Quand Jimin coloriait un ciel bleu, il s'imaginait se pencher sur la terre et souffler pour en dissiper les nuages. Dieu de la nature, il caressait ensuite le sol rocailleux pour qu'y pousse une herbe émeraude. Sous la pulpe de ses doigts, il réussissait presque à percevoir les sédiments, leurs différentes strates, la façon dont l'érosion avait creusé des aspérités par endroits, ainsi que leur surface rugueuse et craquelée.

La vie naissait sous la pointe de son feutre. Il traçait les fleurs, les arbres. Il faisait jaillir les cours d'eau et leurs poissons, il invoquait les oiseaux. Il contrôlait tout. Pas un infime espace de vide n'échappait à sa vigilance.

Quand ciel et terre entraient en contact, Jimin coloriait avec une infinie douceur pour que son bel univers ne s'ébranle pas sous le choc de cette collision cosmique. Ainsi, les cimes des sapins paraissaient chatouiller les étendues célestes tandis qu'au loin ces dernières se confondaient avec le céruléen des lacs.

Même s'il n'en apparaissait pas toujours, Jimin adorait imaginer des animaux dans les paysages qui prenaient vie grâce à lui. Au milieu des montagnes, il dessinait tout un écosystème dans son esprit : d'abord les plus petits, les insectes. L'arbre qu'il venait de planter, il y dénombrait une infinité de fourmis à son pied, en train de se chamailler avec d'autres bêtes pour remporter la feuille tombée quelques instants plus tôt. Plus loin, entre deux branches d'un buisson, une araignée se rapprochait d'une mouche trop pressée qui s'était coincée dans sa toile. Elle se débattait, ses ailes s'agitaient sans réussir à se détacher de ces filets collants.

Ensuite, les petits animaux. Combien de souris fouinaient dans les environs à la recherche de baies ou bien de pommes lâchées par des arbres prodigues ? Jimin aimait beaucoup les rongeurs. Des écureuils, là, cachés dans les frondaisons, leur fourrure rousse formant comme un mirage alors qu'ils disparaissaient aussi vite qu'ils étaient venus. Des lapins qui regagnaient leurs terriers, des oiseaux qui visitaient le ciel avec leur nonchalance coutumière.

Enfin, ceux que l'on voyait en premier : les plus gros mammifères. Dans ces montagnes, il voulait une horde de loups gris avec leurs petits, tous étendus sur l'herbe fraîche pour profiter des rayons d'un soleil printanier. Ils se serraient les uns contre les autres, le cœur rempli d'allégresse.

Jimin fut arraché à sa contemplation onirique par le grognement de son estomac. Il grimaça : son corps réclamait à manger, mais il n'en éprouvait lui-même aucun désir. Voilà bien longtemps qu'il n'écoutait plus les signaux de la faim, au point qu'ils n'exerçaient plus la moindre emprise sur lui. Il ne les entendait même plus.

Il n'avait pas envie de cuisiner, il n'avait pas envie de humer les odeurs des aliments en train de se mêler, il n'avait pas envie de les sentir glisser le long de son œsophage. Il poussa un soupir en se rappelant le visage inquiet de son meilleur ami. Il fallait qu'il prenne davantage soin de lui, qu'il remonte la pente.

Jimin se rendit à la cuisine. Il marcha d'un pas terriblement lent qui traduisait l'étendue de sa fatigue. Il ne se tenait plus aussi droit qu'auparavant, il laissait la maladie peser sur lui à la manière d'un fardeau trop lourd pour ses maigres épaules.

Il mangea un fruit, peu enclin à préparer quoi que ce soit. Il retourna à son bureau où sa palette de feutres patientait avec son carnet de coloriage. Il les observa tous deux, se sentit vide, et se dirigea vers son lit où son portable l'attendait. Il était épuisé.

