Chapitre 6 : Théorie de l'Altération
Swann s'était faite à sa nouvelle existence. Cela faisait trois mois qu'elle vivait en compagnie de May à la Colonie. Levée tôt, elle alternait journées épuisantes et longues heures d'ennuis, selon l'emploi du temps parfois un peu bancal que Thomas gérait tant bien que mal.
Quand elle avait un moment de libre, elle discutait avec ses « colocataires » dont elle avait fini par retenir le nom ou rejoignait May qui avait littéralement élu domicile dans la bibliothèque municipale. Elle n'en sortait que pour effectuer ses tâches. Swann se souvenait que son amie avait hurlé de joie en découvrant de nombreux livres qu'elle connaissait et qu'elle n'avait pas pu emporter faute de place dans sa valise rouge. May, fidèle à elle-même, continuait de faire de nombreuses références à la pop culture, que pas grand monde comprenait en général. Parfois, quand Swann poussait les portes de la bibliothèque, elle trouvait May en train de discuter lecture avec un résident de la Colonie. Elle vantait les livres qu'elle connaissait avec une telle ardeur, des arguments tellement pointus et précis que la personne, subitement, se trouvait prise d'une furieuse envie de lire le livre dont il était question.
C'était dans cette même bibliothèque que Swann avait, pour la première fois, assisté à une manifestation de pouvoir. May était assise à son bureau (ou plutôt le bureau du bibliothécaire qu'elle s'était appropriée). Swann la voyait de dos. Elle s'était approchée d'elle, avait senti que quelque chose était bizarre. May était penchée sur sa table, en train de dessiner quelque chose. Pourtant, elle avait l'air étrangement... absente. Swann l'avait appelé : « May ? » Celle-ci ne répondant pas, Swann, qui commençait à s'inquiéter, l'avait prise par les épaules et l'avait secoué. May s'était « réveillée », avait bégayé et ses yeux étaient tombés sur la feuille. Une reproduction parfaite d'une planche du manga One Piece. « Oh, cool ! » s'était-elle exclamée, avant de se ressaisir et de comprendre : « Euh, non, c'est pas trop normal plutôt... »
Les deux filles s'étaient longuement interrogées sur le phénomène. Comment May avait-elle pu reproduire trait pour trait un dessin qu'elle n'avait pas dû observer plus de deux minutes dans sa vie, et encore, il y avait très longtemps ? Et surtout, ce qui était le plus inquiétant, pourquoi cet état de transe pour le faire ?
Le phénomène s'était répété plusieurs fois, inexplicable. Une fois May capturait en dessin une scène précise de cinéma, une autre elle réécrivait jusqu'à plusieurs pages d'un livre, qu'elle jurait pourtant n'avoir jamais appris par cœur.
Puis Swann s'était rendue compte qu'à la Colonie, plusieurs enfants étaient victimes de phénomènes aussi étranges.
Suzy, une de ses colocataires, s'amusait parfois à imiter les voix des autres filles de la maison. Rien d'étonnant jusque là. Seulement, elle y arrivait si bien que, si on ne la voyait pas alors qu'elle se livrait à l'exercice, on aurait juré que c'était la fille qu'elle singeait qui s'exprimait.
Lorsque Victor, un garçon paisible qui aimait la nature, fixait longuement une fleur encore fermée, celle-ci finissait par s'ouvrir et à se développer sous ses yeux.
Un jour, alors que Laurent se disputait avec Paulin (contournant ainsi la règle anti-dispute fixée par Thomas, que personne ne respectait de toute façon) il s'énerva tant, qu'il lui envoya un coup de poing dans la mâchoire. On lui demanda pourquoi il avait fait ça, il répondit que Paulin l'avait traité de fils de pute. Paulin nia le fait, et tous ceux qui avaient assisté à la dispute confirmèrent qu'il n'en était rien. Paulin admit malgré tout l'avoir pensé très fort, et le penser toujours, avait-il ajouté d'un air rancunier en crachant un caillot de sang. Laurent avait été assigné aux tâches de Paulin en plus des siennes durant trois jours et l'histoire n'avait pas eu d'autre suite.
De son coté, Swann avait constaté que, alors qu'elle n'avait jamais été très observatrice, sa mémoire visuelle et sa précision s'étaient beaucoup développées ses derniers temps sans qu''elle ait fait le moindre effort.
La réponse vint, comme à beaucoup de leurs autres questions, avec la venue d'un long-marcheur.
Les longs-marcheurs étaient des adolescents courageux qui sillonnaient le pays. Ils venaient d'autres colonies d'enfants, ou bien, plus rarement, étaient restés nomades depuis la Tempête. A mis chemin entre le messager, l'explorateur et le biologiste, ils assuraient le lien entre les divers regroupements d'enfants, faisant part des découvertes des uns et des autres, eux même étant presque quotidiennement découvreurs d'une nouvelle espèce animale ou végétale, témoins des changement de paysages vus au cours de leurs périples.
Leur rôle était extrêmement dangereux, mais capital pour assurer une communication entre les diverses colonies d'enfants. C'était par exemple eux qui avaient véhiculé les nouveaux mots désignant les choses apparues après la Tempête, comme l'appellation « Gloutons » qui désignait les adultes ayant muté ou les enfants, qui, demeurant les seuls témoins de l'ancien monde, s'étaient fièrement appelé la communauté des Pans, issu du célèbre Peter Pan, cet enfant qui ne voulait pas grandir. De la même façon, pour les enfants survivants, devenir adulte était désormais une source de doutes et d'incertitudes, qu'ils refusaient.
