C13 - Les mineurs (3/3)
Le Cercle de Sojeyn laissa sa place à un autre, de nouveaux kiriahnis ayant rejoint la résistance à Monti. Nuit et jour, ils se relayaient dans les pièces réservées à leur tâche et dévoraient les plats mitonnés pour eux, avant de s'écrouler dans un lit de fortune.
Les pouvoirs psychiques réclamaient tant d'énergie.
Néanmoins, Sojeyn suivait rarement cette attitude pleine de bon sens. Il préférait aussi s'isoler. Le seul endroit disponible à sa solitude se trouvait à l'extérieur, sous l'averse qui tombait sans discontinuer depuis l'enterrement et poussait les Auroréens à demeurer à l'abri.
La réussite de son plan le tracassait trop.
La vie des Auroréens prisonniers le tracassait trop.
Il se mit à l'écart de la lumière des bâtiments, les nuages sombres et les arbres le dissimuleraient assez. Les paupières closes, Sojeyn offrit son visage à la pluie. La froide sensation ne le dérangea pas ; au contraire, elle calmait le feu intérieur qu'il cachait à ses amis.
L'échec n'est pas une option, se répéta-t-il, les poings crispés. Si les Astrydiens découvrent la supercherie, je ne donne pas cher de notre peau.
— Tout se passe comme prévu, murmura Ixli dans sa tête. Des blessés ont confirmé la fermeture temporaire de la mine. Demain, nous réussirons.
Sojeyn ne s'offusqua pas de l'intrusion de sa tante, il ne s'était pas barricadé et l'uriahmi avait cédé à son rôle de soutien. Le poids de l'inquiétude sur ses épaules s'allégea. Quand Ixli rompit le contact, la chaleur de son sourire effleura son esprit.
Jamais, je n'ai été seul toutes ses années.
Au contraire de Flore. Son image douloureuse au moment de son départ en exil flotta quelques secondes dans sa tête, puis il se souvint qu'elle aussi avait reçu une aide sans faille de ses amis de Dalghar. De leurs amis. Renforcer ces liens lui importait beaucoup pour l'avenir d'Aurora.
Le Conseil devra s'y plier. Mais occupons-nous d'abord de notre ennemi.
Cet instant d'isolement l'avait revigoré. Tandis qu'il se dirigeait vers le logement des kiriahnis, l'appel mental de Mioca l'interrompit. Elle désirait lui parler en tête-à-tête. La disparition de sa cousine après la soirée de l'enterrement l'avait déçu. Quels que soient ses propres rêves et échecs, la vie des Auroréens passait en premier. Si, autrefois, lui-même se moquait de ses devoirs auprès de ses parents ; aujourd'hui, il ne lui viendrait plus l'idée de les fuir.
À Idsou non plus.
Sojeyn se raidit. Comment pouvait-il le supposer ? Le Kaliornais était un étranger, alors qu'il connaissait Mioca depuis l'enfance. Il se montrait injuste avec sa cousine, d'autant qu'elle était revenue pour aider les guérisseurs.
Après s'être changé rapidement, il la retrouva dans le salon de Yoron, son père. Elle lui avait préparé une boisson chaude et une assiette de fougals. Sojeyn la remercia, puis s'installa dans un des sofas, tandis qu'elle s'asseyait en face de lui.
— Je me suis permis de verser une potion dans ton criolato, pour compenser ta perte d'énergie. Tu ne manges pas assez.
Plutôt que de se défendre au reproche justifié, il taquina Mioca :
— Toujours extraordinaire, petite cousine, tu n'as pas oublié mes goûts.
— Je me souviens de tout ce que tu aimes !
Le ton sec le fit grincer des dents, sa tentative d'amadouer Mioca se soldait par un échec. Que lui voulait-elle ? Où cette discussion les mènerait-elle ? Sojeyn en regrettait les échanges enjoués de leur enfance et espérait que ceux-ci n'avaient pas totalement disparu.
Une gorgée du criolato lui permit de se donner une contenance qu'il était loin de ressentir. Quand l'amertume de la potion perça derrière l'onctuosité, Sojeyn réprima une grimace et mangea un fougal pour atténuer la saveur désagréable.
— Je suis contente de pouvoir enfin te parler sans oreilles indiscrètes, lui annonça Mioca. Après huit ans sans nous voir, je bénis ce moment.
— J'en suis le premier désolé, ton père et moi l'avions décidé que pour ta propre sécurité.
— Rien ne vous autorisait à faire ce choix pour moi !
Si le rose des cheveux de Mioca s'était assombri, les articulations de ses poings serrés, elles, pâlissaient, tandis que ses yeux laçaient des éclairs. La violence qui rayonnait d'elle stupéfia Sojeyn : sa cousine la maîtrisait à peine.
— C'est la première fois que je te vois ainsi ! Alors que je me souviens d'une jeune fille joyeuse et pleine d'entrain.
— Parce qu'il y a un an mon père m'a annoncé ta mort ! Par Kilyan, j'en ai tant souffert. J'ai mis des mois à faire ton deuil et soudain je découvre que ce n'était qu'un mensonge.
Sa mort ? Il n'avait jamais songé que Yoron arriverait à une telle extrémité. Mioca avait dû le presser de questions à l'intérieur du château, où les Astrydiens écoutaient toutes leurs conversations. Pour le protéger, le doryaumi avait menti à sa fille.
Combien de sacrifices cette guerre nous obligera-t-elle à faire ? s'attrista-t-il.
Mioca arpentait maintenant la pièce en long et en large. C'était à lui de tendre la main, de les amener vers le chemin de la réconciliation.
