Chapitre 28
Monsieur Sagel a préparé le dîner mais, quand sa fille passe la porte en rentrant de sa journée à l'université, elle déclare ne pas avoir envie de manger. Cela ne ressemble pas à Emeraude, alors il s'inquiète : « Que t'arrive-t-il ? Une mauvaise note ? » Sa fille lui répond de façon salée ; elle lui a déjà expliqué qu'elle n'avait aucun contrôle et n'aurait pas de notes avant les partiels de fin de semestre. C'est vrai, mais cet oubli ne mérite pas un tel emportement. Elle lui reproche de ne pas assez s'intéresser à elle et à ce qui compte pour elle. C'est vrai en un sens, qu'il ne pose pas beaucoup de questions. Mais Emeraude a toujours été très secrète ; il n'ose rien lui demander, de peur de lui donner l'impression d'empiéter sur sa vie privée. Il n'a pas envie que sa fille se sente étouffée, mais pas non plus envie qu'elle se sente abandonnée. L'équilibre est difficile à trouver ; d'autant plus quand elle grandit et devient une jeune femme indépendante ayant de moins en moins tendance à se tourner vers lui.
« Je suis nulle, Papa. Elles n'ont pas voulu de moi. Maman serait déçue. Je souhaitais juste être digne d'elle ; être pleinement sa fille. Je me sens rejetée, inadéquate, et par dessus tout bête bête bête d'y avoir cru. » Visiblement, Emeraude a envie de s'épancher ce soir, et même besoin. Mais, c'est bien la veine de Monsieur Sagel, les confidences de sa fille sont incompréhensibles. « De quoi tu parles Emeraude ? Qui t'a rejetée ? Et qu'est ce que ta mère a à voir là dedans ? » Alors, Emeraude explique. Elle parle des Chouettes sans ailes, société secrète dont Audrey aurait fait partie à l'époque de ses études universitaires. Un sourire passe sur le visage de Monsieur Sagel, qui doit mobiliser tous ses efforts pour le retenir. Il ne veut pas blesser sa fille et n'a aucunement l'intention de se moquer d'elle. Mais l'évocation de ce souvenir lui donne envie de sourire. Audrey assise sur le lit de sa fille, penchée vers elle, lui racontant des histoires où se mêlaient fiction et réalité, rêve et vérité. Se pourrait-il qu'Emeraude ait vraiment cru en ces fantaisies ?
« Mais enfin, ma puce. Ta mère n'a pas plus fait partie d'une société secrète que d'une expédition de pirates ou d'une troupe de théâtre. Ses histoires étaient extrêmement belles, et contenaient des leçons destinées à t'inspirer. Mais seules les leçons étaient vraies, les histoires n'étaient que des histoires. Tu le sais, bien sûr. » Emeraude acquiesce. Oui, elle le sait. Elle sait que les histoires de sa mère étaient inventées. Les histoires de pirates, de troupe de théâtre, comme les histoires de sirènes, de princesses abandonnées et d'enfants vivant dans la forêt. Mais pas les Chouettes sans ailes. Les Chouettes sans ailes, elles, étaient un souvenir et pas une histoire.
Monsieur Sagel n'arrive pas à comprendre. Pourquoi l'esprit de sa fille a-t-il fait une fixation sur cette histoire parmi toutes ? Pourquoi lui a-t-elle accordé un statut différent ? Est-ce parce que cette fiction contenait plus que les autres d'éléments véritables ? Oui, Audrey avait bien étudié la sociologie, mais il n'y avait jamais eu de société secrète. Est-ce juste parce que cette histoire comptait moins d'éléments fantastiques que les autres ? Ou est-ce pour une raison plus profonde ? Peut-être qu'il y a dans l'idée des Chouettes sans ailes quelque chose qui répond aux besoins d'Emeraude ; besoins d'appartenance, d'effacer la solitude où la disparition d'Audrey l'a plongée, de trouver de nouveaux modèles féminins ? Oui, c'était peut-être quelque chose comme ça ; probablement.
