaré à son amie.
- Eruri ! s'était exclamée May du tac au tac.
- Eruri ? Pourquoi Eruri ?
- T'as pas entendu ? Quand il a hennit, il a fait « Heruriiihiiii » comme ça ! » avait répondu May avec un sourire qui ressemblait à celui du Chat du Cheshire.
Swann avait l'impression qu'il avait juste fait « Hiiiiiii... » comme un cheval avait l'habitude de le faire, mais voyant le sourire de son amie elle comprit que c'était probablement une de ces éternelles références incompréhensibles. Néanmoins « Eruri » lui allait et elle le prénomma donc ainsi, abrégeant la plupart du temps en « Eru ».
Les jours s'étaient écoulés ainsi avec une rapidité fulgurante et déjà le dernier jour au sein de la Colonie était arrivé pour Swann. Elle avait été exemptée de corvée ce jour-là pour pouvoir bien se reposer. Elle partirait le lendemain. En attendant, seule dans sa chambre, allongée sur son lit, elle fixait le plafond en songeant. C'était la deuxième fois qu'elle abandonnait sa vie derrière elle. Elle commençait seulement à se remettre de la première, sentant encore son cœur se serrer et ses larmes venir quand elle pensait à ses parents, à sa chambre, à sa vie si banale et si douce dans sa banalité. Le deuxième abandon, en revanche, était volontaire. Elle avait choisi de quitter la Colonie. Pour vivre une vie de dangers et d'incertitudes. Une vie sans habitude, sans point d'attache, sans regard en arrière. Une vie où quoiqu'il arrive, elle n'aurait plus jamais à faire d'adieu à son passé. Une fuite en avant.
Etait-ce vraiment pour cela qu'elle voulait être long-marcheuse ? Pour ne plus ressentir ce déchirement atroce, ce deuil de soi et de ceux qu'on aime ? Etre long-marcheuse l'avait, depuis le début, inexplicablement attiré. Ce n'était donc pas, comme elle s'était forcée à le croire, pour agir, pour la survie du peuple Pan, par soif de découvrir ? Ce que les autres faisaient par courage, elle, le faisait-elle par faiblesse ? Une fuite en avant ?
Non. Non, non, non, non ! C'était faux, faux, faux ! Elle faisait ça parce qu'elle en avait envie, par amour de la liberté et de l'action ! Elle le savait, elle en était certaine ! Pas d'attache, pas de contrainte, c'était tout ce qu'elle voulait !
Une petite voix, tout au fond d'elle, lui chuchota du bout des lèvres que c'était cela qu'elle faisait, lâchement, une fuite en avant, une fuite qui la conduirait droit dans le péril auquel elle voulait échapper.
Swann se retourna sur le ventre et plaqua l'oreiller contre sa tête. La voix se tut, et la laissa en paix.
***
« Swann. Swann ! Ouhou ? Tu m'entends ? »
La voix qui parlait chuchotait. Swann émergea en se frottant un œil. Il faisait nuit, comme elle put le constater en regardant par la fenêtre restée ouverte. Une forme sombre était penchée sur elle. C'était May.
« Quoi ?.. Il se passe un truc ?..
- Viens. »
May prit le poignet de Swann, sortit de la maison sur la pointe des pieds, et sortit de la grande maison où résidait le groupe de filles.
Puis elle la conduisit en courant à travers les rues désertes, jusqu'au sortir de la ville, dans un pré toujours dans l'enceinte des barricades. C'était l'endroit à l'aspect un peu vallonné où Swann s'entrainait à l'arc d'habitude. Un peu essoufflée, elle leva les yeux vers le ciel, puis revint à Swann en lui disant : « Demain, tu pars, alors j'avais juste envie qu'on passe un peu de temps ensemble avant. »
Elle s'assit dans l'herbe, tapota le sol à côté d'elle et lança : « Va y, assied toi ! ».
