Chapitre 39
Mathilde n'a qu'une hâte : commencer enfin à son nouveau poste. Malheureusement, même si elle s'en est très bien sortie dans la négociation de sa période d'essai, elle a encore plusieurs semaines à continuer dans son ancienne entreprise. Cette sensation irritante de voir devant soi une nouvelle page ne demandant qu'à être entamée mais d'être pourtant encore bloquée sur l'ancienne ; voilà ce qui, à tous les coups, va l'empêcher de profiter de son week-end avec Ilana. La petite dort encore et Mathilde, seule avec ses pensées, ne peut pas se retenir de songer au travail. Elle aimerait savoir ce qui l'attend, si l'avenir pour lequel elle s'enthousiasme mérite vraiment qu'on s'enthousiasme pour lui.
Lui vient alors l'idée de passer un coup de fil à Rosa : celle-ci sera probablement heureuse d'apprendre la nouvelle de l'arrivée de Mathilde dans son entreprise, et pourra la renseigner sur les conditions de travail, les sujets de recherche, et répondre à la plupart des questions qu'elle se pose. Pourquoi n'y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Probablement à cause de la peur de déranger. Elle a peur que Rosa ne lui en veuille de ne pas lui avoir donné de nouvelles ces dernières années, même si elle-même ne lui en a pas donné non plus. Mathilde n'est décidément pas douée pour conserver ses amies.
Mais Mathilde prend son téléphone néanmoins. Si une nouvelle vie doit commencer, autant qu'elle commence dès maintenant. Autant agir comme elle conseillerait à Ilana d'agir si sa fille était à sa place. Si elle doit convaincre sa fille que les compétences sociales, comme toutes les autres compétences, peuvent être travaillées et ne sont pas juste l'un des prix du loto de la génétique, elle doit commencer par agir elle-même en fonction de ces conceptions. Et elle fait bien d'agir ainsi ; car Rosa est ravie de l'avoir au bout du fil, et plus ravie encore d'apprendre la nouvelle du contrat signé par Mathilde. Mais Rosa a une bonne nouvelle à annoncer elle aussi, et une conséquence négative de cette nouvelle. Les deux femmes ne seront pas emmenées à travailler ensemble, pas dans les prochains temps du moins, car Rosa part dans un mois en congé maternité.
Quand Mathilde raccroche, et pendant qu'elle aide Ilana à se doucher, les pensées se succèdent dans son esprit. Elle réalise qu'elle est quelque peu angoissée de rejoindre une entreprise où elle ne connaîtra personne, et que l'idée que Rosa soit là a probablement pesé dans sa décision. Elle se demande aussi quelle bonne surprise de sa bonne étoile pourrait se cacher derrière l'absence de Rosa. Est-ce qu'avoir une amie sur place aurait déclenché des commérages sur le bien fondé de son embauche et sur son mérite ? Est-ce que ne connaître personne va la pousser à aller vers les autres ? Est-ce que ce congé maternité va lui permettre de remplacer Rosa sur des projets de recherche passionnants auxquels elle n'aurait pas pu participer autrement ? Oui, il y a probablement une bonne raison à tout ça ; outre la bonne nouvelle qu'est en soi le fait que Rosa, qui le souhaitait depuis longtemps, ait enfin l'occasion d'être mère.
Un rayon de soleil pointe son nez, et Ilana a envie d'aller dehors en profiter. En passant devant sa voiture, Mathilde aperçoit un papier posé sur le pare-brise. Elle sourit, et prend le temps de le récupérer, espérant y trouver une occasion de faire rire sa fille. Qu'elle n'est pas sa surprise de constater qu'il semble s'agir d'un nouveau message anonyme ; dans les mêmes couleurs et la même police hideuse que l'original. Mais, en le lisant, Mathilde est d'autant plus surprise. Ce n'est pas un message anonyme ; c'est un message signé. Signé de la main d'Edouard, qui souhaite visiblement la revoir, et pas simplement pour enquêter. Mathilde est gênée : sottement, elle n'avait pas repéré que l'intérêt d'Edouard pour elle allait plus loin qu'à la recherche d'indices sur le mot et de conseils mutuels sur leurs vies personnelles. Maintenant qu'elle y repense, les signes qu'elle aurait pu repérer étaient pourtant nombreux.
Il faut avouer que Mathilde trouve Edouard très sympathique, et l'apprécie beaucoup. Peut-être même que, dans d'autres circonstances, elle aurait pu partager ses sentiments. Mais, à ce stade de sa vie, une histoire d'amour n'est juste pas ce qu'elle recherche. Sa vie lui convient telle qu'elle est, et elle n'a pas l'envie et la motivation nécessaire pour s'imposer, et encore moins pour imposer à sa fille, la complexité et les difficultés de la tentative de créer une relation amoureuse. Clairement, elle n'a juste pas la tête à ça, mais il est toujours difficile de dire ça à un homme sans qu'il ne garde de l'espoir. Il serait pourtant bien bête de garder de l'espoir. La conscience qu'Edouard n'a rien de rebutant et qu'ils ont certaines affinités ne veut pas dire qu'il a ses chances. Il n'a aucune chance ; pas parce qu'il n'est pas assez bien, pas parce qu'ils ne sont compatibles, mais juste parce qu'il est arrivé dans l'existence de Mathilde à un moment inopportun. Certains auraient tendance à y voir une manifestation évidente du chaos, Mathilde y voit plutôt un signe que cette relation ne devait pas être.
