Chapitre 19
Hortense, sur le chemin du travail ce vendredi matin, est surprise de voir Edouard à travers la vitre d'un café. Lui, qui d'habitude arrive toujours le premier et est à son poste avant tous ses collègues, a semble-t-il pour une fois décidé de s'accorder un moment de détente avant de commencer sa journée. Quelle peut être la cause de ce changement dans ses habitudes ? Est-ce en rapport avec elle ? A-t-il besoin de se poser pour réfléchir et prendre du recul ? Leur conversation de la veille l'a-t-il chamboulé autant qu'elle l'a affectée elle ? Reste-t-il une petite chance que cette conversation ne soit pas le point final qu'elle semblait être ?
L'idée d'un point final fait mal à Hortense. Certes, c'est elle qui en est à l'origine ; elle qui a posé ses conditions, inacceptables pour Edouard. Mais on peut aussi lire la situation en sens inverse et considérer que c'est Edouard qui a posé des conditions inacceptables pour elle. Dire la vérité à tous leurs collègues, ou en tout cas ne pas la cacher, ce qui revient exactement au même, lui semble à lui être tout simplement normal, pas une condition mais plutôt la configuration par défaut. Il ne se rend pas compte de l'impact que cette configuration aurait sur Hortense. Il ne se projette pas ; ou pas assez en tout cas.
Il ne voit pas, dans sa tête, les collègues jaser dans leur dos, la considérer comme « la copine d'Edouard » et plus comme Hortense. Il ne les voit pas s'interroger sur chacune de leurs promotions ou nouvelles responsabilités en se demandant si leur relation n'y aurait pas joué un rôle. Il ne voit pas non plus que cette relation peut aussi ralentir leurs carrières ; que le fait qu'ils sortent avec un collègue risquerait de devenir plus visible que leurs compétences. Et, surtout, il n'entend pas dans son esprit les commérages, les débats sur leur compatibilité, les paris sur le temps que durera leur idylle. Il ne pense pas au fait que tous se mêleraient de cette relation qui ne les concernerait en rien, que chacun aurait son mot à dire et ses conseils à formuler. Leurs collègues les verraient interagir au travail tous les deux et en tireraient des inférences sur la façon dont se passe leur vie personnelle ; peut-être parviendraient-ils même à convaincre l'un d'eux qu'ils ne sont pas faits pour être ensemble. Et s'ils se séparaient au final, les conversations de couloirs ne feraient qu'aller de plus belle.
Soit Edouard ne voit rien de tout ça, soit, ce qu'Hortense juge plus probable le connaissant, il considère que toutes ces choses qu'elle craint tant restent envers et contre tout un droit de leurs collègues. Hortense peut à la rigueur concevoir le droit de ne pas être mené en bateau, ou le droit de ne pas être considéré comme un imbécile parce qu'on nous cache quelque chose qui au final se passe devant notre nez. Mais si ces droits là doivent venir avec en bonus le droit d'en parler les uns avec les autres, de s'imaginer des choses, de faire des inférences, de fourrer leur nez au beau milieu de leur vie personnelle, alors, oui, Hortense s'accorde l'autorisation de les leur refuser. Qu'Edouard se sente coupable à l'idée d'en faire autant lui semble absurde. Que tous deux doivent, pour des motifs aussi futiles, renoncer à une relation qui aurait pu être belle, lui fait du mal.
Mais ce qui lui fait encore plus mal, c'est de voir Edouard assis à une table, le café devant lui, en face d'une autre femme. Une femme belle et souriante, avec qui il semble prendre un grand plaisir à discuter. Hortense est sous le choc ; elle ne comprend pas. S'il avait des sentiments pour une autre, n'aurait-ce pas été plus simple de le lui dire directement ? Pourquoi se réfugier derrière des histoires de principes et de refus de mentir ? Pourquoi ? Juste pourquoi ? Oui, imaginer Edouard avec une autre femme déchire le cœur d'Hortense. Mais, au moins, elle ne se sent pas coupable, pas responsable, pas en faute. S'il en a juste choisi une autre, elle n'est pas fautive ; elle n'a pas à se lamenter en pensant à ce qui aurait pu être si elle avait pris une autre décision. De quelle cruauté a-t-il fait preuve en remettant la faute sur elle et sur sa condition de garder leur relation cachée ? Pourquoi ne lui a-t-il pas tout simplement dit la vérité ?