Swann s'assit et replia ses genoux. Elle ne disait rien, dans l'attente. May, la tête levée vers le ciel, se lança la première, naturellement : «Tu as vu ce ciel ? Il est incroyable ! »
Swann leva la tête. Le ciel bleu de la nuit était traversé par un faisceau plus clair, dans lequel brillaient des milliers d'étoiles. D'autres, ailleurs, partout dans le ciel, tranchaient de leur lumière lointaine et pourtant si brillante dans le ciel sombre. Ces millions d'étoiles rayonnaient, seules, lointaines, perdues dans le froid de l'univers, et pourtant obstinées, comme autant d'appel à l'espoir.
La blonde hocha de la tête. « Oui, j'en ai jamais vu d'aussi beau.
- C'est normal, avant, avec toutes la lumière des villes, elles avaient l'air toutes pâlichonnes... » Elle marqua une pause. « Ce que je veux dire, c'est que, même si la Tempête a détruit le monde qu'on connaissait, ce n'est pas forcément... » Elle chercha ses mots.
« La fin de tout.
- Voilà. Ce n'est pas la fin de tout. C'est aussi une nouvelle vie, dont nous seul pouvons décider ce que nous allons en faire. »
Un silence se fit de nouveau. Pas un silence embarrassant, mais un silence où l'on n'a pas besoin de mots pour se sentir bien avec l'autre. Puis Swann le brisa de nouveau.
« May ? Je voulais te dire...
- Quoi ?
- Je suis désolée. Je suis désolée de te laisser là, comme ça, toute seule, après tout ce qu'on a traversé ensemble... C'est vraiment... C'est pas...
- Tu rigoles ? »
Swann se tourna vers elle, interloquée.
« J'ai rien fait du tout ! J'ai juste entendue ton appel, le lendemain de la Tempête, et je suis venue parce que j'avais la trouille de rester seule ! C'est plutôt moi qui devrais te remercier !
- Moi aussi j'avais la trouille, comme pas possible ! J'étais tellement heureuse quand je t'ai vu arriver avec ta valise rouge.
- Tu vois ? Et pourtant, tu t'apprêtes à te rejeter là-dedans, courageusement... Moi j'admire ça, tu sais. Vraiment.
- Merci. Mais, je ne suis pas sûre que ce soit vraiment admirable... Elle murmura, si bas qu'elle ne sut jamais si May l'avait entendu : Moi, j'admire ceux qui font face à leur destin. »
Un nouveau silence. Puis la question que personne n'osait poser depuis que le monde était redevenu sauvage et impitoyable, tomba de la bouche de Swann.
« Qu'est-ce que tu vas faire, plus tard ? » Plus tard. Dans le futur. En tant qu'adulte. Dans un monde où l'on refusait de penser plus loin qu'au lendemain.
« J'te le dirais bien, mais tu vas penser que je suis complètement folle...
- T'inquiète pas pour ça, je le sais déjà ! s'esclaffa la blonde.
- Tu sais, mon altération... C'est la mémoire des œuvres. De ce que j'ai lu ou vu, tout ça... Et bien...
- Oui ?
- Il y a plein d'œuvres que des milliers de gens suivaient avec impatience depuis des années, et, avec la disparition des adultes, ils n'en verront jamais la fin. Ils ne sauront jamais comment s'achève telle aventure, si le héros réussit ou meurt, qui était le coupable, ils resteront sur le suspens sans jamais savoir toute leur vie ! Alors, entre mon pouvoir et les recherches que je vais mener, je compte essayer de retrouver les notes de tous les grands auteurs qui ont laissé une œuvre inachevée, pour que tout le monde puisse au moins savoir la fin de son histoire ! Je compte même les écrire ou les dessiner moi-même si je trouve des indications assez précises pour le faire et si des volontaires aussi barrés que moi acceptent de m'aider !
- Mais... C'est impossible ! Ça te prendra des années ! En plus, pour les mangas par exemple, va falloir aller au Japon ou dans d'autres pays !
- Et alors ? J'ai toute une vie devant moi ! Ça prendra le temps que ça prendra, j'y arriverai !
- C'est fou...
