Justine a insisté pour voir Bastien ce soir, lui faisant promettre de la rejoindre après la chose importante qu'il a à faire en début de soirée. Une personne qu'il doit à tout prix rencontrer, qui est-ce que ça peut bien être ? Justine est curieuse, impatiente de découvrir le récit coloré qu'il ne manquera pas de lui faire. Bastien est dans sa vie depuis seulement quelques semaines, et elle ne peut déjà plus se passer de lui. Pourtant, elle sait bien qu'elle devra se passer de lui un jour ou l'autre ; Bastien n'est pas du genre à s'engager.

En fait, il n'est pas du genre à prendre quoi que ce soit au sérieux. Justine ne sait pas tout à fait ce qu'elle fait avec lui ; elle sait juste qu'elle veut à tout prix accumuler les beaux moments, le voir dès qu'elle le peut, prendre tout ce qu'il y aura à prendre, vivre tout ce qu'il lui permettra de vivre, partager tout ce qu'il lui permettra de partager. Elle se précipite, avide de savourer tout le bonheur qu'il peut lui apporter, car au fond d'elle elle sait que leur histoire a une fin, et que celle-ci ne saurait tarder.

Au début, elle ne l'avait pas compris. Elle aimait la légèreté de Bastien, son regard sous lequel tous les problèmes devenaient des détails dérisoires. Et puis elle a réalisé que cette légèreté est à double tranchant et qu'elle serait la cause de leur rupture. Bastien est prêt à tout pour préserver la légèreté de son regard ; prêt à renoncer à tout, y compris au couple qu'ils forment. Pourtant, Justine n'aurait rien voulu plus qu'un partenaire avec qui avancer dans la vie en regardant les obstacles et le chaos autour d'eux avec légèreté. Elle a juste fini par capter que Bastien ne serait jamais ce partenaire ; qu'il ne serait jamais capable de la voir comme une alliée dans la légèreté plutôt que comme un obstacle à sa légèreté.

Bastien rejoint Justine, et lui raconte sa soirée. Elle se souvient très bien du mot qu'il a trouvé sur le panneau d'affichage du supermarché ; celui sans lequel il n'aurait probablement jamais trouvé la volonté de se déplacer jusqu'à sa boutique. Elle est bien contente que ce mot ait existé. Bastien affirme que lui aussi, et remercie Justine : c'est elle qui lui a permis de réaliser qu'il a dans la vie cet atout qu'est son regard.

C'est vrai que c'est elle qui lui a dit ça. Cette tonalité sur laquelle il lit la vie : les petites choses deviennent symboliques, les écueils deviennent comiques. Le pouvoir de composer sa vie est entièrement entre ses mains. Il choisit de maintenir une note calme, paisible, sur laquelle les petites variations deviennent des éclats brillants. C'est Justine qui lui a permis de réaliser ça. Lui qui pensait qu'il avait juste une vie ennuyeuse et se distrayait comme il pouvait en s'intéressant à des broutilles. Les mots de Justine avaient fait de lui un artiste, et, aujourd'hui, il avait utilisé ces mêmes mots pour aider une femme vieillissante à se sentir mieux dans sa peau. Il lui avait fait comprendre qu'une vie sans nouveaux défis n'est pas synonyme d'échec mais peut aussi représenter une victoire. 

Pendant une minute, Justine s'imagine que Bastien est capable de l'aimer. Si ses mots à elle ont eu une telle importance pour lui, si elle lui a permis de voir enfin ce qu'il y a de beau en lui, peut-être est-il en train de comprendre quels formidables alliés ils peuvent être. Ils se comprennent si bien l'un et l'autre. Et ils rient tant ensemble. Justine n'en peut plus de vivre dans cet espoir, dans ce doute. Elle pose la question. A-t-elle une chance de compter pour lui ?

La réponse de Bastien est décevante, mais Justine n'en est pas à sa première déception. Il est comme les autres ; il ne comprend pas. Il la prend pour une imbécile, essayant d'un ton qu'elle juge condescendant de lui expliquer la différence entre l'amour et l'amitié. Il ne veut pas voir que l'amour dont l'amitié est au cœur regorge d'une plus grande beauté et d'une puissance plus importante. Elle ne peut même pas lui en vouloir. Les gens ont juste une sensibilité différente, un sens de l'esthétique de la vie différent. Elle le savait depuis le début : le type d'amour qu'elle veut, celui qu'elle peut offrir, ne correspond pas à la sensibilité de Bastien. Pour lui, et pour ceux qui sont comme lui, elle finira toujours par n'être qu'une amie.

