Chapitre 15
C'est le moment : Mathilde et Ernest vont se rencontrer. Ariane est excitée comme une puce. Elle est fière de présenter son petit-ami. Depuis qu'ils sont ensemble, elle a cette sensation que son identité a changé. Elle est toujours celle qu'elle était avant, sur quasiment tout les points, mais leur relation est devenu une part de son identité également. Elle a l'impression que personne ne peut la connaître réellement sans avoir rencontré Ernest. Personne ne peut la comprendre sans voir et savoir ce qui les unit elle et lui : leur complicité, leur façon de se taquiner, leur tendresse, leur capacité unique à s'aimer en restant différents l'un de l'autre et sans rien perdre, ni l'un ni l'autre, de leur caractère et de leur capacité à exprimer leurs opinions propres. Et Mathilde Movin est une femme qu'Ariane admire particulièrement, alors son opinion compte pour elle.
Peut-être même qu'elle pourra l'aider à faire entendre raison à Ernest. Elle, au moins, en tant que scientifique ne risque pas de penser que le mot est un signe du destin. D'ailleurs, Mathilde l'annonce dès son arrivée : elle est là pour trouver des indices afin de déterminer l'auteur du mot. Ariane est ravie : Mathilde pourra aider Ernest à se diriger sur la route d'une investigation rationnelle. Après s'être présentés, l'un et l'autre commencent par passer en revue la liste de leurs connaissances, afin d'identifier qui pourrait en être le dénominateur commun. Aucun de leurs amis, de leurs collègues ou des membres de leurs familles ne semble être une connaissance partagée. A part Ariane, les seules personnes auxquelles ils parlent tous deux sont des commerçants du quartier. Ils ont aussi fréquenté le même collège, mais à des années d'intervalle. Mathilde a également un compte dans la banque où Ernest fait son alternance ; mais elle imagine mal son banquier lui adresser des lettres anonymes. L'hypothèse la plus probable semble encore celle du coiffeur qui s'intéresse d'un peu trop prêt à la vie de ses clients, mais tous deux reconnaissent que cette théorie est tirée par les cheveux.
Ariane rit du jeu de mot de son petit-ami, qu'elle trouve un peu facile mais qui la charme néanmoins parce qu'elle le reconnaît bien là. Elle aime sa capacité à plaisanter, et le contraste que celle-ci forme avec le reste de son caractère taciturne et angoissé. Mais le rire d'Ariane ne dure pas longtemps. Très vite, c'est la déception qui prend le dessus. La discussion vient de prendre un autre tour. Ernest est fidèle à lui-même, mais c'est Mathilde qui surprend Ariane. Tous deux ont abandonné provisoirement la recherche de l'auteur, et se sont mis à énumérer les signes qu'ils ont reçus depuis la réception du mot. Les évènements de leurs vies qu'ils ont interprétés comme des signes plutôt, les corrige Ariane. Elle n'aurait jamais pensé qu'une scientifique puisse croire à ce genre de choses. Mais, au final, même Mathilde est tentée de penser que les évènements récents ne sont pas dépourvus de signification et d'intention.
L'un et l'autre ont, suite à la réception du mot, entrepris des modifications dans leurs trajectoires professionnelles et ne croient pas qu'il puisse s'agir d'une coïncidence. Comment deux êtres si intelligents peuvent-ils se montrer aussi stupides ? Non, ce n'est pas tout à fait une coïncidence, pense Ariane, mais ce n'est pas pour autant un signe. Il n'y a pas de force magique appelée Destin et chargée de pousser les gens à devenir ce qu'ils doivent devenir. Les gens ne doivent rien devenir du tout ; ils choisissent ce qu'ils vont devenir, ou tout simplement ils le deviennent au fil des évènements de leur existence et de ce qu'ils choisissent d'en tirer. Ernest et Mathilde ont reçu un mot leur promettant plus d'épanouissement, alors ils ont l'un et l'autre cherché ce qui pourrait leur permettre de s'épanouir davantage. Comme ils ont cherché, ils ont trouvé des éléments. Et, dans leur grand aveuglement, ils les ont interprétés comme des signes. Comment ne peuvent-ils pas comprendre un phénomène aussi simple ?
Mais les tentatives d'Ariane pour leur faire entendre raison ne prennent pas, et Mathilde et Ernest semblent pressés de la faire taire pour poursuivre leur discussion comme ils l'entendent tous les deux. Ariane ne veut pas abandonner la partie ; elle a tant de choses à ajouter. Si c'est leur carrière qui a fait l'objet de signes, c'est tout simplement parce que le travail est l'une des premières choses auxquelles on pense quand on entend parler d'épanouissement. Travail et relations personnelles, voilà ce qui fait l'essentiel de la vie et de l'identité de la plupart des gens. Ils auraient pu voir des signes sur tout et n'importe quoi, mais ils ont vu des signes sur leur carrière car c'est tout simplement la première chose qui leur est venue à l'esprit.
