Deux semaines plus tard, Flore se présentait devant les appartements de Sojeyn au rez-de-chaussée du palais, accompagnée de Brian et Kris. C'était leur première visite.

Avec tout ce travail, nous ne voyons pas le temps passé.

Sa relation avec Brian n'aidait pas non plus. Ses joues chauffèrent au souvenir de leurs échanges amoureux. Son nouveau compagnon se montrait prévenant et s'assurait à chaque instant de son accord. Il l'emportait dans un univers de sensations inconnues, basées sur le toucher, comme elle l'entraînait dans un monde plus psychique.

Sans le Lien, jamais nous ne réussirions à nous adapter.

Un toussotement la tira de sa rêverie. Brian retenait un sourire moqueur à grand-peine, tandis que Kris arquait un sourcil : le voile émeraude, qui servait de porte, s'était effacé et Courm, le majordome de son frère, les invitait à entrer. Elle bredouilla de vagues excuses et suivit le vieil homme.

Alors que Flore ressentait le cadre chaleureux du salon, avec ses murs vert d'eau et ses meubles en bois cérusé, des cris rocailleux la firent sursauter.

Un kiriako... ici ?

Elle ne se méprenait pas : le petit animal, perché sur le manteau de la cheminée, scrutait les nouveaux arrivants de ses yeux globuleux orange.

— Je te présente Litcho, annonça Sojeyn, entouré de Kishor et Merioni. Il s'est entiché de moi un an après ton départ pour Dalghar.

— Un kiriako t'a vraiment adopté ?

— Adopté ? répétèrent Kris et Brian.

Flore effleura du bout du doigt une des oreilles rondes de Litcho, lequel manifesta son plaisir par des sons éraillés. Tout à son geste, elle expliqua aux deux Dalghariens :

— Un kiriako vit dans les forêts de Monti et Borealia, et sa longévité de deux cents ans égale la nôtre. Il possède une étrange particularité, celle de créer un contact psychique avec un Auroréen, d'où le nom de son espèce. C'est lui qui décide « d'adopter », de préférence un enfant. Ensuite, il exécutera tout ce que désire son propriétaire. L'un d'eux m'a testé autrefois et j'ai échoué.

— Je m'étais moqué de toi en te disant que je le réussirai. Je cherchais à te remonter le moral et n'imaginais pas un instant être adopté.

— Nous n'avions pas imaginé bien des choses, murmura Flore.

La tristesse de ses mots pesa sur son cœur et assombrit les couleurs de la pièce.

Sans cette guerre, nous vivrions en paix et je ne connaîtrais pas Brian. Avons-nous changé ou suivi ma vision ?

Flore refusa de se tourmenter pour rien et écouta le commentaire de son compagnon.

— Un tel animal de compagnie n'existe pas sur Dalghar. Cela doit être une expérience extraordinaire.

— Oui et non, rétorqua Sojeyn. Un kiriako ne distingue pas le bien du mal. Le propriétaire pourrait être tenté d'en abuser, d'autant plus qu'il a une fâcheuse tendance à chaparder la nourriture et tout ce qui brille. Heureusement, les uriahs aident à leur formation. Son deuxième défaut est de ne jamais quitter son adopté. Il est nécessaire de lui apprendre à rester seul, à ne pas rechercher le contact physique.

Comme si Litcho avait compris ces dernières paroles, il sauta avec adresse sur l'épaule de Sojeyn et enroula sa queue annelée dans ses longs cheveux coiffés en catogan.

Dès qu'ils furent installés autour d'une table basse, une multitude de plats se matérialisèrent, au milieu d'assiettes et de verres en forme de pétales. Flore reconnut la patte de Natti, cuisinière hors pair. Paupières baissées, elle huma les effluves des galettes salées, du poisson et des volailles grillés, et des fleurs confites. Ils flattaient son nez au point de lui mettre l'eau à la bouche.

