Chapitre 36
Charline aimerait pouvoir protéger ces gens qui l'entourent actuellement et qu'elle ne peut s'empêcher de considérer comme des enfants. Elle aimerait pouvoir les protéger de leurs égarements ; les revoir régulièrement pour les aiguiller et devenir pour eux une sorte d'ange gardien. Mais elle sait que ça n'arrivera pas ; et elle sait aussi que ça n'aurait pas constitué une solution pérenne au vide qu'elle ressent. C'est étrange comme, quand elle est seule, quand elle ne pense qu'à elle, elle se sent perdue alors que, quand elle s'intéresse aux autres et à leurs problèmes, ils lui semblent tous plus perdus encore et elle parvient à en oublier qu'elle l'est elle aussi. Dès qu'elle s'imagine conseiller quelqu'un, elle se sent emplie d'une sagesse qui s'avère aux abonnées absents dès qu'il s'agit de trouver des solutions à ses propres problèmes.
Dire que la jeune Ariane, qui ne doit pas être plus âgée que Pierre, est l'origine de tout ce chambardement. Quels enfantillages sans intérêts, et qui viennent qui plus est mettre son couple en danger ! La petite devait probablement, pour en être arrivée à de telles extrémités, s'ennuyer dans sa vie bien plus que Charline elle-même. Et pourtant, elle a à première vue absolument tout pour être heureuse et motivée : une relation qui vient presque de commencer et où tout reste encore à créer, une place à l'université dans un champ d'études qui la passionne et où elle apprend de nouvelles choses chaque jour, etc. Comment pourrait-elle s'ennuyer ? Charline a beau se creuser la cervelle, quand elle s'interroge sur les actions d'Ariane, elle n'arrive pas à songer à d'autres causes que l'ennui, même si celle-ci lui semble improbable dans le cas de la jeune fille. Elle se dit que cette restriction de sa pensée vient probablement du fait que l'ennui, au cœur de sa propre vie, est devenue l'origine de chacune de ses actions à elle, et se rend compte qu'elle devrait faire quelque chose par rapport à ça. Mais quoi au juste ?
Trouver de l'intérêt dans la vie lui semble être une bataille de chaque instant, et chaque activité susceptible de combler le vide n'est qu'un bouchon éphémère qui devra bientôt être remplacé par un autre. Mais, aussi loin qu'elle s'en souvienne, la vie de Charline lui a toujours paru sous cette forme : une succession de projets dans lesquelles elle s'engage corps et âme jusqu'à s'en lasser et devoir trouver un nouveau défi. Existe-t-il vraiment d'autres façons de considérer la vie ? Est-il possible d'être appelée par des actions alors qu'on n'aurait aucun vide à combler ? Aussi absurde que la pseudo-expérience d'Ariane ait été aux yeux de Charline, elle est jalouse de ce sens de la mission qui semble avoir habité la jeune fille. Au fond, elle sait bien qu'Ariane n'a rien d'une personne qui s'ennuie : elle semble passer sa vie à regarder autour d'elle, apprendre des choses de partout et soudain se prendre de passion pour l'un ou l'autre des phénomènes qu'elle croise et ressentir un profond besoin de l'étudier en détails. Cela semble tellement aléatoire, donc tellement vide de sens ; et en même tellement vivant et exaltant. Mais Charline n'a rien d'une Ariane, et la pointe de jalousie qu'elle ressent n'est pas suffisante pour vraiment lui donner envie de changer.
Charline n'a aucunement cette capacité qu'à Ariane de s'enthousiasmer aléatoirement pour tel ou tel phénomène, de ressentir une extraordinaire motivation à tout découvrir d'un sujet sans savoir ce qu'elle pourra en faire ou même si elle pourra jamais en faire quelque chose. A quoi bon ? Ariane n'a aucun esprit de sérieux, et toute cette énergie déployée en vain semble à Charline un immense gâchis. La curiosité semble à Charline être un gâchis. A quoi bon apprendre quoi que ce soit si on ne peut pas ensuite l'utiliser pour se rendre utile ? A quoi bon faire quoi que ce soit si au final personne n'en retire rien ? Peut-être est-il mieux de rester en présence de ce vide, de cet ennui, plutôt que de tenter vainement de l'oublier, de se leurrer, en le comblant d'illusions, d'actions au final aussi vides que le vide initial.