Mathilde essaye de se défendre, n'appréciant pas l'accusation de superficialité cachée derrière la remarque d'Ariane. Sa carrière était déjà épanouissante ; ce changement d'emploi est symbolique plus qu'autre chose. Ce qui sape parfois son moral, c'est de savoir qu'elle a, par le passé, fait des erreurs en prenant ses décisions en fonction d'un homme. Si elle finit par signer un contrat pour ce nouveau travail, ce sera une revanche sur le passé plus qu'une simple évolution professionnelle. Changer de travail, dans ce contexte, c'est s'autoriser à faire des choses que par le passé elle s'était interdites car elles auraient contrarié son ex-mari. C'est au final un changement de mode de pensée plus qu'un changement professionnel. Est-ce que cela satisfait mieux Ariane formulé de cette manière ?
Oui, cela semble moins simpliste expliqué ainsi ; mais ce n'est pas là le fond du sujet. Ces explications ne changent rien au fait que les évènements résultent d'un processus qui s'est passé en Mathilde et nullement généré par des forces extérieures. Quant à Ernest, malheureusement, Ariane réalise que ce mot a pour l'instant renforcé son mode de pensée antérieur plutôt que le contraire. Il est plus que jamais ce déterministe résolu à trouver des signes partout. La seule différence, c'est que les signes qu'il voit son peut-être maintenant moins négatifs qu'avant ; c'est déjà ça de pris.
C'est du moins ce que pensait Ariane jusqu'à ce que les propos de son petit-ami lui fassent comprendre que ce mot lui a peut-être fait plus de bien qu'elle ne le croit. Mathilde aussi a l'air de lui faire du bien. Ernest parle d'une manière qui ne correspond pas à sa façon de penser habituelle ; le récit de Mathilde semble l'avoir encouragé à présenter le sien sous un jour différent. A l'entendre, c'est une transformation spirituelle qu'il a entreprise, lui aussi : il est plus positif, moins passif, a enfin espoir dans l'avenir, croit que l'année qui arrive sera signe de changement et non de stagnation. Ariane sourit.
Elle aime le voir ainsi ; confiant dans le futur mais surtout en lui-même. Et puis, c'est vrai, ce qu'il raconte. Tout compte fait, son mode de pensée à changé, et pour le mieux. Au final, il prend des décisions. Avant, il aurait attendu que les signes déclenchent les événement. Maintenant, il considère les signes comme des feux verts pour agir lui-même. Il ne lui reste plus qu'à effectuer le pas suivant ; ne plus avoir besoin de signes et décider par lui-même de quand le feu pour entreprendre une action est vert. Mais le guider vers ce pas supplémentaire risque de ne pas être une mince affaire.
Pendant tout ce temps, Ilana fait un coloriage en écoutant les grands d'une oreille distraite. Une fois le coloriage fini, elle vient vers Ariane pour le lui montrer et lui raconte l'histoire qu'elle a représentée ; celle de ce coquillage violet à pois blanc qui est roi d'un royaume sous-marin et cherche à empêcher une armée d'hippocampes d'envahir son château. Quand Ariane tend de nouveau l'oreille vers la conversation de Mathilde et Ernest, celle-ci a pris un tour qui lui plaît nettement moins. C'est d'elle qu'ils parlent, comme si elle n'était pas présente ou ne pouvait pas les entendre.
Elle arrive sans difficulté à deviner comment les choses en sont arrivées là. Ernest a dû exprimer sa crainte que le mot ne crée des tensions entre eux ; il est incapable de voir que ces tensions étaient là bien avant l'arrivée du mot. Ce n'est pas comme si c'était le mot qui l'avait poussé à croire au destin et aux signes ; il y croyait déjà avant, le mot leur permet justement d'en parler. Heureusement, Mathilde semble du côté d'Ariane. Elle trouve important de pouvoir s'aimer en restant deux personnes différentes, en ayant des opinions et des croyances différentes, et pense qu'il s'agit d'une source de richesse et d'équilibre dans un couple.
Ariane est d'accord avec elle, bien sûr, mais dans certaines limites. Avoir des opinions différentes, très bien. Émettre des jugements différents, avoir des préférences différentes, pondérer différemment l'importance des choses ; voilà des sources de richesse et d'équilibre. Mais des croyances différentes ? Tout dépend de ce que l'on entend par croyances. Certaines croyances sont juste fausses. Et l'erreur et l'ignorance ne sont pas vraiment sources de richesses. Si Ernest pensait que la terre est plate et que le soleil tourne autour d'elle, devrait-elle se réjouir de cette différence ? Les croyances divergentes sont source de richesse justement dans la mesure où elles permettent de confronter ses croyances erronées à d'autres pour se rendre compte qu'on était dans l'erreur. Ariane veut bien admettre qu'il y a probablement des sujets où c'est elle qui est dans l'erreur, mais, sur celui du destin et des signes, il en est autrement ; Ernest finira bien par le réaliser.
Quand Mathilde repart de chez d'Ernest, ils n'ont pas avancé d'un iota dans leur recherche de l'auteur du mot. Ils envisagent quand-même d'aller se faire couper les cheveux l'un et l'autre, histoire de tenter de sonder le coiffeur. Mais surtout, ils comptent sur les mots déposés par Ernest et Ariane pour trouver d'autres destinataires qui leur permettront peut-être de récolter de nouveaux indices et d'y voir un peu plus clair.
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