Mathilde se demande ce qu'elle va bien pouvoir répondre à Edouard. Elle serait presque tentée de feindre n'avoir jamais trouvé le mot ; après tout, quelqu'un d'autre pourrait l'avoir récupéré sur son pare-brise. Mais elle sait bien que ça ne ferait que repousser le problème, et qu'Edouard reviendrait à la charge de toute manière. Alors, pendant qu'elle passe la matinée au parc avec sa fille, elle réfléchit. Jusqu'au moment où Ilana, venant récupérer des jouets dans le sac de Mathilde, tombe sur le bout de papier et s'amuse à le déchiffrer à voix haute : « Je ne crois pas aux signes, mais je crois que t'avoir croisée sur mon chemin n'était pas anodin. Je n'aime pas les messages anonymes, mais celui-ci ne l'est pas. Edouard Enile. » Mathilde ne peut pas s'empêcher de sourire, ravie que sa fille qui vient juste de commencer le CP, puisse déchiffrer des mots comme « anodin » ou « anonyme ». Elle est plus ravie encore qu'Ilana ait le réflexe de lire tous les mots qui lui tombent sous les yeux, et surtout émue de cette anecdote révélatrice de leur similarité à toutes deux.
Mais, si Ilana avait véritablement été comme Mathilde a son âge, elle se serait empressée de demander à sa mère ce que signifient « anodin » et « anonyme ». A la place, la petite choisit de faire la remarque qu'il y a dans sa classe un garçon nommé Romain Enile. Et Mathilde, se disant que ce nom n'est pas très commun, ne peut s'empêcher de laisser s'envoler son imagination. Elle est quasiment sûre qu'Edouard a dit avoir un fils de six ans, même si elle est complètement incapable de se souvenir de son prénom. Un fils de six ans et une fille de sept, qui n'auraient jamais existés si leur mère n'avait pas eu la lubie de se choisir un jour, en guise de prochaine aventure, l'idée de fonder une famille. Une lubie, abandonnée le jour où Jeanne s'est aperçue que, si devenir mère est probablement la plus éreintante des aventures, c'est loin d'être la plus palpitante, et a préféré parcourir le monde à la recherche d'on ne sait trop quoi.
Maintenant qu'elle repense à ça, Mathilde se sent encore plus coupable de rejeter Edouard. Edouard, qui est un homme bien et un père exemplaire, s'étant retrouvé seul avec deux enfants en bas âge ne voyant leur mère quasiment que par Skype. Edouard, dont les enfants admirent tous deux Jeanne et sa vie qui les fait rêver, et qui craint de les perdre le jour où ils seront assez âgés pour choisir une vie de baroudeur et rejoindre leur mère. Edouard qui, loin de détester son ex-compagne, cherche à accepter ses choix de vie malgré le fait qu'ils s'opposent à toutes ses conceptions de la morale. Peut-être pas toutes d'ailleurs ; Jeanne a rejeté toute notion de responsabilité, mais au nom d'une authenticité envers elle-même et ses choix profonds. Ridicule aux yeux de Mathilde. Mais, ce qui est certain, c'est qu'un homme qui peut comprendre ça peut aussi comprendre qu'une femme le rejette parce que l'amour n'est pas ce qu'elle recherche à ce moment de sa vie. Mathilde enfoncera le clou planté par Jeanne, d'une certaine manière, mais au moins Edouard a appris à tolérer la douleur de ce genre de clous.
Mathilde, se faisant la remarque que cette journée comporte son lot d'exercices sociaux, sort de nouveau son téléphone et appelle Edouard. Elle lui explique qu'elle croit aux signes et au destin, mais que si leur rencontre n'était pas anodine ce n'est en tout cas pas pour les raisons qu'il peut se figurer. Elle commence à s'excuser, expliquant qu'à ce stade de sa vie ce n'est pas ce qu'elle cherche, mais elle est coupée par Edouard. Il lui dit qu'il comprend, que ce n'est pas grave, et que si ce n'est pas ce qu'elle veut elle n'a pas à lui donner de justification. Souhaitant alléger le ton de leur conversation, Mathilde tente une remarque sur le fait qu'elle vient de découvrir que leurs enfants sont dans la même classe et que, peut-être, eux sont destinés à tomber amoureux et une histoire entre leurs parents aurait empêché ça.
S'attendant à entendre un rire à l'autre bout du fil, Mathilde est déçue de récolter à la place un petit sermon sur l'absurdité de son propos, et des conseils éducatifs préconisant de ne pas marteler l'amour dans l'esprit de gamins qui ont à peine six ans et beaucoup d'autres choses à attendre de la vie. Pourtant, au fond d'elle, Mathilde ne peut s'empêcher de croire en cette possibilité qui semblerait donner sens à tout ce qui a précédé, et est impatiente de voir ce que les années qui viennent ont à réserver à leurs enfants.
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