- Les gens ont besoin de rêve, Swann. Si plus personne n'est là pour en donner, pas de problème, je prends le relais ! Je veux savoir comment finiront toutes les histoires que je suivais, qui étaient toute ma passion !
- J'le sais depuis le début, t'es complètement malade toi ! Mais c'est pour ça que t'es géniale. » dit Swann en riant aux larmes.
Des larmes de joie, de soulagement, et d'un petit pincement au cœur en sachant que c'était les dernières heures en sa compagnie. Mais elle ne se faisait pas de souci pour May. Elle savait où elle allait, elle avait la détermination et ses yeux brillaient en parlant de son projet, au point que même Swann, très rationnelle pourtant, avait subitement l'étrange conviction que May arriverait au bout de son projet, qu'il lui était impossible d'échouer. Puis les filles s'allongèrent dans l'herbe et parlèrent de tout et de rien durant des heures, jusqu'à s'endormir.
Elles se réveillèrent quelques heures plus tard, le jour pointant à peine de sa lumière rose lointaine. Elles réintégrèrent leur chambre, et May s'éclipsa pour laisser à Swann encore quelques heures de répit.
***
La lumière entrait maintenant à flot dans la chambre propre et se déversait sur le lit bien fait.
Swann qui avait préparé son sac, récupérait les dernières affaires qui traînaient ici et là dans la chambre. Puis elle s'arrêta devant le grand miroir rectangulaire posé sur la commode.
Il lui renvoyait à peu près le même reflet que quatre mois plus tôt, dans sa chambre. Une jeune fille assez commune, aux yeux bleus trop clairs et aux longs cheveux blonds que la luminosité filtrée par les rideaux teintait d'une nuance rousse. Son couteau, qu'elle n'avait pas encore rangé, traînait sur la commode. Elle le prit, saisit ses cheveux sur sa nuque, et les trancha.
Ils retombèrent de sa main en une pluie de filament d'or et tombèrent sur le sol, dans la poussière.
Puis elle traça comme à son premier départ deux traits rouges sur sa joue. Elle sortit.
Toute la Colonie s'était massée devant la porte pour assister à son départ. Thomas lui serra la main, toujours un peu engoncé dans son rôle politique, bien que celui-ci ne l'empêchât pas d'avoir les larmes aux yeux, ses amies de la résidence des filles lui tombèrent dans les bras en lui souhaitant bonne chance, certaines sanglotant, et toutes la Colonie vint ici lui faire des adieux. Eru attendait patiemment sur le pont que Medhi, de faction à la porte ce jour-là comme au jour où Swann était arrivé, avait abaissé.
May enfin vint vers Swann, les yeux à peine humides. Elle tenait un morceau d'une étoffe verte, d'aspect à la fois solide et léger. Elle le tendit à Swan en murmurant : « C'est une cape de long-marcheuse. J'aurai voulu te la faire moi-même mais je sais à peine coudre alors les filles m'ont aidé. Mets là. »
Swann déplia la cape, qui comportait une capuche pour prévenir les intempéries. Au dos, elle découvrit avec surprise un motif brodé de deux petites ailes déployées, la gauche blanc-argenté et la droite cousue d'un fil bleu foncé brillant.
« Qu'est-ce que... » souffla Swann sans achever, époustouflée par le travail de ses amies.
« Quand tu reviendras, je te ferai lire deux-trois mangas, tu comprendras mieux ! » dit May en riant pour chasser la tristesse.
Swann sourit et comprit qu'elle emportait avec elle une dernière référence de May, comme une promesse de retour.
Les deux filles, les larmes au bord des yeux, tombèrent dans les bras l'une de l'autre, la gorge serrée.
« Je reviendrai, promis. On se reverra.
- Je te fais confiance. J'ai eu confiance en toi dès le début.
Puis Swann passa la cape sur ses épaules, monta sur Eru, et passa le pont. Elle se retourna une dernière fois. La jeune asiatique lui fit un signe de la main, auquel Swan répondit. Eru s'avança sous les arbres et Swann disparut dans la forêt.
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