Flore reposa sa galette, le sang se retira de son visage. Rencontrer la résistance lui avait fait penser à tort que le garçon dormait dans une des tentes du camp.

— Vous n'accompagnez pas mon frère, ajouta-t-elle à l'intention des deux combattants.

Plus une question qu'un reproche, mais l'inquiétude rendait sa phrase abrupte. Quand ses amis baissèrent la tête, Lorina prit leur parti :

— Ils ont donné beaucoup, Linlin a subi la paralysie d'une électase, et Yeldo, un pistolet psychique, comme toi, en moins puissant. Les guérisseurs ont accéléré leurs soins.

— Nous assurerons la défense de la base, ajouta le Tourbillon.

— Vous devez être de redoutables adversaires, renchérit Flore pour rattraper sa bévue.

— Seul Akeno parvint à battre Linlin, la première initiée.

Yeldo s'était redressé en lançant le compliment et l'entendre la réjouit. Lorina avait réussi son objectif égalitaire entre les hommes et les femmes de la tribu légendaire. Elle félicita autant la gardienne que son amie avant de demander des nouvelles du meilleur combattant imlaya.

— Akeno est devenu mon bras droit, à la mort de Tsioli, répliqua Lorina, et gère la sécurité de ce camp de base.

Le maître des sports. Il avait tenté de me chasser, parce que je représentais une menace pour les Imlayas.

Il s'était racheté après que Lorina eut dévoilé la vraie prophétie. Lorin, le premier gardien, et la reine Edjo, sa sœur, avait créé une bulle de lecture, qui donnait la mission à la tribu de protéger Aurora contre une invasion de l'espace et non des kiriahnis.

Une exclamation de Linlin la tira de ses réflexions :

— Merioni ! Ont-ils réussi ?

— Ils ont récupéré Idsou et rejoint le reste de la troupe. Leur retour nécessitera quatre heures, car Kishor pense qu'ils effectueront une pause. Sojeyn dépense beaucoup d'énergie à soigner le garçon. Nous les verrons que ce soir.

— Comme d'habitude, mon neveu n'écoute pas mes conseils ! Quant à vous, n'oubliez pas de vous nourrir.

Personne ne contredit l'uriahmi et Flore dévora même son repas, les bonnes nouvelles aiguisaient son appétit. Pendant quelques minutes, le frottement des couteaux contre les assiettes en bois, le crépitement du feu et l'eau versée dans les gobelets apportèrent des sons rassurants à ses oreilles. Puis Ixli rompit le charme :

— Ton ami possède des kiriahs similaires aux nôtres, mais les brouilleurs et le pistolet psychique n'ont aucun effet sur lui et nous avons dû mal à suivre sa trace. Qui est-il ?

— Idsou est le garde secret de la princesse de la planète Kaliorn, qui appartient à la Confédération. Je ne connais pas son identité exacte. Sur Dalghar, il nous a aidés à démasquer les assassins du couple royal. Xénon leur fournissait clones et technologie avancée.

Linlin ouvrit la bouche, puis la referma sous le regard acéré d'Ixli. Elle devrait patienter pour satisfaire sa curiosité, l'intérêt de l'uriahmi pour les kiriahs avait la priorité.

— Comment a-t-il été formé ? s'enquit-elle.

— Il n'a pas reçu de formation.

Flore se mordit les lèvres pour ne pas rire face à sa tante, que jamais rien ne déstabilisait, sauf à cette seconde avec ses yeux écarquillés. Le reproche qui suivit doucha son amusement.

— Tu te promènes avec un kiriahni sauvage ? Comment oses-tu prendre un tel risque ! Il est dangereux pour lui et pour les autres.

— Sur sa planète, son peuple rejette les pouvoirs psychiques en raison de leur Histoire. Idsou est même forcé de les cacher. Je ne me suis jamais sentie en danger à ses côtés, bien au contraire, et la guerre oblige à des entorses aux Principes.

Elle avait encore commis un impair, surtout devant une uriahmi, première défenseuse par nature des lois sur les kiriahs. Néanmoins, Ixli n'objecta pas. Peut-être avait-elle déjà été confrontée à des situations équivalentes ?

Avec Sojeyn, cela ne me surprendrait pas. Il songera à notre peuple avant le respect des Principes.

Un atout : les plis sur le front de sa tante indiquaient une intense réflexion. Qu'allait-elle conclure ? Si elle rejetait Idsou, tous les Auroréens le rejetteraient et Flore devrait défendre sa cause auprès du Conseil ou du roi.

— Il existe bien des manières de vivre et contrôler des kiriahs... c'est une découverte étrange pour moi, confia Ixli.

Après une pause qui parut des heures, Ixli enchaîna :

— Je serais honorée de rencontrer Idsou. Il se bat pour Aurora, en homme valeureux, et doit en être remercié. Quand cette guerre sera finie, je lui proposerai de rejoindre les apprentis à l'uriah puisque son peuple aveugle ne le peut.

