Troisième magie : Quand penser devient problématique.
Je n'étais qu'un garçonnet quand nos chemins se sont croisés pour la première fois. Auréolée de pouvoir, je n'oserai jamais avouer que tu m'as impressionné. Pétrifié par ton sort, je n'ai rien fait pour te secourir. Chaque jour, je me maudis pour cela. Pourras-tu me pardonner ?
Sorcier Lífþrasir
J'entendis la voix d'un homme claquer tel un fouet à mes cotés et brusquement je changeai de plan... C'était déconcertant. L'impression de se dématérialiser, molécule par molécule, pour réapparaître exactement au même endroit, assise sur ce banc, mais dans une forêt qui ne semblait pas lugubre cette fois.
Des gazouillis légers d'oiseaux me parvenaient, manifestant leur joie de sentir le jour salvateur poindre à l'horizon. Mon cri se stoppa net. Je dus secouer la tête et fermer les yeux pour que se dissipe l'impression de brouillard qui s'insinuait à chaque fois dans mon esprit quand je passais d'une dimension à l'autre. Cela me donnait l'impression de me noyer, à bout de souffle, désarçonnée, déboussolée, avec l'impression que la mort se trouvait à portée de main.
Je m'étais assoupie sur ce banc en quelques secondes à peine... Assez pour basculer dans l'entre-deux.
— Est-ce que tout va bien ?
Cette voix, doux murmure caressant, me fit rouvrir brusquement les yeux : je n'étais plus seule assise sur ce banc ! Un homme approchant la trentaine et doté d'un visage angélique se tenait là, à quelques centimètres seulement de moi. Sa main posée exactement à l'endroit où l'esprit avait voulu me toucher, au-dessus de mon épaule droite. Son contact très apaisant me réconfortait... je me sentis flotter tandis qu'une douce chaleur s'insinuait dans mon esprit.
Ainsi, sournoisement, une sorte de béatitude s'empara de mes sens et de mes pensées. Je dévisageai l'inconnu qui me fixait de son fin regard. Deux océans d'acier, ponctués de touches de lavande. Un mélange surréaliste et pourtant hypnotique. Des lignes violines dansaient dans ses iris, rosaces de lumière jouant avec ses ténèbres de métal. L'ensemble demeurait saisissant. Des longs cheveux d'un blond, si pur qu'il m'évoqua les neiges immaculées de mon enfance, entouraient un visage délicat. Il possédait l'aisance d'un aristocrate, appuyé par son maintien très droit, presque guindé. La rigidité de sa posture contrastait avec le sourire charmant qui éclairait son visage au teint lumineux.
L'inconnu était vêtu d'un pull blanc cassé, détail étrange vu que nous étions à la fin du printemps, retombant sur un pantalon d'un marron terre de sienne qui lui seyait à la perfection. S'imposa à mon esprit l'image d'un ange éclatant, être séraphique dans cette nuit enténébrée. Il m'avait sauvée.
Mon inspection instinctive remonta sur sa physionomie rayonnante et apaisante, il s'agissait d'un réflexe que j'avais adopté depuis ma fuite : celui-ci me permettait toujours d'évaluer le danger, ou non, que représentait une personne. Etrange, comme je me sentais si bien après un passage dans le côté sombre du Sidhe, et cela, malgré la présence d'un étranger. Ce dernier détail m'interpella vivement. Etre une personne dénuée d'âme perturbait également la stabilité de mes émotions, qui étaient devenues au fil du temps soit inexistantes, soit mise en sourdine, comme un léger bourdonnement que je devais décrypter à force de concentration. Alors cette béatitude qui commençait à me réchauffer de l'intérieur se révélait bien trop étrangère pour être réelle.
Je balayai d'un geste la main de cet inconnu posée sur mon épaule et le charme se brisa lentement :
— Qu'est-ce vous croyiez faire ?! Je ne suis pas une poupée que l'on manipule !
— On sort déjà les crocs ? murmura l'homme sans se départir de son joli sourire. Je viens de vous sauver de quelque chose que vous ne désiriez apparemment pas, à juger du cri que vous avez poussé.
La justesse de ses propos me fit me calmer. Il était si rare que je me retrouve dans une telle disposition d'esprit que je résistai à l'envie persistante de lui demander de replacer sa main et de continuer à diffuser sa magie. Etre injuste ne faisait pas partie de mes traits de caractère et il m'avait tirée du Sidhe pratiquement sans effort. Acte qui relevait de l'exploit en soi :
— Je vous remercie pour ce que vous venez de faire... Mais à l'avenir évitez d'utiliser votre magie sur moi. Les Lífþrasir ne sont-ils pas censés savoir que tout le monde n'aime pas qu'on se permette de jouer avec leurs sentiments ou leurs émotions ?
Le clan Lífþrasir se spécialisait dans les dons de l'esprit, qu'il s'agisse de la manipulation mentale, des illusions ou du contrôle des éléments par la pensée... Ils incarnaient des guerriers effroyables, des sorciers contre qui il ne fallait pas se battre à la légère. Je redoutai ce clan presque autant que celui dont j'étais native et qui avait transformé ma vie en cauchemar ambulant...