Son écran afficha treize heures trente. Jimin n'y prêta guère attention. Il se coucha sur le ventre, son coussin serré entre ses bras, et ferma les paupières après avoir ramené sa couverture sur lui. Il voulait oublier ce qui lui était arrivé ce matin-là, pourtant dès lors qu'il se retrouva face à ses pensées, ce fut le visage de ce garçon qui lui revint en tête, son regard qui n'exprimait ni pitié ni mépris, ses traits délicats, et ce battement de cœur si dévastateur qui avait précédé ses douloureuses palpitations. Maintenant qu'il y réfléchissait, il s'était pendant moins d'une seconde senti si... si bien. Il lui avait semblé planer au-dessus des nuages qui assombrissaient son existence. Une sérénité qu'il n'avait plus connue depuis des lustres l'avait rassuré sans raison.

Décidé à songer à autre chose, Jimin attrapa son smartphone.

Jimin – Je m'ennuie...

Taehyung – Et moi je bosse : on a tous nos problèmes, mon ami. T-T

Jimin – Oups, désolé, je voulais pas déranger. X)

Taehyung – T'inquiète, ça m'a fait sourire. Je peux passer ce soir si tu veux.

Jimin – T'es adorable, mais si t'as autre chose à faire, t'embête pas.

Taehyung – J'ai juste à jouer à l'ordi quand je rentre, alors autant que j'en profite si on peut se voir. En plus, si ça se trouve, je serai bientôt en couple, alors profitons de pouvoir passer du temps ensemble ! ^.^

Jimin – Tu trouves pas que tu t'avances un petit peu ? XD

Taehyung – Eh bien figure-toi que non, car le beau Jeon Jungkook (même son nom est sexy omg) a proposé de me coacher gratuitement, et qui proposerait de me coacher gratuitement si ce n'est quelqu'un qui espère que je le paie en nature tôt ou tard ?

Jimin – T'es désespérant. Mais j'avoue que c'est trop généreux pour être désintéressé !

Taehyung – Ah on est d'accord ! Il est là tous les matins pour s'entraîner un peu, alors il s'occupera de moi à ce moment-là. Et j'espère que « s'occuper de moi », tôt ou tard ça voudra dire me DÉMONTER BIEN FORT puis me demander en mariage.

Jimin – O.O

Taehyung – Oups, je t'ai choqué ?

Jimin – À peine...

Taehyung – Tu me connais pourtant. :3

Jimin – Oui, c'est ça le pire...

Taehyung – Allez, je dois te laisser, passe une bonne journée, à ce soir !

Jimin sourit devant ce message, touché que son ami se propose de lui tenir compagnie alors qu'il adorait ses soirées sur ses jeux en ligne. Il lui restait des sucreries achetées et offertes par Taehyung la semaine précédente et qui conviendraient tout à fait pour cette soirée à regarder un film et à discuter – sûrement de Jungkook.

Le visage de Jimin perdit de ses couleurs à l'idée que son cadet trouve l'homme de sa vie : bien sûr qu'il serait ravi que Taehyung vive un amour éternel dans les bras musclés de Jungkook, mais... que deviendrait-il ? Taehyung ne risquait-il pas de s'éloigner de lui ? Si la solitude s'imposait à lui, Jimin ignorait s'il aurait la volonté de s'en sortir. Il peinait déjà à fournir le moindre effort, alors si son pilier s'écroulait... il s'effondrerait avec lui.

Le cœur serré d'appréhension, Jimin fut tiré de ses pensées par la vibration de son smartphone indiquant un message, mais cette fois reçu sur une application en ligne. Il attrapa son portable abandonné près de son oreiller et recouvrit sa mine radieuse : il s'agissait du groupe WhatsApp du magasin où il travaillait avant son arrêt maladie. Il continuait de suivre leurs discussions, espérant retrouver ses collègues au plus vite. Pour lors, son corps ne supporterait pas un métier aussi éreintant.

Il ouvrit la conversation pour découvrir que c'était un libraire qui avait posté.