Oui, Justine restera son amie, mais elle a quand même certaines conditions à poser. Déjà, elle n'a plus du tout envie de partir en week-end avec lui. Elle préfère partir avec une amie, ce qui l'aidera à se remettre de leur rupture, et permettra d'inclure la cueillette de champignons sans que ça ne dérange personne. Et puis, comme ça, lui aura l'occasion de rencontrer ces gents pour discuter de leur message anonyme. Et surtout, qu'il ne s'avise pas à l'avenir de lui raconter ses peines, au risque qu'elle ne se moque en lui disant que la souffrance qu'il trouve est tout simplement celle qu'il aura recherchée en souhaitant une « passion ». Et aussi, qu'il comprenne bien que, même s'ils seront amis, ils s'éloigneront l'un de l'autre même s'ils garderont un lien. Car Justine sait que le prochain qu'elle aimera deviendra son meilleur ami, et que personne d'autre ne peut occuper cette place. Elle voit une infinie beauté dans le fait de s'engager avec quelqu'un à avancer dans la vie en partageant ses perceptions au point de modifier chacun la coloration perceptive de l'autre. Et elle sait bien que ce n'est pas ce que Bastien veut, mais que ça n'exclut pas de tomber sur quelqu'un qui le voudra. 

La vie est curieuse. La source de sa poésie est aussi la source de sa cruauté. Chaque rencontre est un petit miracle. Ses mots à elle ont eu un impact sur Bastien, et sans eux cette Charline n'aurait pas été affectée de la même manière par sa rencontre avec Bastien. Tout tient à un fil si mince. La beauté provient de hasards si ténus qu'on ne peut s'empêcher de croire en une force supérieure supervisant tout ça. Justine ne sait pas s'il y a une volonté supérieure ou juste des coïncidences, mais elle sait qu'il est en son pouvoir de décider de voir la poésie des petits miracles et pas uniquement la cruauté du hasard.

Après avoir entendu Bastien lui parler de Charline, Justine est plus que jamais convaincue d'être à la bonne place dans sa vie. Certes, elle n'a pas rencontré de partenaire avec qui avancer en riant et en mélangeant ses perceptions. Mais elle aime son travail, mélange ses perceptions à celle de tous ses amis et modifie chaque jour la coloration selon laquelle elle regarde l'existence. Surtout, elle n'est pas coincée avec un partenaire qui n'en est pas vraiment un. La frustration de cette femme qui n'arrive pas à partager avec son mari ses préoccupations a touché Justine. C'est ce qui la rassure en lui confirmant qu'attendre vaut le coup ; attendre de trouver le partenaire qui sera vraiment sur la même longueur d'ondes qu'elle.

Justine ne pleure pas. Elle ne s'énerve pas. Elle explique à Bastien ce qu'elle aurait voulu. Elle explique qu'elle savait d'avance comment ça allait se terminer. Elle lui dit qu'elle comprend. Elle lui dit qu'ils resteront amis. Elle continuera de lui apprendre la guitare. Ils continueront de rire ensemble. Mais il lui reste encore quelque chose à dire. Quelque chose que Justine pense profondément que Bastien a besoin d'entendre.

Peu importe les mots sur les panneaux d'affichage ou les prophéties de voyantes, la vie des gens change uniquement quand ils veulent qu'elle change. Bastien a vu tous ces petits signes et sa vie a commencé à changer parce qu'il a donné son accord pour qu'elle change. Mais s'il ne souhaite pas vraiment que les choses changent, elles ne changeront pas. S'il veut au fond de lui faire machine arrière, il finira forcément par le faire. Justine espère qu'il fait machine arrière uniquement pour leur histoire à tous les deux, et pas pour sa résolution de s'investir davantage dans sa passion pour la musique. Il faut bien qu'il comprenne que rien ne changera jamais tant qu'il s'accrochera à sa résolution de ne s'engager et ne s'investir dans rien.

Les vrais changements arrivent parfois par hasard, mais rarement. La plupart du temps, ils nécessitent de la persévérance, donc de la volonté. Il y a de la beauté, et même de la lucidité, dans le fait de refuser de prendre les choses au sérieux au point de s'en gâcher la vie. Mais il y a juste un immense gâchis dans le fait de tout tenir éloigné au point de ne plus s'intéresser à rien. Si Justine cherche à trouver un juste milieu et son propre équilibre, Bastien en est lui encore loin. Voilà ce qu'elle pense. Elle pense qu'il a encore beaucoup à changer dans sa manière de penser avant que sa vie dans sa composante factuelle puisse vraiment changer, volonté du destin ou non.