C4 - Le manoir (1/4)
À l'écart d'un village de Westia, Roobos et ses quatre chasseurs mirent pied à terre devant l'écurie, accolée au bâtiment à deux étages, en pierre de couleur claire. Ils abandonnèrent leurs montures entre les mains de palefreniers empressés et contournèrent l'habitation, nichée dans un vaste jardin que baignaient les rayons couchants du soleil nacré. De hautes haies épaisses à feuillage roux préservaient l'intimité du site, des fleurs aux multiples teintes douces et le chant cristallin des oiseaux les y accueillaient.
Un lieu paradisiaque.
Tout dépend pour qui, songea Roobos après un coup d'œil aux fenêtres closes par des rideaux noirs au premier.
L'excitation de ses chasseurs derrière lui augmentait à chaque pas qui les rapprochait de l'entrée. Des semaines à traverser la forêt, à dormir dans des tentes, expliquait leur besoin de se relâcher ; même si Roobos ne le partageait pas. Lorsque l'un de ses hommes lança un commentaire salace, entraînant des rires, il tourna la tête vers eux. Son regard froid les calma aussitôt.
La porte s'ouvrit au moment où Roobos s'immobilisa devant.
— Bienvenue au manoir, annonça le majordome, dans une tenue vert foncé stricte. Donnez-vous la peine d'entrer.
Un accueil digne d'un originel au château de Westia !
Roobos et ses chasseurs remirent leur cape de voyage au clone, puis s'installèrent dans des sofas sombres, disposés autour d'une cheminée dans laquelle brûlaient des bûches. Cet unique éclairage projeta des ombres mouvantes sur les habits des hommes, les visages couleur craie, le disque doré sur les fronts et les cheveux blonds parsemés de mèches carmin.
Des serviteurs apportèrent du vin modifié de Westia, des linges roulés humides sur des assiettes, des volailles grillées, accompagnées de sauces aux saveurs épicées et des galettes salées. Ils posèrent les plateaux sur la table basse en verre qui encerclait le foyer.
Malgré les effluves appétissants des mets, Roobos se contenta d'une boisson et observa les chasseurs déguster leur repas. Leurs plaisanteries fusaient à nouveau. Il ne tenta pas de l'interdire : son autorité cessait avec sa mission au seuil du manoir.
La discipline coulait néanmoins dans les veines des clones en toute occasion. Ils ne se vautraient pas dans les sofas, ils ne se comportaient pas comme des barbares.
Du moins en public, grimaça Roobos.
Il déplorait l'attitude de certains lorsqu'une porte se refermait sur eux à l'étage. La vie d'un régisseur n'était pas aussi rose qu'elle paraissait.
À chacun ses tracas.
L'arrivée du majordome lui évita de se plonger dedans. Celui-ci s'adressa à ses quatre chasseurs.
— Messieurs, vos bains vous attendent. Vous avez de la chance aujourd'hui, tous nos produits sont disponibles.
Roobos rendit le salut de ses hommes, qui emboîtèrent le pas du clone. Il enviait leur insouciance. Quel que soit le résultat de la mission, il demeurait le seul responsable.
Un serviteur l'invita enfin à le suivre et, au fond d'un couloir, s'effaça devant le bureau ouvert du régisseur. Les premiers voiles colorés dans le ciel, qu'une immense baie vitrée mettait en valeur, semblaient hypnotiser ce dernier. Quand Roobos s'était agenouillé, il n'avait pas bougé d'un pouce.
Son regard se fixa sur le tapis orange aux fleurs bleues et son odorat sur les effluves douceâtres du tabac. Un luxe que le régisseur, un clone comme lui, s'octroyait à l'instar des originels : Xénon, non-fumeur, n'avait pas autorisé la culture sur Aurora et des cargaisons arrivaient de l'empire astrydien.
— Que s'est-il passé, meneur ? s'enquit soudain son hôte d'une voix neutre.
— Ils sont parvenus à s'enfuir en pleine nuit.
— Combien ?
— Trois.
— Jeunes ?
— Oui.