Hoseok – Résumé de ces deux dernières heures : nos stocks ne s'affichent plus sur le logiciel de recherche, je vais prévenir Mme Seo, elle me dit d'appeler le centre d'aide, j'appelle le centre d'aide, je leur résume la situation, ils me disent de contacter le service informatique de notre chaîne de magasins, j'appelle le service informatique, je leur résume la situation, ils me disent d'écrire un mail à la maintenance avec tout ce que je viens de dire, je leur demande à quoi ça sert puisque je viens de le leur dire, ils me répondent que c'est comme ça, alors j'écris le mail, et là je viens de recevoir une réponse où ils me disent que « ah oui c'est bizarre ça ». Fin : je suis allé sauter sur place en réserve pour éviter de taper un client incapable de trouver tout seul comme un grand le rayon mangas (parce que les mangas, ça ressemble tellement aux romans, forcément qu'on les confond quand on est CON !!!!!!!!!!!!!)

Mort de rire devant l'interminable message du pauvre libraire, Jimin ne put s'empêcher de répliquer.

Jimin – Bah alors, vous êtes pas supposé bosser à cette heure ? :3

Son ami lui répondit presque aussitôt.

Hoseok – Je suis en pause, M. Park, je n'en pouvais plus. T-T

Hoseok – Vous me manquez : vous au moins vous réussissiez à persuader Mme Seo de nous aider. Quand on appelle, tout le monde s'en moque, et moi je désespère. Alors que quand c'est elle ou vous, ça bouge tout de suite. Je ne suis qu'un pauvre être insignifiant dans un monde qui ne s'intéresse qu'aux puissants.

Jimin – Vous ne trouvez pas que vous en faites beaucoup ?

Hoseok – Non pourquoi ?

Taehyun – Parce que t'emmerdes tout le magasin à faire sonner nos smartphones pour tes divagations débiles. -_-

Jimin – Bonjour M. Kang !

Taehyun – Bonjour M. Park ! Comment allez-vous ? ^^

Jimin – Tout va bien. Et vous Jung Hoseok ? Vous vous sentez un peu mieux ?

Hoseok – Je suis au fond du gouffre... T-T

Taehyun – Je suis en chemin pour la salle de pause, je vais le tirer de son ravin, monsieur, vous en faites pas. :3

Jimin – Parfait, bon courage.

Taehyun – Je vais en avoir besoin...

Âgé de seulement dix-huit ans, Taehyun travaillait au magasin quelques heures par semaine pour mettre un peu d'argent de côté. Vendeur au rayon musique et films, il s'en sortait bien et était apprécié de ses collègues malgré son tempérament réservé. Avec l'équipe qui l'entourait, ouverte et bienveillante, il s'épanouissait peu à peu. Jimin le trouvait beaucoup moins timide qu'à son arrivée – il écrivait sur leur groupe WhatsApp, c'était un grand pas !

Hoseok d'ailleurs comptait parmi ceux qui l'avaient le mieux accueilli, de sorte que les deux garçons bavardaient toujours quand ils se voyaient en salle de pause ou bien en rayon. Cette entente ravissait Jimin qui se sentait soulagé que ce garçon timoré qu'il avait rencontré en entretien d'embauche – il y assistait parfois – trouve sa place dans leur petite structure.

La conversation stoppée, Jimin quitta son écran des yeux ; il lui sembla qu'une minute plus tôt, il se trouvait dans son précieux YP Books avec ses collègues. Une chaleur paisible s'était diffusée dans son corps et s'enfuyait à présent qu'il se retrouvait chez lui, seul avec ses problèmes.

Sortir du gouffre... Y parviendrait-il un jour ? Comment remonter quand on avait tant chuté ? Il était des combats qui paraissaient perdus d'avance, comment dans ce cas retourner la situation ?

Manger. Elle était simple, la solution. Son médecin la lui avait mise sous le nez comme s'il avait eu l'idée du siècle. Un parfait imbécile. Jimin savait comment prendre du poids. Or, impossible, il n'y arrivait pas. La nourriture l'étouffait, sa coinçait dans sa gorge, pesait sur son estomac. Bien qu'épuisé à longueur de journée, Jimin éprouvait un certain confort. Se regarder dans la glace lui coûtait, pourtant cela lui coûtait moins que quand il était en bonne santé un an plus tôt.