Non, ça ne peut pas être ça ; Edouard ne peut pas lui avoir menti ainsi, lui toujours si honnête. S'il y avait eu une autre femme, il le lui aurait dit. Il ne peut pas lui avoir menti, et encore moins l'avoir fait sans bonne raison. Et Hortense ne voit vraiment pas ce qui aurait pu être une bonne raison. Elle ne comprend pas et sait que, si elle reste dans cette incertitude, elle sera incapable de penser à quoi que ce soit d'autre. Elle a besoin de comprendre. Alors, elle une chose peu glorieuse, mais au final peut-être la seule chose raisonnable à faire. Elle entre dans le café, commande une boisson, et s'installe pour la boire à la table juste derrière eux.
Edouard est plongé dans sa conversation, et Hortense n'arrive pas à savoir s'il l'ignore volontairement ou s'il ne l'a véritablement pas remarquée. Il continue de discuter comme si elle n'était pas là ; pire que tout, il parle d'elle. Il parle d'elle comme s'il en avait le droit, comme si, du seul fait qu'il ait failli se passer quelque chose entre eux, la vie d'Hortense lui appartient à présent suffisamment pour qu'il s'arroge le droit d'en parler avec une inconnue. Le seul point positif c'est que, à la façon dont Edouard raconte ses déboires amoureux à cette femme, il semble évident qu'il ne s'agit que d'une amie, ou, en tout cas, que tous les deux ne sont pour l'instant qu'amis. Mais, à la teneur de leurs paroles, la possibilité qu'ils puissent devenir plus que des amis ne semble malheureusement pas exclue.
Cette femme a un culot monstre. Elle donne son avis, comme si elle avait la moindre idée de la réalité de l'histoire d'Edouard et Hortense. Elle utilise sa propre vie en exemple, comme si elle était en capacité de juger si leurs situations respectives sont comparables. Pire, ses mots rendent insignifiant et font paraître toxique l'embryon de relation qui, aux yeux d'Hortense, reste malgré tout une chose chargée de sens. Cette suffisance ! Comme si elle connaissait tout à la vie : « Ça ne sert à rien de se prendre la tête ainsi, Edouard. C'est ton choix, au final. Avec le père d'Ilana, j'ai été là où tu es aujourd'hui. La première fois que j'ai gardé pour moi la nouvelle de la publication d'un nouvel article de peur de le froisser en exhibant mon succès professionnel, j'ai trahi pour lui un de mes principes. Et ce n'est pas juste un principe que j'ai trahi, c'est l'image que j'avais de moi. Je suis devenue, pour lui, moins que ce que j'avais envie d'être. J'avais, j'ai toujours d'ailleurs, envie de pouvoir parler de ce qui me passionne, de m'autoriser à être fière de moi, indépendante, ambitieuse ; d'être moi, tout simplement. Et, pour lui, j'ai arrêté de l'être. Maintenant qu'il n'est plus dans ma vie et que je suis redevenue pleinement moi, je ne peux que considérer que c'était une erreur, et te conseiller de ne pas faire la même. »
Après avoir affiché aussi clairement son point de vue, la femme semble essayer de se rétracter ; comme si elle avait peur que ne devienne trop visible qu'elle préférerait qu'Edouard soit libre et disponible pour elle. Elle rajoute des nuances, qui au final n'annulent en rien son propos initial et le sens de sa suggestion : « Mais je sais aussi que ça a marché, pendant un temps, et que malgré tout, notre histoire a généré du bonheur et valu la peine d'être vécue. Je sais que cette concession là était trop pour nous deux, mais que certaines concessions entrent dans l'équilibre d'un couple sans conduire à un échec. Je sais aussi que ce n'était pas totalement une erreur, parce que, grâce à tout ça, Ilana est là. Elle est la meilleure chose dans ma vie, mais je suis aussi consciente que, si je n'avais pas fait d'effort pour Célestin, j'aurais probablement rencontré un autre homme, eu un autre enfant, et qu'alors cet enfant là serait la meilleure chose dans ma vie. Je ne regretterais pas Ilana, parce qu'elle n'existerait pas. Comme je ne regrette pas cet autre enfant que je n'ai pas eu, vu qu'il n'existe pas. Chaque choix nous mène sur une route, et si tu crois un tant sois peu en ce message que nous avons reçu, tu peux le prendre comme une promesse que le choix que tu vas faire sera celui qui t'emmènera sur la route contenant le plus d'épanouissement pour toi. »