Pourtant, Charline s'est promis d'essayer d'apprécier la vie et de cesser de la considérer d'un point de vue strictement utilitaire. Elle s'est promis d'essayer de savourer les évènements et les expressions de sa propre personnalité comme on savoure le fait de regarder un film ou de lire un bon livre. Mais son cerveau n'est décidément pas habitué à regarder les choses ainsi, et semble toujours revenir à son pli d'origine et à son récurrent avertissement : « A quoi cela servira-t-il au final ? » Comment éviter de se poser cette question ? Et surtout, serait-il bon d'éviter de se la poser ? Trouver un sens qui soit purement esthétique ou purement anecdotique serait-ce suffisant ? Peut-être pour certains, mais probablement pas pour Charline. Oui, elle s'est promis de faire des efforts en ce sens, et elle tiendra sa promesse : elle essayera d'apprécier aussi les autres aspects de la vie et de ne pas renoncer à eux comme elle l'a fait déjà trop longtemps. Mais elle n'essayera pas pour autant d'oublier le besoin d'utilité ou de renoncer à être utile, même si elle ne sait pas encore quelle forme cette utilité prendra.
Qu'a voulu faire Ariane au juste ? Créer une succession d'évènements dont elle a été la source et que pourtant elle ne contrôlait pas ? Faire de ces quelques semaines une métaphore de la vie en général. ? Peut être une métaphore de ce caractère aléatoire et incontrôlable de la vie qui mérite, aux yeux de Charline, d'être dénoncé. Mais Ariane voulait-elle le dénoncer ou plutôt le célébrer ? Peut-on vraiment apprendre à l'aimer, à faire avec, à accepter cette réalité ? Peut-on créer quoi que ce soit à partir du chaos ? Peut-on vraiment se créer à partir de ce chaos ; l'incorporer et devenir soi-même expression du chaos ? Charline n'a aucune envie d'être une métaphore, ou l'expression de quoi que ce soit d'ailleurs ; ce genre d'esthétisme ou de passion toute théorique ne pourra jamais la satisfaire. Ce qu'Ariane revendique, ce qu'elle est, ce qu'elle fait, Charline ne peut le voir que comme une expression de désespoir, de souffrance face à ce monde ; une façon parmi d'autres d'être perdue dans le manque de sens de la vie et de chercher à y faire face.
Tous ces enfants perdus, du plus jeune au plus âgé. Pas l'un d'eux ne trouve l'épanouissement qu'il cherche, parce que l'épanouissement ne peut pas exister. La vie sera par essence nécessairement insatisfaisante, incomplète, insuffisante. On ne peut pas espérer mieux que de chercher des moyens de faire face, et d'essayer de trouver en eux une façon ou une autre de créer un peu de ce sens qui nous manque tant parce qu'il n'est pas donné par la vie à la base. Et y a-t-il vraiment une façon de créer un peu de sens ou d'en chercher qui soit meilleure que les autres ? L'utilité semble à Charline la meilleure façon de créer du sens, mais peut-être juste parce que c'est celle à laquelle elle s'est habituée. Peut-être que le fait qu'être utile donne du sens n'est qu'une idée dont elle a appris, à force de répétition, à se convaincre.
Les autres idées sont-elles moins valables ? Ariane a-t-elle tort de trouver du sens en cherchant à comprendre les lois de la vie et à les faire connaître ? Mathilde a-t-elle tort de chercher du sens dans l'idée que ce qu'elle vit s'inscrit dans un schéma plus grand qui la dépasse ? Ernest a-t-il tort de chercher du sens dans des signes le guidant vers les décisions qui seraient les bonnes ? Bastien a-t-il tort de trouver du sens en profitant autant qu'il peut de cette vie qui nous est donnée sans qu'on n'ait rien demandé ou sans que quoi que ce soit ne nous soit demandé ? Emeraude a-t-elle tort de penser que le sens se trouve en étant intégrée à un collectif de personnes qui voudraient définir ensemble la meilleure manière d'être au monde ? Edouard a-t-il tort de multiplier les théories sur ce qui donne du sens à la vie et d'en changer dès qu'il pense avoir trouvé une nouvelle idée lui parlant plus que la précédente ?
Charline a-t-elle tort de déduire que ces façons de trouver du sens sont celles des individus qu'elle a en face d'elle ? Peut-être, et probablement que, même si elle a raison, ses déductions sont incomplètes et chacun d'entre eux a bien plus d'une façon de tenter de donner du sens à sa vie. Mais, ce qui est certain, c'est que chacun d'entre eux a généré dans l'esprit de Charline de nombreuses pensées et, par là, sont susceptibles d'avoir eu un impact sur elle et sur la suite de son existence. Ce qui donne raison à Ariane, mais qui surtout implique que chacun d'eux est susceptible d'avoir pour Charline une utilité qu'il ne connaîtra jamais. Les théories d'Ariane dérangent Charline par le manque de contrôle qu'elles mettent en exergue. Mais, il faut admettre qu'elle trouve un grand réconfort dans cette idée que la moindre petite phrase ou action qui sort de nous peut être utile et avoir un impact, sans que jamais on ne le sache. Oui, peut-être que Charline n'est pas aussi inutile qu'elle a l'impression de l'être. Peut-être que sa vie continue d'avoir des impacts importants mais qu'elle n'a juste pas la chance de pouvoir en être informée.
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