Il frémit : il voulait guérir pour les autres. Néanmoins, au fond de lui-même, l'idée de regagner son poids d'antan le terrifiait. Reprendre le travail, le sport, retrouver la forme ; il adorerait. Son reflet dans le miroir en revanche... il ne le supporterait pas. Comment donc s'en sortir s'il ne s'agissait que d'un mensonge dont il essayait de se convaincre ?

Il désirait s'enfoncer dans l'anorexie autant qu'il rêvait de s'en tirer.

Le cœur serré, il se souvint des paroles de son médecin : s'il ne se battait pas, s'il n'acceptait pas qu'il lui fallait absolument faire la paix avec ses troubles pour les vaincre, ces derniers finiraient par avoir raison de lui. Un jour – une nuit peut-être – son organe qui appelait à l'aide cèderait lui aussi à l'appel de l'épuisement, cesserait de lutter et s'endormirait à son tour.

Alors Jimin ne se réveillerait plus jamais.

~♥~

Chez lui, Jimin buvait verre de soda sur verre de soda, son ordinateur portable placé sur le comptoir devant lui. Ses jambes s'entrechoquaient par réflexe sous l'effet de l'anxiété tandis qu'il faisait défiler la page web qu'il avait déjà lue trois fois cet après-midi-là. Il se passa les mains dans les cheveux en se murmurant un encouragement, et quand la porte de son appartement s'ouvrit sans même se tourner, il sut de qui il s'agissait.

« Ça va ? s'enquit Jisung en approchant. J'ai fait aussi vite que possible.

— Ouais... je suis un peu surmené en ce moment.

— J'avais cru comprendre, ça fait longtemps que j'attendais des nouvelles, t'es resté silencieux un bout de temps...

— Désolé.

— Je t'en veux pas, je sais que c'est pas facile en ce moment.

— Hum...

— Alors, tu voulais me dire quelque chose de particulier ?

— Ouais... tu me jugeras pas ?

— Promis.

— Je voudrais reprendre des études dans un an. J'ai regardé les cursus qui peuvent être suivis à distance, et il y en a un qui m'intéresse : ce serait un cursus manager et communication, mais en anglais. J'aimerais bien recevoir correctement nos clients internationaux et échanger sans mal avec des fournisseurs de tous horizons. J'ai voulu essayer de m'inscrire, mais c'était déjà trop tard, alors ce sera pour l'année prochaine. En attendant, je vais essayer de bosser mon anglais pour pas être trop à la ramasse, ricana Jimin d'un ton embarrassé.

— Oh... ça je m'y attendais pas.

— Tu trouves ça ridicule, hein ?

— Ridicule ? Que tu veuilles travailler pour devenir encore meilleur dans ton boulot ? Bah non, je trouve ça au contraire admirable. T'as du courage, surtout que t'as déjà un emploi du temps surchargé, affirma Jisung d'un ton un peu plus acide que voulu.

— Je suis désolé, vraiment. Et puis c'est pas juste ma faute si on ne se voit presque plus, toi aussi t'es constamment débordé. Tu me manques, tu sais... »

Alors qu'il s'apprêtait à protester, les derniers mots de Jimin calmèrent les ardeurs de son interlocuteur qui afficha un sourire peiné.

« Je te présente mes excuses aussi, t'as raison, admit-il. Je ferai des efforts. Et sois sûr que je te soutiens à fond dans ton projet, mon Jimin, t'es admirable. »

Le jeune homme, touché, quitta son tabouret pour se jeter dans les bras ouverts et affectueux qui le réceptionnèrent. Jisung lâcha un rire attendri en déposant une bise qui se voulait réconfortante sur le front de Jimin.

Tout se passerait bien pour lui, il en était convaincu.