Tout ce qu'Hortense entend l'insupporte au plus au point. Elle n'accepte pas le fait que cette inconnue, qui n'appartient même pas à l'entreprise et qu'elle n'a jamais croisée, se forge ainsi un avis sur leur relation. C'est vrai qu'elle ne peut pas interdire à Edouard de se confier à qui que ce soit, mais l'idée que sa vie soit jugée par d'autres lui est tout simplement intolérable. Comme si ça ne suffisait pas, elle doit en plus se farcir la suite de leur conversation, entendre Edouard s'épancher et confier à cette femme des choses infiniment personnelles. Des choses qu'Hortense connaît déjà, mais qui, au moment où Edouard les lui avait confiées à elle, lui avaient semblé être intimes, un gage de confiance : l'échec de sa relation avec la mère de ses enfants, cette femme qui les a abandonnés pour garder son indépendance et leur a préféré le fait de vivre seule et voyager en se contant de suivre leur vie de loin. Toutes les confidences d'Edouard ne signifient plus rien si, à présent, il en parle à cette inconnue exactement comme il lui en avait parlé à elle.
Et cette femme répond à Edouard comme si elle pouvait avoir une idée de ce qu'il a vécu. Parce qu'elle aussi a des enfants, parce qu'elle aussi a connu une séparation, elle semble autorisée à avoir un avis sur tout. Hortense, sans enfants, célibataire ayant enchainé les relations foireuses qui n'ont jamais duré assez pour vraiment compter, ne peut pas soutenir la comparaison. Elle se souvient avoir compati au sort d'Edouard, craché avec lui du sucre sur le dos de cette mère irresponsable qui a fait passer ses propres désirs avant les engagements envers sa famille, cette Jeanne qui aurait dû savoir ce qu'elle voulait avant de prendre la décision d'avoir des enfants.
L'autre femme, elle, adopte la position inverse : elle essaye de comprendre la situation de l'ex-compagne d'Edouard. Comme si elle était dénuée de sentiments, elle se place d'un point de vue tellement large et détaché que tout semble insignifiant. Il n'y a plus de responsabilité, plus de drames émotionnels ; juste un vaste univers chaotique où les vies de chacun entrent en collision de façon inopinée. Des êtres jamais totalement formés, jamais totalement finis, qui choisissent d'essayer de s'aimer alors qu'ils ne sont pas prêts, ne savent encore ni ce qu'ils attendent de l'amour, ni ce qu'ils attendent de la vie en général, ni qui ils ont envie de devenir, et leurs rencontres fortuites générant aussi bien des joies que des souffrances : voilà la vision de l'amour qu'elle propose.
Des gens qui continuent de se construire individuellement en même temps qu'ils essayent de s'aimer et d'avancer ensemble. Un gros loto, en somme. Après tout, cette femme n'a peut-être pas tort. Au loto, on a toujours infiniment plus de chances de perdre que de gagner. Et la vie sentimentale d'Hortense semble effectivement bien similaire à cette configuration de probabilités. L'idée que ce soit la faute de tout le monde à la fois, ou que ce ne soit vraiment la faute de personne, semble trop vide de sens pour contrebalancer la souffrance de la solitude, la peine de l'échec, la nostalgie du gâchis. Peut-être que blâmer quelqu'un est juste plus facile et plus efficace pour soulager la douleur. Mais, concernant son histoire avec Edouard, Hortense ne sait pas qui serait à blâmer : elle-même, Edouard, ou cette inconnue dont le café ne semble jamais se terminer ?
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