C1 - Les âmes esseulées (1/3)
Mioca caressa la couverture tannée de l'épais manuscrit posé sur ses genoux, lui arrachant un frisson de plaisir. Le titre en larges lettres dorées, aux arabesques complexes, brillait sur le fond émeraude : Potions et philtres des non-kiriahnis.
Elle l'avait trouvé au hasard de ses visites dans les pièces reculées du château de Monti. Leur côté vétuste ou sombre ne l'effrayait pas. Au contraire, son goût immodéré pour les légendes d'Aurora la conduisait dans ces lieux insolites.
D'habitude, je reviens bredouille.
Une habitude qu'avait brisée son excursion la veille au soir. L'apprentissage intensif de l'ancien auroréen, des siècles de la Décadence, qu'elle s'obligeait, allait enfin lui servir. Elle déchiffra sans difficulté le sous-titre sur la couverture : Ou comment vaincre l'impossible sans pouvoirs psychiques.
— Je détiens un trésor !
Mioca se pinça les lèvres et jeta un coup d'œil furtif autour d'elle, mais personne ne la fixait avec l'envie de lui voler son livre. Elle était seule dans son immense chambre aux murs décorés de l'emblème de Monti, la diraguel, une fleur à la hampe parsemée de clochettes ivoire et fauve ; assise sur le rebord de la haute fenêtre plutôt que sur son vaste lit.
Sa réaction lui amena un sourire amer : ni les Auroréens ni les Astrydiens ne lui rendaient visite, même son père. Un nouveau frisson la parcourut, de froid cette fois. Elle réchauffa son visage aux rayons du soleil rose nacré d'automne, puis se plongea dans sa trouvaille.
Mioca tourna les premières pages parcheminées avec respect, avant de s'arrêter à la table des matières des potions, qu'elle lut au hasard. Certaines la firent rire : provoquer des démangeaisons, empêcher de tenir un objet, de chanter ; ou l'attendrirent : redonner l'appétit à un nourrisson, soigner un enfant traumatisé. En revanche, d'autres l'inquiétèrent : paralyser un ennemi, obliger à dire la vérité, blesser ou saigner ; et l'horrifièrent : empoisonner, handicaper, avorter.
Aurait-elle été plus heureuse à cette époque ? Peut-être. Comment s'y prenaient-ils en amour ? Concoctaient-ils des philtres ? Son doigt glissa sur le parchemin rugueux avec fébrilité et s'immobilisa sur une recette à la troisième page.
Augmenter la vigueur masculine, intéressant.
Ses pérégrinations solitaires dans le château lui avaient appris ce que les uriahmis dissimulaient au peuple sur la sexualité d'autrefois, et bannie depuis des millénaires. Elle s'empressa de tourner les pages jusqu'à celle recherchée. Une courte consigne précédait la description de la potion : Pour un couple dans sa volonté de descendance ou pour une femme, ou un homme, désirant forcer le compagnonnage. Efficacité accrue si la femme emploie le philtre « augmenter la fécondité » en même temps.
Mioca pouffa, une main devant la bouche, et ses cheveux virèrent au rose intense.
Vraiment, ils se permettaient tout !
Alors qu'elle reprenait sa recherche, la musique cristalline d'un oiseau l'interrompit. Elle referma le livre avec un soupir agacé, puis commanda à voix haute l'ouverture de la porte en métal. Elle coulissa. Le système remplaçait les rideaux psychiques, devenus inutiles en raison des brouilleurs. Néanmoins, les Astrydiens laissaient le peuple employer les sphères de la vie quotidienne, tant qu'elles ne les mettaient pas en danger.
Les yeux baissés, une servante à la tenue grise lui annonça :
— Le doryaumi Yoron vient de rentrer et vous invite à le rejoindre pour le repas.
Cette manière de transmettre un message représentait un autre changement chez les Auroréens, qui ne pouvaient plus communiquer par la pensée. Même elle regrettait la disparition de ce pouvoir, si pratique ; quand celle des kiriahs ne la perturbait pas, puisqu'elle n'en possédait pas.
— Dites-lui que j'arrive, répliqua Mioca, d'un ton neutre.
Par Kilyan, je me passerai d'un tête-à-tête lugubre avec mon père !
Elle vérifia la montre astrydienne, cadeau pour ses seize ans de son ami Xiolo, qu'elle dissimulait sous la ceinture fauve de sa longue robe. Il ne l'avait pas appelée, mais cette belle journée de printemps ne se terminerait pas avant des heures.
Une fois son livre caché derrière ceux de sa bibliothèque, elle réajusta ses tresses devant son miroir et sortit dans le couloir vide de l'aile privée du château. Le gouverneur astrydien ne contrôlait pas leurs appartements, ils en jouissaient librement.
Nous avons plus de chance que la famille royale. Que deviens-tu Sojeyn ? J'aurais tant aimé fêter ta majorité aujourd'hui, et je n'ai plus de nouvelles de toi depuis cinq ans. Tu ne reconnaîtrais plus la petite fille d'autrefois.
L'arrivée chez son père la ramena au présent. Il l'attendait au salon devant une table simplement mise, trop sobre pour leur rang, une manière de marquer le joug de l'usurpateur sur leur peuple. Même lors d'un anniversaire de l'un ou de l'autre, la décoration s'améliorait à peine. Mioca ne partageait pas son opinion au sujet des Astrydiens ni son mode de vie austère.