— Je ne blâmerai pas ton père de t'avoir laissé imaginer le pire, même si je le regrette. J'ai aussi ma part de responsabilité. Me pardonneras-tu ? Je ne peux pas effacer ma faute, mais je désirerais me racheter pour le futur. Retrouver la complicité de notre adolescence me tient à cœur.
Les pas de Mioca cessèrent. Sa cousine s'assit sur le sofa, à quelques centimètres de lui, sans pour autant le toucher. Trop proche au goût de Sojeyn. Il s'enfonça dans les coussins instinctivement.
— Moi aussi, je souhaite retrouver notre complicité... en tant qu'adultes, murmura Mioca. J'ai vingt et un ans, et toi, vingt-cinq. Je n'ai jamais oublié notre conversation lors de la fête de la Moisson, il y a sept ans. Tu m'avais annoncé que nous étions trop jeunes pour en parler, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Nos parents espéraient notre compagnonnage et nous avons vécu notre enfance ensemble dans ce but.
Sojeyn détourna le visage sous son regard inquisiteur. Il ne s'attendait pas à un tel sujet dès leur première rencontre, Mioca profitait de son attitude conciliante. Malheureusement, éviter sa requête les empêcherait de repartir sur de bonnes bases.
— Le souhait de nos parents ne signifie pas que nous le devons, avança-t-il avec prudence. La décision appartient à nous seuls.
— Moi, je le veux. J'en suis convaincue depuis des années. Et toi ? Tu n'as toujours pas répondu.
Que devait-il répliquer à cette demande légitime ? Sojeyn fixa un point au loin sans le voir pour autant. Il se remémorait l'adolescente déterminée qui rêvait de partager des kiriahs avec lui, son étrange envie de le caresser, son désir si puissant de posséder le Lien. Le Lien ! Un visage hâlé au regard émeraude, qu'encadrait une chevelure rousse se superposa à son souvenir. Ses lèvres se crispèrent, puis se détendirent. Il s'était décidé.
— Je veux d'abord la fin de cette guerre. Ensuite, nous discuterons de notre avenir... quand tu auras atteint tes vingt-trois ans, l'âge légal pour la déclaration.
— Nous pourrions dès l'année prochaine, mais je m'en contenterai.
Mioca rayonnait. Lorsqu'elle effleura sa joue du bout des doigts, Sojeyn réprima un mouvement de recul. Inconsciente de sa réaction, sa cousine quitta le salon après un geste d'adieu de la main, comme durant leur jeunesse.
Malheureusement, le calme qu'il aurait aimé avoir pour réfléchir à cette scène lui fut refusé : Kishor et Ixli entraient à leur tour. Si sa tante prit la place abandonnée par Mioca, face à lui, son ami demeura debout entre eux.
— Comment peux-tu faire cela ? assena l'Imlaya, énervé.
— Je peux faire quoi ?
— Laisser espérer Mioca d'un futur compagnonnage !
— Kishor, intervint Ixli, dont le geste pour amener un fougal à la bouche resta suspendu dans les airs. Même si tu es le conseiller du prince d'Aurora, tu n'as aucun droit à lui dicter sa conduite sur ce sujet. Pardonne-nous mon neveu, nous souhaitions manger avec toi et avons entendu ta conversation privée par accident.
Elle récupéra la friandise délicatement de ses longs doigts, alors que Kishor insistait avec plus de calme :
— As-tu l'intention d'ignorer Lien avec Idsou ?
— Le Lien ? De quoi parles-tu ?
Trop tard, maugréa Sojeyn.
Même s'il tentait d'arrêter son ami, Ixli exigerait une explication. Elle reposa le fougal, toute son attention centrée sur Kishor, pendant que l'Imlaya lui relatait les deux manifestations du Lien. Le sang de Sojeyn bouillonna, ses nerfs le brûlèrent et les reflets de ses cheveux virèrent au bleu métal. Quant à sa tante, son visage avait pâli. Elle balbutia :
— Est-ce vrai ? Tu as le Lien avec ce jeune homme non Auroréen ?
— Je ne t'imaginais pas me trahir, Kishor !
— Ce serait, au contraire, trahir ton destin si je me taisais, car tu es en train de t'égarer, mon souverain et ami !
— Ainsi, c'est vrai, souffla Ixli, atterrée. Pourquoi faire croire à Mioca...
— Nous n'avons aucune assurance que le Lien puisse se créer avec un non Auroréen, coupa Sojeyn, alors que Mioca et moi avons été élevés pour devenir compagnons de vie.
Et voilà, il s'était engagé envers sa cousine, alors que son idée était juste de lui parler après la guerre, à tête reposée. Pourtant, il ne le reprochait ni à Kishor ni à Ixli. Cette conclusion lui convenait parfaitement.
— Flore et Brian sont la preuve de cette possibilité, objecta sa tante. Tu n'éprouveras pas de sentiments pour Mioca, ton cœur est pris à tout jamais par Idsou et le sien avec. Vous mourrez ensemble. Devenir le compagnon de vie de ta cousine, refuser le Lien te rendra indifférent à tout. Tu y perdras jusqu'à ton humanité !
L'uriahmi royale ne lui apprenait rien, mais Gouverner Aurora avec un jeune homme aux pouvoirs psychiques incontrôlés ne se concevait pas, même si Ixli convainquait le Conseil. Son choix représentait le meilleur à ses yeux.
Mioca a assez souffert de voir ses rêves s'écrouler un à un.
Sur cette conclusion satisfaisante, Sojeyn abandonna Kishor et Ixli en pleine communication par la pensée. Au moment où il franchissait la porte, celle de l'Imlaya lui parvint :
— Si nous réussissons un jour à libérer Aurora, il restera dans une prison pour le reste de sa vie.
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