Chapitre 26
Monsieur Louvain, professeur de psychopathologie de son état, commence à en avoir sérieusement assez des personnes qui lui demandent des diagnostics à longueur de journée. Il est pourtant sérieusement convaincu que mettre un mot sur des troubles et identifier des patterns derrière les différents symptômes est essentiel pour pouvoir s'engager sur la voie de la guérison. Mais il a en horreur la banalisation des terminologies psychopathologiques. Le tout-venant semble trouver amusant de diagnostiquer ses proches et leur prêter telle ou telle pathologie, confondant personnalité et pathologie et décrédibilisant ainsi les personnes réellement atteintes de troubles mentaux. Diagnostiquer est une affaire sérieuse.
Prenons par exemple cette élève qui vient de lui donner un mail qu'elle a reçu en espérant un diagnostic de son rédacteur. A-t-elle seulement compris un mot de ses cours ? Il a accepté d'emporter avec lui le mot, espérant le lire et en tirer un petit laïus de mise en garde pour ses étudiants. Le plan de son discours se dessine progressivement. Rappeler que l'on ne peut pas juger des propos détachés de leur contexte. Demander à ses élèves combien de fois leurs propres mots ont été mal interprétés et combien de fois quelqu'un a été proche de leur offrir un joli diagnostic servi sur un plateau. Insister sur la nécessité d'observer une certaine répétition, un ensemble de manifestations et de rechercher une compréhension globale de la façon de penser du sujet. Monsieur Louvain n'a aucune envie d'être cruel envers son élève, et il espère qu'elle ne le prendra pas personnellement : au final, elle aura rendu un grand service à tous ses camarades, en lui inspirant ce discours essentiel.
Il boit son café, le sourire aux lèvres, tout en prenant des notes pour n'oublier aucun point de son argumentation. L'un de ses collègues, Monsieur Pofer, entre dans la salle de pause et lui demande à quoi il travaille. Tous deux s'engagent dans une discussion fort intéressante, bien que leurs disciplines sont fondamentalement différentes. Monsieur Pofer est un professeur de psychologie cognitive qui s'intéresse à l'esprit « normal » ; celui des sujets ne souffrant d'aucune pathologie, comme c'est, a priori, le cas des élèves à qui s'adressera ce laïus.
Les facultés d'interprétation et les biais de nos esprits sont au cœur des recherches de Monsieur Pofer. Selon lui, face à un tel mail, une Mélodie friande de psychopathologie aura naturellement tendance à diagnostiquer un trouble mental, quand une étudiante portée sur la psychologie cognitive n'y verrait que des biais d'interprétation absolument normaux et comparables à ceux de cette Mélodie en personne. Bien entendu, ces histoires de chouettes sans ailes et de tests restent complètement hermétiques, mais Monsieur Pofer est convaincu qu'une simple discussion avec cette Emeraude suffirait à éclaircir les choses. Ce qui l'intéresse particulièrement, c'est l'illustration parfaite que ce mail donne de la tendance de l'esprit humain à trouver ce qu'il cherche, qui s'exprime notamment dans les fameux biais de confirmation d'hypothèses. Cette Emeraude cherchait visiblement des indices de quelque chose, et a fini par trouver des échos parmi les milliards d'éléments qui l'entourent. Des coïncidences qui n'en sont pas, car, statistiquement, avec les milliards d'éléments qui nous entourent, qu'il y en ait dans le lot deux ou trois qui fassent écho n'a absolument rien d'incroyable.
Monsieur Louvain commence à regretter de s'être engagé dans cette discussion. Il avait oublié les recherches que mène actuellement Monsieur Pofer sur le refus de croire aux coïncidences. Sa théorie fait sens, mais ça ennuie beaucoup Monsieur Louvain que de voir son collègue déplorer la tendance humaine à symboliser, qui est, à ses yeux, l'une de nos plus belles facultés. Il doit s'agir, comme pour tout, d'un juste milieu à trouver. Un équilibre pour ne pas sombrer dans le pathologique mais rester quand-même moins froid qu'un Monsieur Pofer décryptant chaque mécanisme du cerveau humain dans son obstination à rendre logique l'illogisme de cet organe.