Un silence suivit ce bref échange, que le frottement d'habits rompit. Des pieds chaussés de bottes noires sous un pantalon vert pastel apparurent sous les yeux de Roobos.
À la mode auroréenne.
Il repoussa la pensée incongrue.
— Vous connaissez la sentence, déclara le régisseur.
La mort.
Un champ de particules magenta se déploya à côté de son visage. Elles s'assemblèrent pour former la lame argentée à double tranchant... que des flammes rouges auréolèrent. Une simple blessure suffirait à transformer son corps en poussière.
Roobos attendit sa fin, paupières baissées. Il n'avait pas peur de mourir, c'était le destin des clones de se sacrifier pour les originels. Son cœur n'avait même pas changé de rythme.
L'électase n'en arrêta pourtant pas la course régulière.
Ni de suite ni au bout de plusieurs secondes.
La surprise lui fit ouvrir les yeux : les pieds et la lame avaient disparu. La voix du régisseur s'éleva à nouveau, elle provenait de la baie vitrée.
— Vous êtes le meilleur de mes chasseurs et un bon meneur. J'ai décidé de vous donner une chance. Une seule. Ne me décevez plus.
Il désobéit aux ordres de Xénon ?
— Bien entendu, la perte de votre marchandise sera prélevée sur vos gains, l'avertit son hôte. Je vous conseille de repartir dès maintenant à la chasse et de vous passer de mes services le temps de rembourser votre dette.
Avant qu'il ne puisse rétorquer, un long hurlement à lui glacer le sang : sa force avait franchi l'épaisseur des murs.
— Abîmer les produits est inacceptable ! gronda le régisseur.
Il abandonna le bureau sur ce rappel, et Roobos se releva. Il désirait quitter le manoir au plus vite, éviter de faire face à son hôte en colère. Elle pourrait le pousser à revoir sa décision à son égard.
Néanmoins, la scène qui se déroulait dans la salle de la cheminée l'immobilisa.
Une Auroréenne, nue, se tenait recroquevillée au sol. Ses longs cheveux d'un blanc terne la recouvraient, ils frissonnaient telle l'écume de la mer. De froid ? De peur ? De souffrance ?
Les trois.
Du sang s'échappait de zébrures sur le dos, glissait sur la peau bleue, et marquait les dalles de leur trace.
Un clone en peignoir conservait la tête baissée, comme un enfant en faute à côté de son jouet cassé. Ses doigts serraient frénétiquement un fouet à la lanière rougie.
— Votre séance est terminée, cingla le régisseur. Prenez vos affaires et partez. Les soins resteront à votre charge, et j'informerai les autres manoirs de votre attitude. Vous y serez interdit de tout accessoire.
L'interpellé grimpa à l'étage d'un pas lourd, pendant que des serviteurs apparaissaient avec un brancard. Roobos en avait assez vu. Il récupéra sa cape auprès du majordome et s'éclipsa dehors, où ses grandes enjambées l'emmenèrent à l'écurie. Des gestes instinctifs et un esprit vide le guidaient pour seller son okyda, le monter et quitter les lieux au trot.
Quand il eut dépassé plusieurs vignobles, il s'autorisa à ralentir. Et à réfléchir à la clémence du régisseur.
Peut-être pas aussi généreux qu'il en avait l'air.
L'homme possédait une liberté limitée. Il rapportait les plus importants évènements au gouverneur de Westia, que l'ancienne doryaumi Hadil ne dérangeait pas. Tout échec amenait une punition, toute victoire une récompense. Ainsi l'avait décidé Xénon, le Chef Suprême.
Le laisser en vie, plutôt que d'affronter la colère de leur gouverneur, se concevait. Le risque d'être découvert demeurait minime : les originels s'intéressaient peu aux manoirs, gérés par et pour les clones.
Il avait tout à gagner et demain, je repars en chasse.
Roobos ne pouvait plus se permettre d'échouer. Comment avait-il pu faillir ? Il tentait de se l'expliquer tandis qu'il flattait son okyda entre les deux cornes torsadées sur le front. En vain.
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