Le jeune homme me fixa avec plus d'attention encore, comme s'il cherchait à me percer au grand jour. Et la déesse savait à quel point je détestais cela. J'avais bien trop de choses à cacher... Il se mit à rire alors franchement et souffla avec une douceur policée :
— Ne vous en faites pas, votre esprit est bien trop tortueux pour qu'un Lífþrasir de base puisse y trouver quoi que ce soit.
Je me rembrunis à cette remarque, il espionnait mes pensées : super ! Je croisai les bras en dessous de ma poitrine et grimaçai, parce que cela raviva la douleur dans mes avants bras.
— Est-ce censé me rassurer ? Vous ne m'avez pas l'air d'un Lífþrasir de base comme vous dites...
Il se détourna de moi pour s'adosser sur le banc. Il pencha la tête en arrière et ses cheveux blonds suivirent élégamment le mouvement, un petit rire suave s'échappa de sa gorge. Il jouait l'innocence mais je savais déceler un danger quand j'en voyais un. Ce sourire si candide qu'il arborait cachait pourtant un esprit analytique qui devait en tromper plus d'un, ou d'une...
— Si vous voulez savoir si je suis célibataire la réponse est oui ! souligna-t-il en me faisant un clin d'œil, révélant ainsi davantage sa malice.
— Si vous êtes aussi doué pour lire dans les pensées qu'observer avec vos yeux, vous avez dû remarquer sur mon visage que je n'ai pas passé la meilleure nuit qui soit. Et j'ai tout sauf envie de badiner avec vous...
J'essayais de faire le vide dans mon esprit, chose que je maîtrisais particulièrement bien d'ordinaire, mais la présence de ce jeune homme se révélait perturbante. Ma magie, le peu qu'il m'en restait tendait vers lui, contre mon gré.
Il possédait une énergie vive et pure, de quoi recharger mon Éther qui s'amenuisait de plus en plus. Il s'agissait de l'un de mes pouvoirs, un autre que celui qui faisait que je pouvais voir les esprits, quelque chose en moi pouvait absorber l'énergie magique des autres. Un vampirisme que je ne m'accordais jamais, ou très rarement, et bien souvent malgré moi. Cela restait pratique pour maintenir mon énergie à un certain niveau, mais les bons sorciers s'en rendaient tout de suite compte ! Personnellement, si un asarlaí s'octroierait le droit de piller ma magie, je ne le laisserais pas indemne. Alors je ne considérerai cette possibilité qu'en cas d'extrême urgence... jusqu'au jour où elle constituera ma dernière solution pour survivre.
— Je vais faire comme si vous n'étiez pas en train de vous mentir... Mais passons, une autre chose retient mon attention, hormis le fait qu'il me parait fortement stupide de se balader seule en pleine nuit dans un endroit aussi désert que celui-ci... J'aimerais savoir depuis quand une sorcière peut elle passer entre deux plans comme si cela constituait la chose la plus naturelle au monde ?
— Et bien, vous devriez remédier à votre célibat si vous pensez que secourir une jeune femme va forcément faire d'elle une cible à mettre dans votre lit ! répliquai-je aussitôt face à sa question dérangeante.
— Vous êtes amusante et très douée pour ne pas répondre aux questions, je vous le concède.
— Nous sommes deux dans ce cas... soupirai-je en lui faisant un clin d'œil, parodie de ce qu'il venait de me faire.
Il rit à gorge déployée cette fois, et son aura de magie vibra, puis s'enroula gracieusement autour de moi... Il contenait une telle puissance ! Tout le monde ne devait pas la sentir, car il la cachait plutôt bien, mais à mes yeux, il irradiait tel un soleil ardent. Des émanations de sa magie venaient me lécher la peau cherchant à toucher la mienne, et je devinais qu'elle pouvait être tranchante comme un rasoir quand son maître n'était pas de la meilleure humeur.
Mon regard s'attarda un peu plus sur sa personne, il semblait tellement sûr de lui... Ressentait-il ma magie comme je ressentais la sienne ? Je me demandais si la puissance de son Ether surpassait la mienne, dans ce cas, il ne pouvait qu'avoir des soupçons sur ce que j'étais. Mais il ne paraissait pas être offusqué, ou alors il était bien trop puissant pour s'en soucier.
Cela me désorientait. Qu'il soit curieux à mon égard n'avait rien de surprenant, personne ne possédait la faculté de passer naturellement entre les deux mondes, à part lorsque sonnait le glas... et dans ce cas-là, l'action définitive et éternelle, n'admettait aucun retour en arrière.
Je baissai la tête, mal à l'aise devant le silence qui venait de s'établir entre moi et ce parfait inconnu, intriguant, il fallait l'avouer.
Mon attention dévia sur sa main posée négligemment sur son épaule, le bras replié sur son torse. Ainsi figé dans ses pensées, il m'évoquait ces anciennes statues gréco romaines avec son nez droit et fin, ses lèvres délicatement dessinées qui incitaient aux baisers. Sous son léger pull blanc, je devinai un torse qui ne paraissait pas musclé à outrance, mais simplement ciselé pour exécuter des manœuvres rapides et précises. Il avait détendu ses longues jambes, et croisé ses pieds au niveau de ses chevilles. En cet instant, il personnifiait parfaitement la décontraction suffisante.