Nous n'en possédons qu'une seule, autant en tirer le meilleur.
Elle se contenta de s'asseoir face à son père. Heureusement, la cuisine de Monti ne pâtissait pas des choix du doryaumi. Un serviteur apporta un plat sur lequel trônaient des oiseaux grillés posés sur un lit de pétales multicolores. La viande fondit en bouche. Elle se mariait avec le goût aigre-doux des fleurs confites.
— Cela fait longtemps que nous n'avons pas déjeuné ensemble, mon travail m'accapare tant, s'excusa soudain son père. Et Hadil se terre dans son château, tu dois te sentir bien seule.
— Comme beaucoup d'Auroréens, inutile de la blâmer ou de l'importuner, j'ai vingt-et-un ans, émancipée depuis six mois. Mais nous avons manqué la journée de maman.
À dessein, Mioca orientait la discussion sur l'unique point qui ne provoquait pas de querelles entre eux. Elle avait huit ans lorsqu'une pantigra avait tué sa mère pendant une promenade en forêt. Son père n'avait jamais repris de compagne, Hadil servant de mère de substitution, et entretenait son image avec de multiples anecdotes.
— Vous jouiez dans la nature à cache-cache, lui murmura-t-il, attendri. Laina t'a donné le goût des fleurs et aurait adoré ton jardin.
Sa mère douce, toujours joyeuse, lui chantait des comptines, la caressait et l'embrassait souvent. En cachette. Les Auroréens ne se touchaient pas, son père y compris. L'image d'un pique-nique avec Sojeyn lui revint en mémoire. Son futur compagnon de vie l'avait rejeté avec véhémence quand elle avait effleuré son visage.
Tu as tort, et je t'apprendrai à aimer.
— Vous vous déguisiez et alliez au marché de la ville avec un serviteur pour acheter des provisions, poursuivit son père. Tu portais un panier deux fois trop lourd, toute fière d'aider ta maman.
Sa voix vibrait de chaleur, parler de sa mère le rendait plus accessible. Avant l'invasion des Astrydiens, ils discutaient à bâton rompu sur les légendes d'Aurora, mais Yoron avait changé. Il culpabilisait de ne pas avoir voté pour la vision de Flore lorsqu'elle avait alerté le Conseil, travaillait encore plus pour le peuple, s'isolait ou se promenait en forêt.
C'est son choix, n'y pense pas.
Mioca saisit un fougal, le dessert préféré des Auroréens. La crème onctueuse parsemée de morceaux de fruits frais déborda de la galette roulée, elle se lécha les doigts pour ne pas en perdre une miette sous le regard amusé de son père. Il n'avait jamais blâmé ce geste d'enfant, synonyme de bonheur en famille. Un paradoxe.
Quand Yoron lui versa du vin de Westia, à la robe ambre, dans son verre, elle hésita à s'en emparer.
— Avec l'émancipation, beaucoup de choses te sont autorisées. Tu es libre de te rendre où tu le souhaites sans ma permission, boire des alcools... et me tutoyer.
— Mais pas encore de prendre des décisions pour mon avenir.
— Peu à peu, tu le pourras. Te sens-tu si oppressée ?
Mioca ne céda pas à la tristesse dans son regard et riposta :
— Vous me tenez écarté de la vie du doryaum et d'Aurora.
— Tu es mon unique enfant, je te protège.
— Je ne suis plus une petite fille ! Et les Astrydiens ne sont pas dangereux, vous vous méprenez à leur sujet.
Les cheveux de son père prirent des reflets inquiétants d'argent en fusion.
— Tu ne sais rien de ce qu'ils sont ou font.
La voix glaciale gifla Mioca mieux que le geste, elle retint de toucher sa joue brûlante.
— Pardonne-moi, murmura Yoron, les épaules abattues. Je suis le seul coupable de ta réponse.
— Alors, prouvez-moi que j'ai tort. Menez-moi à la résistance.
— Elle n'existe pas ! C'est juste une rumeur dans le peuple pour garder l'espoir.
— Et Sojeyn, il n'existe pas non plus ? jeta-t-elle, les doigts accrochés à son verre. C'est son anniversaire aujourd'hui, il a atteint sa majorité et ne daigne pas m'inviter.
— Il est mort, tu le sais.
— Mais l'uriahmi m'a dit...
— Il ne voulait pas te bouleverser, et nous l'espérions encore à cette époque, coupa son père. Personne ne l'a revu depuis des années.
— Je croyais... je croyais...
Son verre lui échappa. Il se brisa contre le plat, et le liquide ambré s'étala sur la nappe grise. Le ralenti de la scène apportait à Mioca des détails insignifiants : l'éclat du soleil dans les morceaux dispersés, les couleurs changeantes, le bruit sourd du choc, le vin qui gouttait sur le sol. Certains mots de Yoron lui parvenaient au travers d'un brouillard.
— ... un piètre hôte et parent... à la prochaine occasion... voir la souffrance... n'ai que trop tardé.
Un silence suivit, il déchira la brume de sa douleur, et Mioca constata que son père avait quitté le salon. Le froid la pénétrait au plus profond de son corps, provoquait des tremblements. Un seul endroit la réconforterait.
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