Lorsqu'elle ouvrit les yeux, découvrir Natti en personne ne l'étonna pas. La compagne de vie de Courm versait du jus d'oracia, au goût acidulé, dans un verre qui se vola jusqu'à Sojeyn. Flore réprima un sourire. Si la cuisinière avait téléporté le repas, elle servait le reste de ses mains. Cette habitude datait de l'adolescence de son frère. Elle s'était toujours comportée comme une mère avec lui, sans que Katja, leur vraie mère, s'en offusque. Natti offrit ensuite des alcools et boissons fraîches à chaque invité avant de s'éclipser.

Les domestiques de ses parents avaient trouvé une nouvelle raison de vivre avec le prince d'Aurora, et l'arrivée de Flore avec ses alliés leur avait redonné l'espoir. Ils appréciaient les deux Dalghariens et l'avaient félicité pour son Lien avec Brian. Quant à Sojeyn, son appétit était revenu, lui avait confié Natti, heureuse de retrouver l'adolescent d'avant la guerre dans une version plus mûre.

Ta disparition engendrerait des douleurs dans bien des cœurs. Tu n'auras plus besoin de te sacrifier, petit frère.

Comme s'il avait perçu ses pensées, Sojeyn enchaîna sur les préparations de la bataille.

— Depuis l'horreur de la mine de coltan, la résistance parvient à recruter plus d'Auroréens. Des serviteurs aux châteaux dans les doryaums nous fournissent des informations précieuses. Même si les gouverneurs profitent de leur vie, ils évitent de se faire remarquer de Xénon tant ils craignent ses punitions et son courroux. Un atout pour nous.

— Le pacifisme du peuple qui nous a entravés autrefois devient aussi une force, renchérit Flore.

L'amertume de son propos se planta droit dans son propre cœur. Le regard attristé de son frère les poussa à partager les souvenirs de ce combat vain pour empêcher l'invasion d'Aurora. Ressasser le passé ne les aiderait pas, se communiquèrent-ils enfin par les yeux. Ce bref échange leur insuffla l'énergie de surmonter leur peine. Brian les ramena à la conversation.

— L'armée dalgharienne est bien acceptée par la résistance et nous avons accéléré la formation au maniement de l'électase. Ils ne deviendront pas de fine lame, mais pourront se défendre un minimum.

— Les réserves de nourriture augmentent, ajouta Kishor, mais suffiront-elles après la guerre ? Les destructions pourraient être plus conséquentes que prévu.

— Dalghar fournira le complément, intervint Kris. J'ai contacté Amélia, elle s'en occupe avec l'aval du Conseil restreint. Ne vous inquiétez pas.

— D'ici peu, nous nous débarrasserons de ce prince de pacotille, railla Brian. J'imagine sa tête quand nous lui offrirons son cadeau devant tous ses gouverneurs, mais le palais demeure notre grande inconnue sans les plans des modifications apportées par l'ennemi.

La résistance avait choisi de libérer la planète le jour de l'anniversaire de Xénon, en présence de ses hommes. Une similitude avec l'invasion des Astrydiens, six ans auparavant, avec la différence qu'ils devraient attaquer toutes les places fortes et non seulement le palais.

— Notre meilleur atout reste l'insensibilité des Dalghariens face aux armes psychiques, comme l'a confirmé le test sur toi, contredit Kris. Que tu as osé faire derrière mon dos ! Néanmoins, je suis rassuré de le savoir.

— Heureux de t'entendre reconnaître mes qualités !

Le ton moqueur de Brian détendit l'atmosphère et des rires fusèrent. La bataille ne s'annonçait pas facile, mais tous croyaient en leur chance.

Puis les plats vides sur la table basse en bois disparurent, remplacés par des assiettes de fruits et de fougals, que des boissons chaudes à base de cielun, au goût amer, accompagnaient. Alors que Flore en dégustait une gorgée, Ixli et ses amis se matérialisèrent soudain un à un dans le salon. Natti et Courm les rejoignirent aussi. Son cœur manqua un battement : sa tante ne se déplaçait jamais une importante raison.