C2 - Prison psychique (1/3)
Une averse battait les dalles claires de l'immense place de la capitale Auralia, dénudait les arbres de son feuillage aux couleurs douces, détruisait les fleurs hivernales ; et les habitants se terraient au chaud chez eux. Pas tous. Flore se tenait immobile devant la grille du palais, défiant les intempéries qui soulevaient sa longue cape et refroidissaient son corps.
Et pourtant...
Et pourtant, la douleur dans son cœur surpassait les morsures glaciales. Au travers des tristes barreaux noirs, si incongrus à son âme d'Auroréenne, Flore fixait le bâtiment parsemé de nouvelles pièces aux extrémités et sur le toit. Une façade ajoutée fermait l'arche centrale et gâchait la vue vers le parc à l'arrière. Ces verrues détruisaient la splendeur d'antan du palais. Même la fontaine de la place n'existait plus, remplacée par l'emblème arrogant de l'ennemi : deux électases se croisaient, l'une rouge, l'autre jaune, devant une planète opaline.
Tous les jours, ces monstres rappellent leur domination au peuple.
La pluie ne parvenait pas à emporter ses larmes qui coulaient sur ses joues froides, ni le goût de son sel sur sa langue. Flore baissa les paupières, elle ne supportait plus ses signes de la déchéance d'Aurora. Qu'espérait-elle ainsi ? Effacer ces horreurs ? Revenir à ce qu'elle avait connu... et perdu, avec l'invasion des Astrydiens ? Impossible. Ce mot la déchira.
Six ans d'exil, six ans sans te voir, petit frère.
Elle abandonna la lutte, laissa sa souffrance la lacérer. Plusieurs minutes. Puis Flore se fustigea, elle n'avait pas traversé toutes ces épreuves pour s'effondrer à peine débarquée sur son mode. La combattante imlaya en elle reprit le dessus. Les poings serrés, le corps tendu comme un arc, elle ouvrit les yeux et fixa le palais.
Sojeyn, je te retrouverai coûte que coûte. Ensemble, avec mes amis, nous libérerons Aurora !
Ses paroles déterminées semblèrent impressionner le vent. Il se calma. La pluie cessa et la douce lumière rose nacrée du soleil perça la couche nuageuse. Flore se réchauffa à ses timides rayons.
— Et toi ! l'interpella une voix forte, encore éloignée.
Un garde Astrydien, reconnaissable à la veste ocre Il était « juste » armé d'une électase, qui se révélait suffisante pour maîtriser une population pacifique.
— Tu n'as pas respecté l'interdiction de te promener ici. Suis-moi !
Pas question que Xénon découvre ma présence sur Aurora.
Lors de l'invasion, il avait voulu devenir son compagnon de vie, ce qui aurait conforté sa légitimité et ouvert la porte aux kiriahs du peuple. Flore avait réussi à le fuir, et depuis, il n'avait de cesse soit de la tuer soit de la capturer.
Flore s'enfuit par l'avenue principale de la capitale. Les Auroréens qui sortaient de leur maison avec le retour du soleil lui jetèrent un coup d'œil à la fois étonné, à la fois apeurés, avant de se réfugier chez eux.
Aucun ne me viendra en aide.
Soudain, l'impression d'un frôlement, d'un bruit d'étoffes l'assaillit. Flore accéléra. Elle jurait entendre l'Astrydien ricaner dans son dos : la poursuite l'enchantait. Même si le sang pulsait à ses tempes, sa tête demeurait lucide.
Tu ne m'as pas encore attrapé !
Elle se jeta au dernier moment dans une ruelle, puis bifurqua. À gauche, à droite. Et ainsi de suite, au milieu des habitations pimpantes
— Tu ne me perdras pas, lui cria-t-il. Je connais la capitale. Tu seras punie à la hauteur de ta fuite.
Il cherche à m'effrayer.
Flore redoubla d'efforts et enchaîna les directions différentes, avec succès. La distance avec l'Astrydien augmenta. En revanche, son rythme cardiaque s'était emballé. Elle serra les dents. Il fallait tenir le temps nécessaire, le temps de tromper l'ennemi.