Monsieur Sagel présente ses excuses à sa fille, en ressentant soudainement le besoin. Mais que se reproche-t-il au juste ? De ne pas avoir été capable d'être assez pour remplacer sa femme décédée, de ne jamais avoir eu envie de se remarier, et surtout de n'avoir pas été capable de remarquer les besoins de sa petite. Mais Emeraude rejette en bloc ses excuses. « Arrête Papa, c'est n'importe quoi. Je n'ai besoin de rien. Je suis heureuse. J'ai juste cru que c'était vrai. C'était stupide. Mais cette histoire était plus ou moins crédible, et me plaisait bien. J'ai cru que c'était vrai. Et si ça ne l'est pas, tout va bien. Tu viens de m'apporter tout ce dont j'avais besoin : l'éclaircissement. J'ai été bête de croire en une histoire inventée entendue dans mon enfance. Ce n'est pas glorieux, mais c'est une vérité beaucoup plus facile à accepter pour moi que d'avoir été rejetée par les Chouettes sans ailes si elles avaient existé. Si elles n'existent pas, personne ne m'a rejetée ; donc tout va bien. »
Monsieur Sagel est soulagé, mais ne sait pas s'il doit vraiment croire sa fille. Décidément, Emeraude est un mystère pour lui. Elle a pourtant l'air sincère. Est-il possible que ce soit aussi simple ? Elle était dévastée il y a dix minutes à peine et, en un clin d'œil, elle est prête à accepter que ce en quoi elle a cru pendant des années est faux. Elle sourit, heureuse de n'avoir été rejetée par personne, en paix avec l'idée de s'être elle-même induite en erreur. « C'est bête, parce que je me serais rendue compte bien plus tôt de ma bêtise si je t'avais parlé des Chouettes sans ailes et de ce processus d'inclusion que je croyais en cours et qui me préoccupait. Mais j'avais peur que toi aussi tu sois déçu si je n'étais finalement pas reçue, et je voulais te faire la surprise si j'étais acceptée. »
Oui, c'est bête : toute cette méprise a tenu à pas grand chose, mais comme beaucoup d'évènements dans la vie au final. Sa fille va probablement connaître encore bien des petites déceptions de ce type, et d'autres bien plus importantes même. Il lui rappelle qu'il sera toujours là pour elle, qu'elle pourra toujours lui confier ses préoccupations si elle le souhaite, même si elle n'en a aucune obligation. Il est rassuré de voir qu'Emeraude semble porter en elle la capacité de vite se relever, d'accepter les déconvenues et l'idée de pouvoir s'être trompée. Il est tellement fier d'elle, mais demande quand même combien de croyances erronées elle porte en elle. Quels sont ses souvenirs et combien d'entre eux sont réels ? Que lui reste-t-il de ses années passées avec sa mère ? C'est vrai qu'ils parlent assez peu d'Audrey, peut-être de peur de raviver des douleurs. Il n'a jamais voulu brusquer sa fille, mais aujourd'hui il se dit qu'Emeraude est probablement avide d'histoires du passé de sa mère. Leurs souvenirs à tous les deux, ceux qu'il chérit tant, peut-être ferait-il un beau cadeau à sa fille en les partageant avec elle.
Alors, Monsieur Sagel raconte. Il raconte à sa fille de jolies histoires, et des moins jolies. Pendant qu'il raconte, Emeraude prend ses couverts et commence à manger, tout en l'écoutant et en commentant. Il est heureux de voir la façon dont elle réagit : heureuse d'obtenir des éléments sur qui était sa mère, mais aussi capable de se positionner contre Audrey. Dans une histoire, elle approuve l'attitude de sa maman, mais, en entendant la suivante, elle explique pourquoi elle n'aurait jamais agi comme ça. C'est sa fille, celle dont il est si fier. Elle est sa propre personne ; une personne unique, qui a hérité de certaines des plus belles qualités d'Audrey, mais aussi et surtout développé les siennes propres. Elle ressemble beaucoup à sa mère ; mais pas tant que ça au final, et ce n'en est que mieux.
Audrey était toujours si sûre de tout, et il aurait fallu lutter pendant des heures pour lui faire admettre qu'elle avait tort. Emeraude partage sa tendance à sauter trop vite aux conclusions, mais a aussi la capacité de reculer et admettre ses erreurs. Elle est tellement mieux armée que sa mère face à la vie. Douce Audrey qui aimait les histoires bien plus que la réalité, et qui avait fini par abandonner ses études de sociologie par besoin de s'éloigner de la vérité du monde qui lui semblait bien trop sombre et trop dure à supporter. Emeraude, elle, jamais ne choisira de s'enfouir la tête sous le sable en refusant de voir les choses désagréables. C'est pour ça qu'éviter de lui parler de sa mère a été d'une absurdité sans nom.
Sa petite fille partage avec sa mère une énergie formidable la poussant à foncer bille en tête vers le meilleur comme vers le pire. Mais elle a également une chose dont sa mère manquait cruellement ; la capacité à rebondir, à faire face aux difficultés avec panache. Cette fille capricieuse refusant le dîner et redirigeant vers son père une colère qui n'avait rien à voir avec lui, ce n'était pas son Emeraude ; c'était juste un moment. On a tous des moments qui ne nous ressemblent pas, il aurait lui-même bien du mal à compter les siens. Emeraude n'est pas plus ce mauvais moment qu'elle n'est sa mère. C'est une jeune fille formidable, qui deviendra une femme tout aussi formidable si elle conserve sa magnifique tendance à faire face aux aléas de l'existence en en tirant toujours le meilleur.
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