Chapitre 7
Samedi matin. Le téléphone portable de Bastien indique neuf heures. Il se demande ce qui a pu le réveiller aussi tôt, lui qui a d'habitude le sommeil lourd, et enfouit la tête dans son oreiller. Pendant une demi-heure, il se tourne et se retourne, mais impossible de se rendormir. Il met la tête sur le côté opposé du lit, où sont normalement ses pieds, mais même cette technique ne fonctionne pas aujourd'hui. Dans cette position, il aperçoit sa guitare, posée au dessus de sa commode depuis des mois, et probablement poussiéreuse même s'il ne peut pas le voir d'ici. Il note dans un coin de son esprit qu'il faut vraiment qu'il trouve la motivation d'aller acheter des rideaux qui ne laisseraient pas passer la lumière du jour. Pourtant, la lumière ne l'a jamais réveillé jusqu'ici, ni jamais empêché de trouver le sommeil.
Son regard se perd sur la guitare. Peut-être devrait-il se remettre à en jouer. N'est-ce pas ce que signifiait la fillette qu'il a failli renverser le mercredi précédent ? Est-ce un hasard aussi, si, depuis, il a remarqué, entre télé, affiches et vitrines, au moins vingt-cinq guitares ? Peut-être que le réveil lumineux est également un signe, un moyen de l'inciter à regarder son instrument de musique. Il se souvient de la joie qu'il a ressenti le jour où il l'a achetée. Il se souvient de la joie qu'il ressentait en en jouant. Mais il a pourtant du mal à se motiver, sachant que cela ne lui fait depuis longtemps plus autant plaisir qu'avant. Il doit à présent se forcer pour aller vers l'instrument, ayant l'impression d'accomplir un exercice pour renforcer une compétence qu'il jugera de toute façon toujours insatisfaisante.
Il faut dire aussi qu'il ne s'y est jamais mis sérieusement. Le sérieux et l'amusement lui ont toujours semblé incompatibles. Ne le sont-ils pas ? S'il travaille sa guitare, la guitare cessera d'être un jeu. Mais, de toute façon, elle a depuis longtemps déjà cessé d'être un jeu. Et puis, s'il y a une chance d'être un jour riche et célèbre grâce à la musique, comme le prophétise la carte de la voyante, même si cette chance est infiniment minuscule, est-ce que ça ne vaut pas le coup de se donner un peu de mal ?
Bastien remarque une corde cassée sur la guitare. Est-ce un signe qu'il fait fausse piste, et qu'il ne doit surtout pas recommencer à en jouer ? Devrait-il plutôt se mettre à un autre instrument ? La batterie l'a toujours tenté, mais il n'a vraiment pas la place dans son appartement. Et puis, il trouve quand même que la guitare reste l'instrument qui lui convient le mieux. La corde cassée n'est peut-être qu'une corde cassée. Les vingt-cinq guitares qu'il a vues étaient bien des guitares. Quoi que, s'il y avait prêté attention, il aurait probablement vu quelques batteries au cours de la semaine. Mais certainement pas autant que vingt-cinq. Non, on ne voit jamais autant de guitares que ça ; il n'en voyait jamais autant avant la voyante et le mot. La guitare est forcément la solution.
Autant tenter sa chance après tout. Quelles sont ses options ? A. Rester dormir toute la journée. Assez tentant il faut dire, mais beaucoup moins quand le sommeil refuse de se prêter au jeu. B. Acheter un nouveau jeu vidéo et passer la journée à y jouer. Ce qui est probablement ce qu'il aurait fait s'il n'était pas tombé sur ce mot au supermarché. C. Essayer de faire changer les choses, de réparer cette corde de guitare et peut-être sa vie entière. Bastien hésite entre B et C. Puisque magie il y a, peut-être peut-elle choisir pour lui ? Il lance le paquet de cartes de UNO qui est posé sur sa table de nuit. Celui-ci tombe du côté des instructions : option C ce sera donc.
Bastien se lève, récupère son ordinateur portable, et retourne sous sa couette avec lui. Il cherche une boutique où faire réparer sa guitare, et même un professeur pendant qu'on y est. Cela lui prend au moins deux heures, car il faut compter avec les multiples interruptions pour consulter ses fils d'actualité sur divers sites et répondre aux messages instantanés de ses amis. La guitare pourra être réparée d'ici la semaine prochaine, il faut juste qu'il la dépose cet après-midi dans une petite boutique à deux pâtés de maisons. Quant aux cours de guitare, il y a en a de dispensés là bas, par la propriétaire du magasin elle-même. Bastien espère qu'elle est jolie.
Et il espère aussi qu'il aura assez d'argent pour payer tout ça. En même temps, il a déjà économisé un jeu vidéo aujourd'hui. Quoi que, il doit y avoir moyen d'en acheter près de la boutique de musique, et il lui reste amplement le temps de jouer ce week-end, d'autant plus que la guitare ne sera pas encore réparée. Bastien a peur de perdre sa belle motivation du jour. Heureusement, il connaît une technique pour déjouer ce risque. « Allo Ben. J'espère que je ne te réveille pas. Je voulais juste t'appeler pour t'annoncer un truc : je vais me remettre à la guitare, sérieusement et tout, je vais même m'inscrire à des cours. » Son ami est ravi. Maintenant, Bastien ne peut plus abandonner, au risque de le décevoir.
En plus, il garde l'économie du jeu vidéo non acheté, car il a maintenant d'autres plans pour la journée : rejoindre Ben et sa copine pour une raclette chez eux avec d'autres de leurs amis. Voilà qui risque bien d'occuper tout son après-midi, peut-être ferait-il mieux de passer dès maintenant à la boutique pour mettre sa guitare à réparer. Ce qui signifie qu'il doit partir de chez lui... maintenant. Il enfile en vitesse un pantalon et un tee-shirt à moitié sale, embarque la guitare, et part à pieds. Dommage, le vélo n'est pas possible avec ce chargement. Mais ce n'est pas si loin que ça. Pendant qu'il marche, il passe devant un kiosque à journaux : depuis quand n'a-t-il pas lu un journal ? Peut-être un magazine à la rigueur, dans la salle d'attente du dentiste quand il daigne y aller une fois tous les trois ans. S'il se souvient bien, c'était un magazine de psychologie. Moins bidon qu'il n'en avait l'air, celui-ci l'avait même plutôt intéressé.
Mince ! Bastien vient de se souvenir d'un petit encart dans ce fameux magazine de psychologie. Celui-ci indiquait que révéler ses bonnes résolutions aux autres, contrairement à ce que l'on peut penser, ne favorise pas forcément le maintien de l'implication. La théorie était que l'on reste motivé à faire quelque chose quand on est convaincu de le faire véritablement pour soi, plus que si les circonstances nous laissent penser qu'on le fait pour quelqu'un d'autre. Enfin, si Bastien se souvient bien de l'article. Probablement qu'il se plante complètement. Peut-être même que ça disait l'inverse ; il ne s'en souvient que très vaguement.
La boutique est là, juste devant lui. Très jolie. Très jolie la boutique, avec ses murs en brique à l'intérieur comme à l'extérieur, ses grandes vitrines, ses petits poufs, et les magnifiques instruments exposés. Très jolie la boutique. La propriétaire un peu moins, mais tout à fait acceptable, et même plutôt agréable. Des petites lunettes au bout d'un nez un peu pointu, une queue de cheval mal faite, une robe à carreaux légèrement trop grande, et des grands yeux qui le scrutent. Elle ne doit pas être plus vieille que lui. N'est-ce pas jeune pour être propriétaire d'une boutique d'instruments ? Après tout, peut-être pas ; il a, mine de rien, déjà trente-trois ans. Le temps qu'il passe devant la vitrine est peut-être trop long. Est-ce pour ça qu'elle le regarde de façon aussi insistante ?
« Bastien Ilorela ; ça alors ! Alors, comme ça, tu joues toujours de la guitare ? » Pourquoi la vendeuse lui parle-t-elle comme si elle le connaissait ? Comment sait-elle comment il s'appelle ? Est-ce qu'il serait possible que... ? Il la regarde d'un air effaré, tenant tant bien que mal de se souvenir où et quand il a bien pu la croiser. « Je vois que tu ne te souviens pas de moi. Justine Vanier. On était dans le même cours de guitare à la fac. » Bastien se souvient à peine s'être inscrit à un cours de guitare. Ceux-ci étaient proposés par les clubs étudiants de l'université, et gratuits, alors c'est sans pitié qu'il avait arrêté d'y assister dès qu'il en avait eu assez, c'est à dire au bout de la quatrième ou cinquième séance.
Mais Justine se souvient de lui. Et lui, il se souvient d'elle aussi. Mais il ne se souvient pas d'elle comme ça. Il se souvient d'elle bien plus soignée, dans un style beaucoup plus femme inaccessible que le type meilleure amie qu'elle revêt aujourd'hui. Si ses souvenirs sont corrects, elle ne lui avait jamais adressé la parole. Et, maintenant, non seulement elle le reconnaît, mais en plus elle lui parle comme s'ils avaient été amis. Elle ne lui tient pas rigueur de ne pas l'avoir reconnue, se pense capable de réparer la guitare en quelques jours, serait ravie qu'il s'inscrive à ses cours de guitare, et lui propose même de prendre un verre pour rattraper le temps perdu.
Rattraper le temps perdu ? Mais quel temps perdu ? N'importe quel autre jour, Bastien lui aurait fait la remarque. S'il avait accepté de prendre un verre avec Justine, ça aurait été uniquement par politesse, par gentillesse, ou par curiosité de découvrir comment elle en est arrivée là où elle en est aujourd'hui. Elle n'est décidément pas son genre de fille, et il n'aurait pas voulu lui donner de faux espoirs. Sauf qu'aujourd'hui, il en est moins sûr. Après tout, la voyante ne lui a-t-elle pas parlé du retour d'un amour passé ? Certes, il n'a jamais été amoureux de Justine. Mais c'est vrai qu'à l'époque elle lui plaisait beaucoup, et qu'il n'aurait probablement pas dit non s'il avait senti une occasion avec elle. Et, même si aujourd'hui elle lui plait légèrement moins, peut-être qu'elle est malgré tout la fille qu'il lui faut. Après tout, un signe du destin ne se néglige pas.
Pourquoi ne pas lui laisser une chance ? C'est vrai qu'elle est quand même mignonne, et qu'elle a l'air de l'apprécier qui plus est. Retomber sur elle pile à ce moment de sa vie, pile après avoir tiré cette carte, ne peut pas être anodin. « C'est dommage que tu travailles aujourd'hui, je suis justement en chemin pour une raclette entre amis. Tu aurais pu te joindre à nous, ça aurait été sympa. » En posant la question, Bastien ne sait pas trop ce qu'il espère : qu'elle puisse ? qu'elle ne puisse pas ? Lui faire une offre qu'elle a de fortes chances de ne pas pouvoir honorer, n'est-ce pas une nouvelle tentative de sonder le destin ? Comme par hasard, elle a justement un stagiaire à la boutique avec elle aujourd'hui, qui peut parfaitement assurer seul le temps de son absence. Si c'est un signe, c'en est un de plutôt favorable à Justine.
Bastien sourit. Benjamin n'habite pas loin, et le trajet à pieds sera une première occasion de raccrocher les wagons. Bastien aimerait avoir des choses plus intéressantes à raconter sur sa vie, se sentant un peu un raté à côté de Justine qui possède une boutique, donne des cours, et, sans être célèbre ni rien, vit tout de même de sa passion. Mais la jeune femme ne semble pas s'en offusquer, paraissant plus intéressée par sa façon de raconter les choses, par l'humour et l'état d'esprit positif qu'il arrive à insérer dans tous ses propos, que par leur contenu. Elle ne le juge pas, semble véritablement apprécier sa compagnie, et a, pour sa part, plein de choses passionnantes à lui raconter avec enthousiasme. Décidément, les cartes n'ont peut-être pas tort.
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