Je ne pus m'empêcher de l'imaginer dans l'intimité, était-il aussi nonchalant et plein de malice ? Ou devenait–il pudique et rigide comme un bloc de glace ? L'espace d'un instant, je pus sentir sur moi la caresse de ses mains contre mes épaules, puis le long de mes bras. Une chaleur dans mon dos et j'eus l'impression que son corps élégant se trouvait posté juste derrière moi... J'imaginai sa voix suave me susurrer des choses inavouables.
Une bouffée de chaleur m'assaillit en même temps qu'un désir mordant. Mon sang-froid n'était presque jamais ébranlé de façon si licencieuse. Me transformai-je sans le savoir en ado prépubère ? Si c'était le cas, j'avais un sacré problème !
Je me levai d'un bond en le pointant d'un doigt accusateur. Ce salaud gardait les paupières closes tandis qu'un sourire taquin flottait sur ses lèvres. Il ne me regarda même pas. Sa confiance en lui exsudait de tout son corps et cela désarçonna la femme forte que je montrais habituellement. Tourner le dos à un ennemi demeurait une erreur tactique que je ne commettrai jamais :
— Les gens comme vous, ça me dégoûte ! Si vous pensez arriver à m'amadouer avec vos talents de télépathe et de sensitif – il s'agissait du nom donné à ceux qui pouvait toucher une personne à distance – ça ne marchera sûrement pas sur moi !
— Ce n'est pas ce que j'ai cru comprendre... glissa-t-il sans pour autant daigner me regarder.
Sa condescendance en devenait horripilante, j'eus presque envie de le frapper là, comme ça, juste pour le plaisir de lui ôter son petit sourire !
Je serrai les poings, mais j'étais trop exténuée pour continuer à me chamailler avec cet inconnu, même si le dit inconnu se révélait être ma seule source de distraction depuis des mois. Je tournai les talons, le laissant à son orgueil, mais il haussa le ton, sans se départir de sa confiance en lui :
— Et pourquoi ne pas me montrer ce pouvoir que je sens irradier en toi ? Si je suis si déplaisant, et si condescendant, pourquoi ne tentes-tu pas de me remettre à ma place ? souffla l'homme dans le vent léger.
Il possédait véritablement une magie puissante, plus de doute là-dessus, les intonations de sa voix, modulées par la magie, invitaient de manière douce mais persuasive à l'obéissance. L'utilisation de son pouvoir fut si légère que très peu de sorciers auraient su déceler ce stratagème. Je fis comme si de rien n'était, il serait dangereux de lui faire prendre conscience de mes capacités.
Un corbeau croassa en prenant son envol d'un arbre voisin et je tournai la tête en plantant mon regard dans celui argenté et hypnotisant de l'homme énigmatique assis là. Était-ce cela qu'il cherchait depuis tout à l'heure ? Me pousser à bout afin que je lui révèle l'étendue de ma magie ? Et bien il s'était trompé, je ne m'emballais pas pour si peu, surtout quand un esprit avait tenté à deux reprises de me posséder. User de mes dernières forces ne serait pas du tout l'idéal pour achever cette nuit.
D'ailleurs le ciel se nimbait de rayons d'or, dans cet océan de pourpre, d'indigo et de magenta qui se mouvait gracieusement à l'horizon. Les chants des oiseaux se faisaient écho, et les premiers coureurs matinaux n'allaient pas tarder à apparaître. Je ne tenais pas à ce qu'on me confonde avec un mort vivant...
Au fur et à mesure que l'aube colorait les cieux, l'aura du membre du clan Lífþrasir devenait plus chaleureuse et son visage respirait une espèce d'insouciance candide... Un masque habile. Je n'aimais pas cette impression de ne pas savoir ce qu'il pensait ou attendait exactement. Je rétorquai alors aussi neutrement que possible en tournant ma tête vers lui :
— Vous devez très certainement obtenir ce que vous désirez en manipulant les gens qui vous entourent, et vous devez aussi vous penser au-dessus des autres pour puer autant l'arrogance. Mais, voyez-vous, j'ai des choses beaucoup plus intéressantes à faire que de perdre mon temps avec un homme qui pense que son charme se situe entre ses pouvoirs et ses faux-semblants...
Il entrouvrit la bouche afin de riposter, son sourire s'effaçant pour la première fois. Mes remarques franches l'avaient piqué au vif. La brise légère s'accentua, faisant bruisser les feuilles des majestueux chênes aux alentours. Puis petit à petit, l'homme à la longue chevelure blonde se remit à sourire, ses prunelles semblaient me percer avec une aisance perturbante.
M'enveloppant de toute l'impassibilité dont j'étais capable, je me retournai prête à entamer une nouvelle journée...
Deux-mille neuf cent vingt-troisième nuits sans dormir, qui dit mieux ?!
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