Monsieur Louvain n'écoute plus son collègue que d'une oreille, perdu dans ses réflexions et ses jugements sur la comparaison de leurs philosophies respectives ; des philosophies de la vie divergentes, conduisant naturellement à des approches de la psychologie différentes. Pendant que le professeur de psychologie cognitive énumère avec passion les différents projets de recherche que ses étudiants lui ont soumis cette année, Monsieur Louvain se convainc qu'il n'envie en rien son confrère. Celui-ci est maintenant perdu dans une dissertation sur l'éthique, mentionnant le nombre de projets d'expérience fascinants qu'il a dû rejeter car leur contenu même ne permettait pas que les sujets qui y participeraient puissent donner un véritable consentement.
Le professeur de psychopathologie rit sous cape. Il rit de cet énergumène à l'immense curiosité qui prend un plaisir incompréhensible à démystifier l'esprit humain dans un but complètement vain. Il se dit que son travail à lui est beaucoup plus important, et que sa discipline à lui permet d'apporter une aide directe à des gens qui sont en souffrance. Non, il n'y a pas de coïncidences quand on étudie l'esprit humain : l'esprit ne croyant pas aux coïncidences, il fait justement en sorte que tout fasse sens. Chaque petit élément qu'un être repère et auquel il décide d'attribuer une signification devient un élément de son fonctionnement mental, et donc serait nécessaire à une analyse et à une compréhension complètes. Si son collègue s'obstine à voir dans ce phénomène puissant uniquement des esprits qui se leurrent, c'est lui qui se leurre.
Monsieur Louvain commence à être exaspéré de ce confrère prétentieux qui semble croire tout comprendre de tout le monde. Quand il exprime ses idées, c'est pour se faire rabrouer avec condescendance. « Ce n'est jamais qu'une histoire de positionnement et de terminologie mon ami, mais au final nous sommes d'accord. Il y a des coïncidences, et nous leur prêtons un sens. Ce sont des coïncidences néanmoins. Comme cette élève vous donnant ce mot et vous inspirant votre petit speech aujourd'hui. Il n'y avait aucune nécessité interne en vous à écrire ce laïus maintenant ; cette fille a été un élément déclencheur qui aurait aussi bien pu ne pas être.
Peut-être auriez vous quand même écrit ce texte un autre jour, me direz vous. C'est vrai ; mais il y a fort à parier que ça n'aurait pas été exactement le même discours, que vous élèves ne seraient pas dans le même état mental pour le recevoir un jour A qu'un jour B, qu'en fonction de toutes ces petites différentes ce discours aurait un effet différent, et cetera. Cela ne veut pas dire que ce discours n'a pas d'importance. Il en a pour vous, et il en aura probablement pour certains de vos élèves. Mais il est aussi le fruit d'éléments hasardeux. Cette étudiante ne vous a pas tendu ce mot pour permettre votre discours. Elle vous a tendu ce mot et il en résulte que vous allez pouvoir écrire ce discours. C'est cette nuance qui est primordiale. Les choses ont un lien causal, mais il ne s'agit pas pour autant d'une finalité. Voyez-vous ce que j'essaye de dire ? »
Le prend-il donc pour un imbécile ? Bien sûr qu'il voit ce qu'il essaye de dire. Mais il trouve tout ça inutilement pompeux, ergoteur et vain. Que Monsieur Pofer se contente de faire ses beaux discours devant les quelques étudiants qui l'écouteront en buvant ses paroles, et la majorité qui l'entendront en bruit de fond pendant qu'ils feront leur shopping sur internet dans l'amphithéâtre, mais lui a mieux à faire que de continuer à l'écouter parler d'une telle hauteur. « Je vois tout à fait. Comme vous dites, il ne s'agit probablement que de points de vue différents sur une même vérité. Je serai ravi de débattre de vous un autre jour des implications psychologiques et existentielles du principe de causalité, mais je dois me concentrer sur la préparation de mon prochain cours. Bon après-midi à vous. »
Qu'on lui lâche un peu la grappe, décidément ! Il n'a vraiment pas le temps pour ces discussions métaphysiques. Il préfère de loin avoir les mains dans le cambouis des cas concrets, chercher des solutions directes à des problèmes bel et bien présents. Que l'esprit humain sain garde donc ses mystères et ses absurdités, il n'en à que faire. Comprendre ce qui ne va pas quand ça ne va pas et expliquer pourquoi afin de pouvoir arranger les choses, voilà ce qui lui semble autrement plus essentiel.
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