Flore abandonna un soupir de soulagement en pensée, son souhait d'aider Idsou était partagé. Tout dépendrait maintenant du garçon. Puisqu'Ixli affichait de bonnes dispositions à son égard, elle décida de tout mettre sur la table.

— Nous devrons le convaincre, car il estime la formation inutile.

— Il a développé ses barrières mentales pour se protéger, mais il vivait au milieu de non-Auroréens. Elles ne résisteront pas à notre mode de vie.

— Pour cela, il faudrait qu'Aurora gagne la guerre, et qu'Eïreen ne rappelle pas Idsou.

Beaucoup d'inconnues.

— Nous surmonterons ces obstacles, un à la fois.

L'assurance d'Ixli ébranla Flore, avant qu'elle ne réalise la raison. Sa tante, Lorina, Sojeyn, et certainement Akeno, montraient l'exemple aux combattants et conservaient par-devers eux leurs doutes. Le lot de tout chef, elle n'avait pas regretté que le Conseil l'écarte du trône au profit de son frère et ne le regretterait jamais. Former les peuples de la Confédération à développer ou maîtriser leurs pouvoirs psychiques lui convenait plus.

— Je me demande si Kris lui a proposé la même chose sur Dalghar, ils s'entendent très bien.

— Kris ?

Cette question la ramena soudain à la réalité.

— Le roi de Dalghar, secondé par son cadet, Brian ; ils sont prêts à épauler la résistante pour éviter le bain de sang... si vous acceptez.

— Nous vous attendons depuis des années, n'attendons pas plus longtemps, intervint Lorina.

Flore souleva la manche de sa tunique par réflexe avant de formuler d'une voix blanche :

— Les Astrydiens ont récupéré mon téléholo ! J'espère qu'ils ne parviendront pas à découvrir la présence du vaisseau spatial.

— Si c'est ce qui ressemble à une montre nous l'avons avec nous, objecta Merioni, mais l'ennemi pourrait capter le signal. Un Cercle vaudrait mieux avec ton kiriah de communication à longue distance.

La méfiance se lisait sur les visages : les Auroréens associaient tous ces objets de haute technologie à l'envahisseur. Pourtant, Flore ne les en blâma pas.

Je restais sur mes gardes au début de mon exil sur Dalghar.

Puis sa vie auprès de la famille royale, son travail avec Mohann et l'enquête de Brian lui avaient permis de les appréhender. Des différences s'étaient créées, mais Flore comptait sur Sojeyn pour les atténuer.

Sinon l'intégration à Aequalis posera problème.

— Nous limiterons le contact, déclara Ixli. La santé de Flore passe avant tout et ne doit pas repousser notre départ demain.

Quand l'uriahmi se leva, tous l'imitèrent, et Flore emboîta le pas de sa tante avec Merioni. Le camp de base ne couvrait pas toute la surface de la clairière. Des sept tentes en toile brune, la sienne se trouvait à l'une des extrémités.

Au calme, entourée de sphères d'inhibition. Je les ai confondues avec les brouilleurs astrydiens.

Cette erreur la réconfortait, tandis qu'Ixli se dirigeait à l'autre bout du camp, où ni les Auroréens ni les sphères d'inhibition ne perturberaient le travail du Cercle.

Sitôt qu'elle pénétra dans la tente, Flore se sentit vraiment de retour parmi les kiriahnis. Cinq hommes et femmes, en longue robe bleu ciel, étaient déjà assis dans des sièges autour d'une imposante sphère translucide. Un moniteur, reconnaissable à sa tenue verte, s'installa à l'extérieur du groupe. Merioni fit de même, il conduirait le Cercle. Quand des éclairs apparurent dans la perle au-dessus de son diadème, le globe central fut parcouru d'arcs lumineux et se mit en apesanteur.

Magnifique !

— Flore, ils t'attendent, l'encouragea Ixli dans un murmure.

Avec un mot d'excuse, elle se dépêcha la dernière place libre parmi les kiriahnis et se connecta à la sphère de monitorage sur la petite table à son côté. L'esprit du moniteur s'infiltra aussitôt en elle afin de rééquilibrer ses flux d'énergie. Une douce chaleur se diffusait dans toutes les parties de son corps.

Tandis qu'elle imaginait sa perle se teinter en violet, la couleur de la communication à longue distance, Merioni la relia à la sphère centrale. Une sorte de bain l'y accueillit. Des années de pratique lui évitèrent de se débattre comme l'aurait fait un apprenti, et elle accepta de s'unir avec les kiriahnis un à un. Ils formèrent une entité indivisible. Le Cercle.

Merioni projeta sa toute-puissance vers le vaisseau spatial dalgharien.