Les longs-marcheurs étaient donc adulés et respectés par tous, considérés comme de véritables héros, vêtus de capes vertes caractéristiques indiquant leur rang et à qui on offrait volontiers l'hospitalité en échange de quoi ils vous tenaient informés des évolutions du monde.
Ainsi, lorsqu'un long-marcheur nommé Christophe fut un jour accueilli à la Colonie, il apporta la réponse à toutes les interrogations des enfants concernant certains phénomènes étranges dont ils étaient responsables.
Dans une autre colonie, sur une île au sud-est, alors que des phénomènes similaires se produisaient, une Pan avait émis une théorie nommée depuis « Théorie de l'altération », selon laquelle la Nature était responsable de la Tempête. Elle aurait créé la Tempête pour lutter contre les humains qui menaçaient de la détruire, et dans le même temps donné un « boost » aux végétaux pour leur permettre de reprendre leurs droits. Mais, pour ne pas détruire totalement l'humanité, pour lui laisser une seconde chance, elle aurait également fait bénéficier aux enfants, qui étaient plus réceptifs que des adultes, le moyen de développer une capacité supplémentaire pour faciliter sa survie dans son nouveau milieu. Ainsi, cette capacité supplémentaire, l'altération, comblerait un manque, une défaillance chez l'enfant, ou l'aiderait à répondre à un besoin. Par exemple, un enfant distrait pourrait se voir doter d'une mémoire hors norme, un enfant en charge d'allumer le feu et de veiller dessus pour sa colonie depuis la Tempête aurait droit à la capacité de produire des flammes avec ses mains, et cetera...
Cette théorie, certes animiste, suffit néanmoins à rassurer les enfants de la Colonie.
Le reste de la soirée, alors que chacun allait se coucher, Swann resta auprès de Christophe avec quelques autres. Elle passa plusieurs heures à l'écouter décrire son voyage, les autres colonies de Pans, les animaux étranges et les dangers qu'il avait couru...
Swann était fascinée par les récits des longs-marcheurs depuis le premier qui était passé à la Colonie, un peu plus de deux mois plus tôt. Elle se sentait irrésistiblement attirée par cette vie d'aventure, faite d'actions et de liberté, pour servir le noble but d'aider les Pans à forger leur place dans ce monde où tout était à reconstruire. Elle voulait être une actrice de cette reconstruction, non une simple spectatrice qui suivait les ordres simples qu'on lui donnait. Elle voulait porter la cape verte des longs-marcheurs, chevaucher sous la pluie, découvrir des paysages époustouflants, regarder brûler son feu la nuit, sous les étoiles... Seulement, Swann n'avait que quinze ans. Hors, pour devenir long-marcheuse, seize années étaient requises pour assurer sa sécurité. On était en Mars, et son anniversaire en Novembre. Il lui faudrait donc vivre encore plus de huit mois enfermée à la Colonie, à faire ce qu'on lui disait, avant de goûter la liberté. Huit mois, alors que les trois qu'elle avait déjà passé ici lui semblait des années...
Et Swann finit par prendre sa décision. Une semaine après le départ de Christophe, elle monta l'escalier de la mairie et frappa à la porte du bureau de Thomas.
« Entrez. » Elle poussa la porte.
« C'est à quel sujet ?
- Thomas, je demande ton accord pour me laisser devenir long-marcheuse.
- Tu n'as pas encore seize ans il me semble... Tu as déclaré il y a quelque mois en avoir quinze.
- En effet, mais mon anniversaire tombe dans un mois, en Avril. J'aurais donc seize ans, l'âge légal pour devenir long-marcheuse. »
Elle avait longuement réfléchi et mûrit ce mensonge, avant de décider que puisque aucun d'eux n'avaient eu à déclarer sa date anniversaire, autant en profiter. D'autant plus que sa grande taille l'avantageait.
Thomas acquiesça, accommodant, et déclara : « Dans ce cas, il n'y a aucun problème. Ce sera une fierté pour la Colonie et une chance pour le peuple Pan. »
Thomas avait tendance à utiliser des formules de plus en plus officielles à mesure qu'il s'enfonçait dans son rôle de responsable et que ses cernes s'alourdissaient. Mais Swann ne se faisait pas trop de soucis pour lui, William n'était jamais loin et semblait veiller sur lui comme un ange gardien.
Elle sortit du bureau, descendit dans la rue et s'éloigna un peu. Lorsqu'elle se fut assuré que personne n'était dans les environs, elle sauta au plus haut qu'elle put en criant un grand « Yeees ! » victorieux, pareil à une gamine. Puis elle courut voir May, la seule au courant de sa manigance, lui annoncer la bonne nouvelle. Elle la trouva devant une maison envahie de plantes grimpantes, un gros sécateur à la main.
A la mine victorieuse de son amie, May se rua dans ses bras et la serra en criant : « Je savais que t'y arriverai ! » sans même lui laisser le temps d'annoncer la bonne nouvelle.
Puis les deux filles se mirent à parler précipitamment. Pour quand le départ ? Dans un mois. Elle prendrait un cheval ? Elle espérait. Il faudrait s'entraîner à la chasse, la survie, le combat, la connaissance des plantes...
Elles formaient déjà ensemble tout un programme d'entraînement pour préparer la blonde à son nouveau métier. Enfin, elle commanderait sa propre vie ! L'aventure allait vraiment débuter. Pour la première fois, Swann eut l'impression que la Tempête n'était peut-être pas une tragédie.
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