Le temps d'arriver dans le quartier des dix guildes, se réjouit-elle lorsqu'elle franchit un porche imposant.
Flore avait atteint la place dédiée à la guide de la mode. Sous le soleil qui revenait timidement, les marchands ôtaient les bâches de protection et des tissus de différentes teintes sur les étals. Des effluves suaves, acides, musqués et épicés reprenaient peu à peu leurs droits, tandis qu'une multitude de voix s'entremêlaient. Le chant des oiseaux fêtant le retour du beau temps ajoutait une touche joyeuse à cette scène.
Tout n'a pas changé.
Les Auroréens commerçaient à leur habitude, même s'ils semblaient moins nombreux qu'autrefois. Flore se plongea parmi eux. Elle défit sa cape, la cacha sous un étal, attrapa un tissu vert en soie et le drapa devant son corps. Avant de soupirer d'aise : l'Astrydien débouchait sur la place à son tour. Il ralentit sa marche et, les yeux réduits à deux fentes, épia chaque mouvement, chaque endroit... jusqu'au moment où le doyen de la guilde lui barra la route ! Il conservait la tête haute face au garde, plus grand que lui, majestueux dans sa longue tunique rose, dont la ceinture blanche à pendants s'ornait de la llyriah et de l'emblème de la guilde, un foulard. Allait-il la livrer à l'ennemi ? Les mains de Flore se crispèrent sur le doux tissu, alors que le doyen prenait la parole :
— Que viens-tu faire ici, Astrydien, loin du palais ?
— Je cherche un ou une fugitive, il a refusé de m'obéir, cracha le garde.
— Un fugitif ? Où s'échapperait-il ? Aucun de nous n'est libre sur Aurora. Vos brouilleurs nous maintiennent dans une prison psychique, nous en souffrons assez. Regarde autour de toi.
Flore imita l'Astrydien et des détails lui sautèrent aux yeux. Les Auroréens portaient à bout de bras des piles de tissus ou des tables d'exposition, impuissants à les déplacer par la pensée ; d'autres écrivaient dans des livres de comptes, au lieu d'utiliser des bulles de lecture.
Je me suis trompée, enragea-t-elle.
La vie du peuple avait changé, elle était revenue dans un passé plus que millénaire, quand les pouvoirs n'existaient pas ou prou. Les Auroréens affichaient une attitude résignée, le peu d'enfants présents ne riait pas. Tous fixaient l'ennemi, lequel assena :
— Pour ces paroles, je pourrais t'arrêter, vieil homme !
Alors qu'il avançait, plusieurs marchands s'intercalèrent entre lui et le doyen.
— Prends garde à toi, gronda ce dernier, tu es sur le territoire des guildes. Repars, il n'y a pas de fugitif ici !
L'Astrydien hésita, une main agrippée à son arme. Il était seul. Prudent, il recula de quelques pas, puis reprit le chemin en sens inverse.
Flore retrouva sa respiration qu'elle avait bloquée sans s'en rendre compte. Son rythme cardiaque, lui, ne diminua pas : le doyen la rejoignait. Elle reposa le fragile tissu qu'elle avait tant malmené et s'inclina avec respect, comme une simple servante.
— Merci à vous pour votre aide, Doyen de la guilde de la mode.
— Mon statut me permet de défier l'imposteur quand il vient ici. Tu as eu la bonne présence d'esprit de te mêler parmi nous. Maintenant, je te conseille de retourner chez toi et de ne plus te faire remarquer.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
Pouvait-elle dire la vérité ? Ils ne la trahiraient pas, mais elle attirerait l'attention. D'un autre côté, les marchands représentaient sa meilleure source d'informations depuis son arrivée sur Aurora. Elle planta ses yeux dans ceux bleu-noir du doyen et annonça :
— Je cherche la résistance.
— Elle n'existe pas ! s'exclama quelqu'un.
La tristesse dans le regard du doyen la frappa plus que les mots, et le sang se retira de son visage. Les jambes faibles, elle s'accrocha à un étal pour s'empêcher de tomber. Des images du village des Imlayas, de ses amis, de Sojeyn, d'Ixli, affluaient en force sous son crâne. Un étau la broyait.
Comment peuvent-ils avoir disparu ?
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro