Chapitre 41
Edouard s'est proposé pour participer aux ateliers mis en place par Cédric dans le cadre du projet de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences sur lequel il travaille. C'est le premier atelier, et Cédric explique ses objectifs : formaliser le fonctionnement de l'entreprise, mettre au point pour chaque métier de l'entreprise des fiches descriptives précises et détaillées qui pourront servir aussi bien pour le recrutement que pour la gestion des promotions et des mobilités. Les fiches devront comporter une information fiable sur les missions, tâches et compétences nécessaires à chaque métier, thématiques qui devront donc faire l'objet de divers ateliers.
Edouard est assez étonné que de tels outils n'existent pas déjà dans l'entreprise, mais apprécie l'initiative. Il apprécie surtout d'avoir été sollicité pour participer à ces ateliers, et que Cédric présente comme évident le fait qu'une information fiable sur les métiers ne peut provenir que de ceux qui les exercent au jour le jour. Finalement, il semble que derrière la sociabilité exubérante du jeune homme se cache un employé sérieux et compétent cherchant à repenser les choses avec méthode plutôt qu'à mettre en place des jeux de pistes d'intégration. Jeux de pistes qui d'ailleurs qui n'ont jamais existé ailleurs que dans l'esprit d'Edouard.
Malheureusement, l'estime d'Edouard pour Cédric est de nouveau mise en péril dès que la présentation générale se termine et que l'atelier commence véritablement. Un mauvais choix de mots déclenche l'irritation d'Edouard : « Et vous, Monsieur Enile ? Quelle est votre raison d'être ? » Non mais sérieusement ? Edouard est tout à fait capable de définir la mission qu'il doit remplir, la raison d'être de son poste : « Garantir la qualité de la comptabilité afin d'assurer la possibilité des diverses transactions financières nécessaires à la compagnie et de réduire autant que possible les erreurs portant préjudice aussi bien à l'entreprise qu'aux employés ou aux clients. » A partir de là, on peut confronter son avis à celui d'autres comptables, généraliser, détailler ou nuancer, peu importe. Ce qui est important, c'est qu'il s'agit de la raison d'être du poste, mais certainement pas de la raison d'être d'Edouard.
C'est ce qu'Edouard explique, avec un emportement peut-être non justifié aux yeux de certains, mais qui l'est tout à fait pour lui compte-tenu de son échelle de valeurs. « Vous pensez vraiment que garantir la qualité de la comptabilité d'une entreprise peut-être la raison d'être de qui que ce soit ? Personne ne peut penser ça ! Une entreprise a été créée volontairement ; une entreprise devrait toujours avoir une raison d'être, ainsi que chacun des métiers qui la composent. Mais un être humain n'a pas de raison d'être. Pourquoi tout le monde oublie que les entreprises sont créées pour l'humanité et pas l'inverse ? Je ne dis pas que je me moque de garantir une comptabilité de qualité ; c'est une tâche qui a à mes yeux du sens et de l'importance, c'est ce qui me motive au quotidien. Vous auriez pu me demander mon objectif, ma mission, ma motivation, ou même ce qui donne du sens à mon action ; pas de problème. Mais ma raison d'être ? Sérieusement ? Comme si j'étais sur cette planète pour garantir la comptabilité de cette entreprise. »
Heureusement pour Edouard, Cédric est Cédric, et choisit de réagir avec légèreté et en riant. « Effectivement, Monsieur Enile, excusez-moi. Je ne penserais jamais que construire des outils GPEC pour cette boîte est ma raison d'exister. Il n'en reste pas moins que c'est la raison d'être de mon emploi et de cet atelier. Atelier que je vous prierai de ne pas faire dévier de son objectif pour être transformé en réunion syndicale à cause d'une simple formulation malencontreuse qui, vous le savez très bien, ne reflète en rien ma pensée ou celle de qui que ce soit ici. » Edouard se joint aux rires qui fusent partout dans la salle, mais ne peut s'empêcher de penser que le choix des mots peut souvent avoir un impact important et ne devrait jamais être fait à la légère. Il n'en reste pas moins qu'il serait dommage de nuire à l'objectif commun de définition des métiers pour s'embarquer dans des considérations qui, même si, plus que le fait d'être comptable, elles définissent l'identité d'Edouard, auront plus leur place au café philosophique que dans cet atelier.
Un être ne devrait pas être défini par son métier, mais ne devrait pas non plus l'être par un mauvais choix de terminologie. Edouard décide d'accorder le bénéfice du doute à Cédric. Mais sa petite-amie ne l'aide pas beaucoup, même s'il est également injuste de juger les gens au choix de leurs proches. Il n'empêche, Edouard ne peut que grincer des dents quand il entend, en sortant de l'atelier, Johanna, qui y a participé, lancer à Cédric un enjôleur « C'est toi ma raison d'être ! » Non mais ho ! Elle ne prend même pas la peine de chuchoter, comme si elle avait oublié qu'ils se trouvent dans un cadre professionnel. Sans parler de l'absurdité du propos lui-même ! Même si c'était dit plus sur le ton de la rigolade que d'une pensée profonde, cette phrase donne quand même à Edouard des frissons dans le dos.
Il sait bien que, même si ce n'est probablement pas le cas de Cédric et Johanna, trop de personnes considèrent l'amour comme une raison d'être. D'un point de vue strictement philosophique, Edouard trouve ça faux, convaincu, en accord avec la philosophie de Sartre aussi bien qu'avec les théories d'Ariane, que notre existence n'est que le fruit de hasards et qu'aucune raison ne lui préexiste. A ce titre, il ne considérerait même pas ses propres enfants comme une raison d'être, car être est tout simplement une chose sans raison. Mais, même en faisant fi de ce point métaphysique, considérer un autre être humain comme raison d'être est assez inquiétant. Encore, si c'est quelqu'un qui dépend de nous, comme un enfant ou un parent âgé, à la rigueur, même s'il espère pour les personnes qui voient les choses ainsi qu'elles ont à côté de celle-ci d'autres raisons d'êtres. Mais l'amour, n'est-ce pas sensé être égalitaire ? Si je suis ta raison d'être et tu es ma raison d'être, ça s'annule et au final c'est comme si aucun de nous n'avait de raison d'être. Et si un seul est la raison d'être de l'autre, ça promet une relation saine, c'est certain !
Décidément, cette journée permet à Edouard de faire le plein de réflexion qui alimenteront ses discussions au café philosophique le week-end suivant. Des réflexions qui donnent du sens et de l'intérêt à sa vie et qui font partie de ce qui, parmi d'autres choses et selon lui, donne de la valeur au fait d'exister. Mais il est vrai que l'amour aurait pu être un ajout assez plaisant à tous ces éléments, et même pourrait encore l'être. Il est vrai aussi que sa discussion récente avec Mathilde a porté un coup à la satisfaction existentielle d'Edouard. Certaines réflexions reviennent sans cesse à son esprit : c'est tellement dommage, ça aurait pu être tellement bien, tellement beau, elle semblait si compatible, ça collait si bien, c'est un tel gâchis. Au final, les mêmes expressions que celles qui revenaient quand il pensait à Hortense.
C'est justement ce qui permet à Edouard de relativiser, et de ne pas sombrer dans la tristesse. Il a conscience que si ces deux options sont des potentialités gâchées, il existe d'autres potentialités qui possiblement ne seront pas gâchées. Il est encore plus facile de relativiser pour Mathilde que pour Hortense car, cette fois, l'issue est complétement indépendante de sa volonté. Avec Hortense, le gâchis résultait de son choix de ne pas mentir, ou de la collision de leurs choix différents à tous les deux. Le refus de Mathilde vient uniquement d'elle, donc il n'y a pas lieu de se torturer l'esprit. C'est dommage oui ; mais ce sont des choses qui arrivent. Après tout, quel est la probabilité que nous plaisions en retour à quelqu'un qui nous plaît ? C'est sûr que, quand ça colle bien, comme c'était le cas avec Mathilde, on a l'impression que cette probabilité est plutôt élevée. Mais au final, vu le nombre de points qui influent les préférences, les envies, les besoins et les décisions des gens, cette probabilité n'est jamais élevée. La création d'une relation amoureuse fonctionnelle relève de l'ordre du miracle ; on s'étonnerait presque de voir autant de couples partout.
C'est dommage mais il n'y a rien qu'on puisse faire, sinon ne pas dramatiser justement. Continuer de chercher du sens à divers endroits. Continuer de se rappeler que, de toute façon, là n'est pas notre raison d'être. Mais ne pas perdre espoir pour autant. Ne pas oublier que d'autres possibilités peuvent exister au coin du chemin. Même si ça pourrait sembler presque sans cœur, aux yeux de certains, d'être capable de passer si vite d'un intérêt pour une femme au même intérêt pour une autre. Selon Edouard, ce qui serait sans cœur, ce serait de s'accrocher à une femme qui ne veut pas de nous. Il respecte la décision de Mathilde, comme il a respecté les conditions d'Hortense et estimé qu'il ne pourrait pas les remplir.
En fait, Edouard sait qu'il aurait théoriquement pu remplir les conditions d'Hortense. Ce n'est juste pas le choix qu'il a fait. Et, en rétrospection, après avoir fait ce choix, c'est plus facile de se dire que ça n'aurait pas pu marcher de toute manière. C'est plus facile de s'imaginer qu'ils n'auraient fait que se disputer sur la question des principes et de la transparence. Ça semble moins dommage comme ça. Comme c'est plus facile de tiquer sur la remarque de Mathilde au sujet des enfants, et de se dire qu'une femme qui a des croyances si absurdes aurait fini par lui poser problème, alors que quelque jour avant il estimait que ce n'était pas quelque chose d'important à ses yeux. Ça semble moins dommage comme ça. Ça semble moins dommage en se convainquant que ça n'aurait jamais pu fonctionner de toute manière. Même si, au fond, on a conscience que, si on avait fait des choix différents, tout ça nous serait apparu différemment. Au fond, Edouard a conscience qu'il aurait pu faire en sorte que ça fonctionne, si ça avait été à ses yeux vraiment plus important que les éléments en face. Ne serait-ce pas une forme de ces biais avec lesquels Ariane leur a rabâché les oreilles ? Un biais de confirmation de choix, de justification, de validation.
Georges arrive au restaurant d'entreprise et pose son plateau en face de celui d'Edouard. « Alors Edouard ? Le bruit court que tu as fait un joli petit esclandre à l'atelier GPEC. » Edouard, toujours effaré par la vitesse à laquelle circulent les informations, demande ce qui se dit exactement. « Pas grand chose, juste que tu as rappelé à qui voulait l'entendre, et surtout à tous ceux qui n'avaient rien demandé, que ton travail n'est pas ta raison d'être. En général, je ne donne pas foi aux rumeurs, mais celle-ci te ressemble pas mal et aurait difficilement pu être inventée. » Les deux hommes discutent un moment de ce sujet, puis Edouard réalise que Georges, qui revient aujourd'hui d'un voyage avec sa femme, a des comptes à lui rendre. Edouard, même s'il n'est pas rancunier, compte bien exprimer clairement ce qu'il pense de la manipulation et du mensonge, et rappeler quelques principes d'amitié ainsi que de parentalité. Mais, d'abord, il ne faut pas oublier qu'il y a quelque part une femme exerçant le métier de kinésithérapeute, qui est peut-être potentiellement compatible avec Edouard et que ni aucun d'eux ni leur histoire potentielle ne devrait payer le prix des mauvais choix de Georges. Qui plus est, ce sera un moyen comme un autre d'engager cette discussion animée qui doit nécessairement avoir lieu : « Alors Georges ? Le bruit court que tu aurais quelqu'un à me présenter. »
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